L’ambassadeur Slaheddine Abdellah: L’art de convaincre et le don de gagner des amis (Album photos)
«De son temps, il n’y avait que des grands !», témoigne non sans émotion un ami et collègue à lui de longue date, évoquant le souvenir que laisse l’ambassadeur Slaheddine Abdellah, décédé le 17 décembre 2024 à l’âge de 92 ans. Bourguiba, au premier rang, le Dr Sadok Mokaddem et Mongi Slim, qui lui avaient mis le pied à l’étrier. Et des chefs d’Etat historiques auprès desquels il avait été accrédité en tant qu’ambassadeur : l’empereur Hailé Sélassié (Ethiopie), Jomo Kenyatta (Kenya), Julius Nyerere (Tanzanie), Milton Obote (Ouganda), Soleimane Frangié (Liban), Hafedh El Assad (Syrie), Ahmed Hassan al-Bakr (Irak), le Roi Hussein de Jordanie, Anouar Sadate (Egypte), Mohamed Jaafar Nimeiry (Soudan), le Roi Hassan II (Maroc), Mikhaïl Gorbatchev (Urss) et Hosni Moubarak (Egypte)… Sans omettre le leader palestinien Yasser Arafat, les secrétaires généraux de la Ligue des Etats arabes Mahmoud Riad et Chedli Klibi et celui de l’ONU Boutros Boutros-Ghali…
En plus de 40 ans au service de la diplomatie tunisienne, l’ambassadeur Slaheddine Abdellah avait une analyse fine des situations et était doté d’un talent reconnu de négociateur. Agréable, cultivé et patient, il parvenait à surmonter les difficultés les plus inextricables et savait trouver les bonnes solutions. Des moments forts et difficiles, il en a connu, sans jamais se laisser envahir ni par la fatigue ni par l’abattement. Seule la Tunisie comptait pour lui. Il trouvera soutien et réconfort auprès d’une épouse aimante, doublée d’une maman affectueuse, Neila Ben Miled, qui a été à ses côtés pour représenter ensemble dignement la Tunisie dans des postes de grande sensibilité. Leur fusion restera totale, au bonheur de leurs enfants et petits-enfants.
Portrait d’un diplomate de grand talent.
Son père, Si Mahmoud Abdellah, directeur de la célèbre école primaire El Asswar à Kairouan, que tous appelaient Sidi, avait veillé à lui donner dès son enfance une éducation solide, enracinée dans l’identité tunisienne, éveillant sa conscience sur le mouvement national et la cause arabe et palestinienne.
Sa mère, issue de la pieuse lignée de Sidi Abid El Ghariani et apparentée aux Mrabet, cultivait en lui, de son côté, de nobles valeurs. Né le 25 mai 1932 dans la capitale des Aghlabides, dans cette famille de bonne souche, Slaheddine Abdellah puisait dans ses racines un patriotisme adossé au savoir.Quand il arrivera au collège Sadiki à Tunis, le moule était bien pris. L’enseignement secondaire viendra enrichir ses connaissances et élargir ses horizons. Parti à Lyon, juste avant l’indépendance, pour poursuivre ses études supérieures, il mettra les bouchées doubles : licence en histoire, diplôme en sciences politiques, et même un certificat en archéologie, cumulant les sessions de juin et de septembre pour réussir brillamment. Ses années d’études en France seront aussi ses années de militantisme patriotique et même d’apprentissage consulaire. Très actif au sein de l’Uget et de la cellule destourienne des étudiants de Lyon, il s’engagera dans le mouvement national et dans l’entraide estudiantine, portant assistance à ses camarades pour s’installer dans la région Rhône-Alpes et poursuivre leurs études.Bourguiba passait souvent à Lyon où il aimait rencontrer les étudiants, les entretenir de l’avancement des négociations pour l’indépendance et débattre avec eux. Mais aussi repérer les jeunes pousses qu’il adjoindrait, une fois l’indépendance acquise, à son équipe destinée à prendre les manettes. Slaheddine Abdellah ne pouvait échapper à son attention. Le Zaïm a bien apprécié son action et retenu son nom.
Une vocation de diplomate-né
De retour en Tunisie en 1957, le choix était fait. De part et d’autre ! Slaheddine Abdellah est affecté immédiatement au ministère des Affaires étrangères, dirigé par le Dr Sadok Mokaddem. Il fera son apprentissage auprès de cette illustre figure nationale, qui l’intègrera dans l’équipe pionnière de la diplomatie tunisienne et lui permettra d’en accompagner le déploiement.
Son successeur, en 1962, Mongi Slim, lui aussi un grand leader du Destour, en fera un très proche collaborateur, l’associera à ses entretiens importants et l’invitera à l’accompagner dans la plupart de ses déplacements à l’étranger. S’imprégner de la diplomatie de Bourguiba, aux côtés du Dr Sadok Mokaddem et de Mongi Slim, marquera toute sa carrière. Il ira en poste à l’étranger au Caire, à Tripoli et à Rabat (l’ambassadeur était le bâtonnier et ancien ministre Me Fethi Zouhir). Il sera nommé directeur du département Afrique-Asie, puis partira au Caire, avant d’être affecté en 1965 à Washington DC où officiait une autre grosse pointure de la diplomatie, Rachid Driss. Le président Lyndon B. Johnson occupait alors la Maison-Blanche.
Dès 1968, Slaheddine Abdellah obtiendra son premier poste d’ambassadeur : il sera nommé à Addis-Abeba auprès de l’Ethiopie et représentant permanent de la Tunisie auprès de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ainsi que de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA). Il sera également accrédité au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda.
