Elyes Ghariani: L'aide au développement a l’épreuve des nouvelles réalités géopolitiques
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Dans un monde confronté à des crises multiples - géopolitiques, climatiques et économiques -, la réduction de l'aide au développement est-elle un choix stratégique ou une erreur historique ?
Les chiffres de l'OCDE pour 2023 révèlent un paradoxe troublant: alors que l'aide internationale atteint un niveau record de 223,3 milliards de dollars, les réductions budgétaires se multiplient, mettant en péril des décennies de progrès dans la lutte contre la pauvreté, la maladie et l'inégalité. Derrière cette façade de générosité, un déclin marqué de la solidarité mondiale se profile, menaçant non seulement les pays en développement, mais aussi la stabilité globale. Dans ce contexte, une question cruciale se pose: en se recentrant sur des intérêts nationaux à court terme, les pays donateurs ne risquent-ils pas d'amplifier les fragilités d'un monde déjà en proie à l'instabilité?
Les principaux bailleurs de l’Aide Publique au Développement (APD) revoient leurs engagements à la baisse. La France, qui s’était fixée pour objectif d’y consacrer 0,7 % de son revenu national brut, a réduit son effort de 11 % en 2023. D’ici 2025, cette contraction s’accentuera avec une diminution de 37 % des crédits alloués.
L’Allemagne suit une trajectoire similaire: le budget du Ministère fédéral de la Coopération Économique et du Développement (BMZ) sera amputé de 940 millions d’euros, tandis que l’aide humanitaire subira une réduction drastique de 53 %, soit une perte de 1,01 milliard d’euros. Depuis 2023, le budget du BMZ est déjà passé de 12,16 à 11,52 milliards d’euros.
Cette tendance concerne l’ensemble des nations contributrices. Les Pays-Bas envisagent une réduction de 8 milliards d’euros de leur budget d’aide d’ici 2027. Aux États-Unis, la fermeture de bureaux de l’USAID et le retrait de Washington de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affaiblissent les initiatives humanitaires, même si certains domaines restent prioritaires.
Même les plus petits contributeurs adoptent cette posture. La Finlande réduira son APD d’un quart entre 2024 et 2027, tandis que la Suisse amputera son budget de 282 millions de dollars. Autrefois modèles en matière de solidarité, les pays nordiques revoient également leurs ambitions: la Suède renonce à consacrer 1 % de son revenu national brut à l’APD, et la Norvège, malgré des revenus records issus du pétrole et du gaz, réduit son aide au développement de 460 millions de dollars.
Ce recentrage des priorités sur des enjeux nationaux et stratégiques n’est pas sans risques. Il compromet les progrès réalisés dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la lutte contre la pauvreté, tout en exacerbant les inégalités. Pire encore, la réduction de l’aide humanitaire risque d’entraîner des conséquences dévastatrices pour les populations les plus fragiles.
Dans un monde déjà fragilisé par des crises multiples - géopolitiques, climatiques et économiques -, ce recul de l’aide publique au développement (APD) pose une question cruciale : en se focalisant sur des intérêts à court terme, les pays donateurs ne risquent-ils pas de sacrifier des décennies de progrès et d’amplifier l’instabilité à l’échelle planétaire ?
Une solidarité internationale en péril
Le retrait progressif de l’aide publique au développement envoie un signal alarmant sur l’avenir des engagements internationaux en faveur du développement. L’objectif historique de consacrer 0,7 % du revenu national brut à cette aide semble désormais relégué à l’arrière-plan, effacé par des priorités nationales perçues comme plus urgentes. Dans un monde où les interdépendances se renforcent, la question ne se limite plus à préserver l’APD, mais sur la manière dont elle peut être repensée pour concilier impératifs nationaux et les responsabilités mondiales.
Les causes de la réduction de l’APD: un désengagement aux conséquences lourdes
Le déclin de l’aide publique au développement s’explique par une convergence de facteurs économiques et géopolitiques. Sous l’effet de la pression budgétaire, accentuée par l’inflation et l’endettement croissant, les gouvernements sont contraints de redéfinir leurs priorités. Parallèlement, les tensions géopolitiques, en particulier la guerre en Ukraine, ont entraîné un réacheminement des ressources vers l’aide humanitaire d’urgence et le soutien aux alliés stratégiques.
