«Long et incertain sera le chemin» d’Anouar Attia: Ce long chemin de soi à soi
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Par Zoubeida Khaldi - «Long et incertain sera le chemin» d’Anouar Attia est un merveilleux et émerveillant roman, chargé d’énergie, d’enseignements, d’humour et d’empathie. Un titre non anodin, accrocheur, annonciateur d’un périple initiatique autour de la vie, celle intérieure, indissociable de la vie des autres, et de toute l’humanité et sa condition.
Le réel y est roi. Le réel et ses lois. Notre société est là, avec son histoire et les coins et recoins les plus intimes de sa géographie, avec son intransigeance, ses réflexes, ses tabous et son regard qui ne cille pas. Elle guette les erreurs et les faiblesses. Elle ne plaisante pas. Surtout pas avec les femmes. Les «Bazouicha» qui ont le malheur de se faire voler leur «bazouich» sont tout de suite exclues du douar et jetées au Sahara.
Dans ce roman, il s’agit d’une histoire une et plurielle faite d’histoires imbriquées les unes dans les autres, où le hasard, de son vrai nom destin, ne cesse de faire des siennes. Il commence par se jouer du protagoniste, un mâle triomphant au départ, vite ramené à ses justes proportions. C’est la rencontre avec «Elle», une belle inconnue, destinée à le séduire pour ensuite l’abandonner, qui va le pousser à abandonner celle qu’il vient de séduire. Le protagoniste n’est, en effet, ni un héros, ni un vilain. Il a de bonnes intentions, mais manque de caractère. Il a déçu et a été déçu. Il avait des rêves immenses. Rêvait d’être un astrophysicien, mais il a suffi que le hasard lui fasse un croc-en-jambe pour qu’on le retrouve à terre, dans un coin. Son amour-passion pour «Elle», non moins immense que son idéalisme, rappelle celui de Jay Gatsby dans Gatsby le Magnifique. A peu près les mêmes défauts, les mêmes faiblesses et les mêmes erreurs que lui. Des superstitions et des doutes, il en a. Des remords aussi. Il se sait lâche, malgré ses bonnes intentions et sait que la gloire n’est pas pour lui. Ainsi «Le Jour de Honte est arrivé». Honte méritée. Ce qui n’empêchera pas le lecteur d’avoir de la sympathie pour cet antihéros en qui il peut se reconnaître.
Suit une fresque de personnages aux profils bien approfondis et finement ciselés. Des personnages vivants et émouvants, arnaqués par la vie et souvent par eux-mêmes, qui chutent mais qui tiennent à se relever et s’élever. La culpabilité n’en fait pas des somnambules comme Lady Macbeth. Mais s’ils ne se lavent pas les mains autant qu’elle, cela ne veut pas dire qu’ils s’en lavent les mains. Font tout pour se rattraper, pour laver leur conscience, enterrer leur honte, leur tristesse, leur colère. Dirty deeds but not dirty thoughts. Loin d’être des loosers aigris ou endurcis et encore moins ramollis par la culpabilité, ils se battent sans arrêt, courent dans tous les sens pour accéder à la rédemption et à l’oubli, voire à l’amour. Au comble du désarroi, le protagoniste saisit la nécessité de plonger en lui-même pour trouver la solution, la sagesse. Pour renaître.
Ce récit, solidement architecturé, est cimenté par tous ces personnages unis par une même quête de paix et... «Pourquoi pas de bonheur», comme aime le répéter le narrateur. Mais quand le regard de l’autre et le regard qu’on porte sur soi se croisent, est-ce évident de gérer sa culpabilité? Est-ce aisé d’accéder au bonheur? Question légitime quand on voit Hafnaoui, ce personnage, dit heureux chronique, s’écrouler en voulant chanter avec légèreté «la Mélodie du Bonheur».
Cette peinture de la fragilité ou de la friabilité humaine avec ses gros paquets de souffrances est faite par touches d’amertume gaie, avec une écriture déliée qui explose de vie parce qu’elle mélange le lyrique, le comique et le tragique. L’on voit ainsi le poétique épouser le prosaïque qui s’en trouve transfiguré. De ce style qui va du réalisme brutal à la poésie, jaillissent des arcs-en-ciel et des geysers de bonheur, d’où une adhésion totale du lecteur.
Un puissant humour est là pour désamorcer le désespoir et suspendre l’angoisse, abaisser ou exalter ces personnages, pour la plupart, moralement ambigus. Omniprésent et multiforme, cet humour va de l’autodérision jusqu’à l’absurde, en passant par le trait d’esprit et l’ironie. Il nous attend au détour des phrases. Il n’hésite pas à taquiner la syntaxe et bousculer les registres et surtout les mots qui, une fois jugés anémiés, indociles ou essoufflés, sont répudiés et doublés par leurs concurrents tunisiens, latins ou anglais. En général bienveillant, cet humour se fait carrément sarcasme, quand il s’agit par exemple de «monsieur le sous-délégué du Parti» ou de nos chers «voleurs de terre»...
En fin de compte, heureux celui qui, comme le lecteur a fait ce beau voyage auquel l’ont convié tous ces (fous, devenus sages) personnages. Initié, le lecteur sait à présent que la seule voie passante est ce chemin de soi à soi, non hors de soi, mais qui mène vers les autres, une fois déblayé. Ce chemin, dit «longet incertain», s’est avéré grisant et peu vain. C’est là où l’on trouve ses roses et ses cendres, ses rythmes et ses rimes, sa déraison et aussi mille horizons et raisons d’aimer... un espace où l’on peut réécouter ses soleils et ses sanglots pour que naissent des chants nouveaux. C’est sur ce chemin que les personnages, toutes catégories confondues, protagoniste, co-protagonistes et même antagonistes, ont trouvé la maturité, l’apaisement et la guérison... et «pourquoi pas un peu de bonheur». Il va sans dire que c’est la voie qui mène vers l’équilibre, l’empathie, la sagesse et l’amitié. Plus question de rebrousser chemin.
Qui a envie de refermer ce livre et de s’éloigner de «cette histoire, celle de l’ami du narrateur, devenue sienne»... devenue nôtre ? On continuera longtemps à vivre avec cette famille qui s’est formée autour de ce héros anonyme qui, peut-être, n’est que nous-mêmes, «cette famille magique faite avec des mots où l’on trouve une certaine paix de l’esprit et du cœur et pourquoi pas un certain bonheur.»
Zoubeida Khaldi