En Egypte, au temps d’Anouar Sadate
Deux ans après, il ira en tant qu’ambassadeur à Beyrouth (1970 -1973) et sera accrédité également en Syrie (sous Hafedh El Assad), en Irak (sous Ahmed Hassan al-Bakr) et au Royaume Hachémite (sous le Roi Hussein). En fait, il devait œuvrer, outre sa mission au Liban (présidé par Soleimane Frangié), au rétablissement des relations diplomatiques de la Tunisie avec Damas, Bagdad et Amman, affectées suite au discours de Bourguiba à Jéricho.Une grande surprise l’attendra en Jordanie: des affrontements violents entre Palestiniens et forces jordaniennes se déclencheront en septembre 1970, faisant des centaines de morts. L’ancien Premier ministre tunisien Bahi Ladgham sera chargé de conduire une mission de médiation et de conciliation formée par la Ligue des Etats arabes et dépêchée dans la capitale jordanienne.
Depuis Beyrouth, l’ambassadeur ralliera Amman. Des familles tunisiennes établies dans le Royaume demandaient à être rapatriées. La résidence de l’ambassadeur de Tunisie sera le point de chute de nombreux dirigeants palestiniens, dont le chef de l’OLP, Yasser Arafat, qui cherchaient à être évacués. Comment les exfiltrer, en faisant échapper surtout Arafat à la vigilance de la sécurité jordanienne ? Le «tour» sera bien joué: Abou Ammar sera emmitouflé dans un habit de femme tunisienne et un bébé lui sera mis dans les bras, le temps de monter dans une voiture introduite dans le jardin de la résidence, qui prendra la direction de l’aéroport dans le cortège tunisien. L’embarquement sera réussi. La vie de Yasser Arafat sera sauvée.
Bref intermède en 1973-1974. Le Premier ministre Hédi Nouira, appréciant sa compétence et ses talents, l’appellera de Beyrouth pour lui confier le 4 septembre 1973, en mission ponctuelle, le tout nouveau secrétariat d’Etat à l’Information, jadis sous la tutelle des Affaires culturelles, par Chedli Klibi. Six mois après, il passera le témoin, le 7 mars 1974, à un autre illustre ambassadeur, Mahmoud Maamouri, rentré de Bonn, et ira au Caire. Et couvrira également le Soudan.
L’Egypte en 1974, c’était juste au lendemain de la guerre du 6 octobre 1973. En remettant ses lettres de créance au président Anouar Sadate, il savait qu’il allait vivre une période très animée. Représentant permanent de la Tunisie auprès de la Ligue des Etats arabes, il vivra des débats et des concertations souvent très délicats. Pendant quatre années, jusqu’en 1978, il sera au cœur d’une actualité très mouvementée.
Rabat, chevillée au corps, puis auprès de la Ligue arabe
Le Maroc suivra, de nouveau, dans son périple diplomatique, cette fois-ci en qualité d’ambassadeur. Nommé en 1978, il y demeurera pendant 7 ans jusqu’en 1985, auprès de l’illustre Roi Hassan II. Une période très intense à tous les niveaux.
De retour à Tunis, Slaheddine Abdellah sera nommé ambassadeur-représentant permanent de la Tunisie auprès de la Ligue des Etats arabes dont le siège a été délocalisé sous nos cieux, après la mise au ban de l’Egypte. Tout naturellement, il retrouve un milieu qu’il connaît parfaitement, même si le contexte a changé.
A Moscou, sous Gorbatchev…
Cinq ans après, une nouvelle affectation à l’étranger l’attend, dès 1990. L’ambassadeur Abdellah ira sur un autre continent, en Urss. La remise des lettres de créance au président Mikhaïl Gorbatchev, huitième et dernier dirigeant de l'Union soviétique, considéré comme le père de la perestroïka, sera historique. Depuis Moscou, Slaheddine Abdellah assistera à la fin de l’Urss, et surtout, après le putsch inabouti d’août 1991 de Guennadi Ianaïev, à l’émergence de la Fédération de Russie sous la conduite de Boris Eltsine.
New York, en toute consécration
De nouveau, l’ambassadeur Abdellah est nommé en 1992 au Caire, mais n’y restera que neuf mois. Dès 1993, il sera en effet muté à New York auprès de l’ONU. Cinq ans durant, jusqu’en 1997, il portera la voix de la Tunisie à l’Assemblée générale (dont il sera vice-président lors de l’une de ses sessions), au Conseil de sécurité, dans les travaux des commissions et des groupes et lors des différentes consultations. Le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali (1992-1996) ne manquera pas de souligner ses grandes qualités de fin diplomate et de grand négociateur.
De retour à Tunis en 1997, l’ambassadeur Abdellah sera chargé de fonder l'Institut diplomatique pour la formation et les études, converti à présent en Académie internationale.
Doté d’une vaste culture et d’une belle plume, fin, raffiné et perspicace, l’ambassadeur Slaheddine Abdellah a incarné les valeurs et le patriotisme qui marqueront les générations successives de diplomates tunisiens. Observateur avisé des mutations géostratégiques, rompu aux négociations et doué pour faire porter la voix de la Tunisie et exprimer ses positions même dans des contextes très difficiles, il avait l’art de convaincre et le don de gagner des amis. Dans le Livre d’or de la diplomatie tunisienne, son parcours, son style et son œuvre s’inscrivent à l’encre de l’honneur et de l’excellence.
Allah Yerhamou !.
Taoufik Habaieb
Lire aussi:
Rafaâ Ben Achour : A la mémoire de l’Ambassadeur Sleheddine Abdelleh
Un diplomate d’excellence, l’ambassadeur Slaheddine Abdellah nous quitte