Cette logique de "friend-shoring", où l’aide est prioritairement dirigée vers des partenaires géopolitiques, pose une question fondamentale: assiste-t-on à l’effacement progressif de la solidarité internationale au profit d’une vision strictement guidée par les intérêts nationaux ?
Impact sur les pays en développement: des services essentiels menacés
La réduction de l’aide publique au développement (APD) ne se résume pas à un simple réajustement budgétaire: elle menace des équilibres déjà précaires et frappe de plein fouet des secteurs essentiels:
• Santé: Le recul des financements fragilise les programmes de vaccination, la lutte contre les maladies infectieuses et les soins maternels, mettant en danger des millions de vies.
• Éducation: La diminution des ressources réduit l’accès à l’éducation, aggrave la pénurie d’enseignants qualifiés et limite l’accès au matériel pédagogique, hypothéquant l’avenir de générations entières
• Eau potable et assainissement: Des services déjà vulnérables risquent de se dégrader davantage, favorisant la propagation de maladies liées à l’eau et menaçant la santé publique.
Ces difficultés accentuent les pressions socio-économiques dans les pays en développement, nourrissant un cercle vicieux où la pauvreté, le manque de perspectives et l’instabilité poussent de plus en plus de personnes à chercher des alternatives ailleurs.
En l’absence de solutions locales viables, la migration devient souvent un choix contraint plutôt qu’une opportunité, renforçant ainsi les dynamiques de déplacement vers des régions plus stables, notamment l’Europe.
L’essor de la Chine et de la Russie: une alternative à l’APD traditionnelle?
Alors que l’aide publique au développement des pays occidentaux marque le pas, la Chine et la Russie étendent leur influence dans les pays en développement, particulièrement en Afrique. Leurs modèles de coopération, bien que séduisants par certains aspects, suscitent également des réserves et des questionnements.
L’approche chinoise: le pari des infrastructures
La Chine s’est imposée comme un acteur majeur du développement en Afrique, investissant massivement dans des infrastructures stratégiques: routes, chemins de fer, ports et centrales électriques. Des projets phares, comme le chemin de fer Mombasa-Nairobi au Kenya ou le port de Djibouti, illustrent cette stratégie, fondée sur des prêts à taux avantageux et des investissements directs. Ces initiatives visent à réduire le déficit d’infrastructures du continent et à stimuler sa croissance économique.
Contrairement à certains donateurs occidentaux, la Chine se distingue par une approche exempte de conditionnalités liées à la gouvernance, aux droits de l’homme ou aux réformes politiques. Pour de nombreux gouvernements africains, cette flexibilité représente un avantage, leur offrant une marge de manœuvre accrue dans la conduite de leurs politiques internes.
L’influence russe: une stratégie axée sur le militaire et les ressources
La Russie déploie une approche centrée sur la coopération militaire et des partenariats bilatéraux dans des domaines clés comme l’énergie et les ressources naturelles.
Par exemple, Moscou a conclu des accords avec plusieurs pays africains pour fournir une assistance militaire et former les forces armées locales, à l’image de son intervention en République Centrafricaine. Dans ce pays, des conseillers militaires russes ont été déployés en échange de l’accès à des richesses minières.
À l’instar de la Chine, la Russie évite d’imposer des conditionnalités liées à la gouvernance ou aux droits de l’homme, une position qui séduit certains gouvernements africains désireux de préserver leur souveraineté et de limiter l’ingérence extérieure.
Les implications pour l’Afrique et la coopération internationale
L’expansion de la Chine et de la Russie en Afrique interroge les limites du modèle traditionnel d’aide publique au développement, souvent critiqué pour son manque de flexibilité et son inadéquation aux réalités locales. Cette évolution souligne la nécessité de repenser la coopération internationale, en l’alignant davantage sur les priorités et les besoins spécifiques des pays africains. Cependant, ces nouvelles dynamiques ne sont pas sans défis. Il est essentiel d’évaluer leurs impacts à long terme, notamment sur l’autonomie des Etats, la gouvernance et la gestion durable des ressources.
Dans ce contexte, un équilibre entre les différentes approches de coopération, respectueux de l’indépendance et des valeurs des nations africaines, s’impose comme une condition essentielle pour favoriser un développement à la fois durable et équitable.
Vers une nouvelle approche de la coopération internationale
Plus qu’une question budgétaire, c’est une crise de confiance et de vision qui ébranle aujourd’hui la communauté internationale. Face à la montée des crises économiques, climatiques et géopolitiques, le monde est à un tournant : il devient urgent de repenser la coopération. Le désengagement de certains acteurs ne doit pas signer la fin de la solidarité mondiale, mais inciter à construire un modèle plus résilient, durable et adapté aux réalités des pays partenaires.
Cela implique de recentrer les efforts sur les besoins spécifiques des pays du Sud, en respectant leur autonomie et leurs priorités de développement à long terme.
Des conséquences potentiellement lourdes
• Ralentissement du Développement Durable: La baisse de l’APD pourrait entraver sérieusement l’atteinte des Objectifs de Développement Durable (ODD), alors que les besoins de financement restent immenses.
• Alourdissement du fardeau de la dette: La tendance à privilégier les prêts concessionnels plutôt que les dons dans le cadre de l’APD menace d’accroître l’endettement des pays bénéficiaires. Dans certains cas, le remboursement des intérêts dépasse déjà les budgets alloués à des secteurs vitaux comme la santé et l’éducation.
Des retraits aux conséquences dramatiques: des exemples concrets
La suspension ou la réduction des financements de l’USAID fragilise des populations vulnérables en compromettant des programmes essentiels dans plus de 100 pays. Malgré un budget modeste (moins de 1 % du budget fédéral américain), cette agence joue un rôle crucial dans la santé, la lutte contre la famine, l’éducation et l’aide humanitaire.
En Ukraine, la réduction de l’aide entrave le soutien aux réfugiés, exacerbant leur précarité. En Ouganda et au Malawi, la menace qui pèse sur le programme PEPFAR pourrait anéantir des décennies de progrès dans la lutte contre le VIH/SIDA, tandis qu’en Afrique du Sud, le retrait des 440 millions de dollars annuels américains compromettrait un soutien représentant 17 % du budget gouvernemental dédié à la lutte contre le VIH et la tuberculose.
Au Nigéria, la suspension des campagnes de vaccination contre la polio et le choléra met en péril la sécurité sanitaire. En RDC, le retrait de l’aide risque de relancer des épidémies d’Ebola et de choléra, tandis qu’en Tanzanie, au Bangladesh et au Soudan, il compromet l’accès à l’eau potable, aux soins primaires et aux cantines scolaires.
Derrière ces chiffres, ce sont des millions de vies qui basculent et des systèmes de santé qui s’effondrent. Plus que jamais, la solidarité internationale est mise à l’épreuve.
Conclusion: Un enjeu stratégique pour l’avenir de la coopération internationale
La réduction de l’Aide Publique au Développement reflète une reconfiguration des priorités internationales à l’heure où les crises s’intensifient et les équilibres mondiaux se redessinent. Cette évolution, bien que motivée par des impératifs budgétaires et stratégiques, pose une question essentielle : peut-on réellement préserver la stabilité globale en reléguant la solidarité internationale au second plan ?
Il ne s’agit pas d’opposer intérêts nationaux et engagement international, mais de reconnaître que, dans un monde interdépendant, le développement des uns conditionne la sécurité et la prospérité des autres. Adapter la coopération aux nouvelles réalités ne signifie pas l’abandonner, mais la repenser avec pragmatisme, en s’appuyant sur des partenariats équilibrés, respectueux des priorités locales et porteurs d’une vision de long terme.
Dans cette dynamique, l’APD doit devenir un levier stratégique pour construire des relations internationales plus résilientes et mutuellement bénéfiques. En dépassant les logiques de court terme, elle peut incarner une réponse pragmatique aux défis complexes du XXIᵉ siècle, garantissant à la fois la stabilité mondiale et un développement équitable.
Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur