News - 14.03.2025

Abdelaziz Kacem - Heurs et malheurs de la Nahda arabe: Retour aux prémices

Abdelaziz Kacem: Heurs et malheurs de la Nahda arabe Retour aux prémices

Par Abdelaziz Kacem

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Dans mon article paru dans Leaders du mois de janvier 2025, par-delà le désastre sans précédent qui a frappé l’arabité et qui risque de la menacer dans son existence même, j’ai appelé les intellectuels arabes à reprendre leur Nahda, qu’ils n’ont pas su défendre, quand un islam frelaté et un Occident en train de perdre son âme se sont ligués pour en briser l’essor. Les pionniers de la Nahda, depuis l’Expédition d’Égypte jusqu’à la veille de la brisure de l’arabisme, se sont posé les questions qui s’imposaient : Pourquoi avons-nous pris tant de retard ? Pourquoi l’Occident est-il à présent si avancé ? Comment a-t-il procédé ? Que devrions-nous faire pour le rattraper ? La réponse était : il nous faut aller en Europe pour apprendre et nous mettre à niveau. Tous les ténors de la modernité arabe, aussi bien musulmans que chrétiens, de Tahtâwî à Taha Hussein, en passant par Farah Antoun, Adib Ishaq, sont passés par Paris. Même les réformistes islamiques tels que Jamal Ed-Din al-Afghghani et Mohammed Abdou ont suivi le même itinéraire.

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Pour relancer le mouvement, les intellectuels d’aujourd’hui ne sauraient faire l’impasse sur de nouvelles questions qui se posent. Vaincus dans la guerre de juin 1967, les Arabes n’ont pas perdu le panache. Lors du Sommet de Khartoum, ils ont énergiquement opposé aux Américains leur triple refus:

1. Non à la paix avec Israël,
2. Non à la reconnaissance d’Israël
3. Non à la négociation avec Israël

Pourquoi et comment sont-ils à présent sommés de se soumettre littéralement au triple diktat d’un croquemitaine ultrapuissant et amoral qui les enjoint  à:

1. reconnaître Israël
2. lui céder de nouveaux territoires
3. biffer la Palestine de leur propre main

Une autre question aussi dramatique demande une réponse rapide et réfléchie. Pourquoi l’Europe nous a-t-elle tourné le dos ?

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Les Arabes vont-ils ôter la dernière feuille de vigne qui leur sert de cache-sexe ? Peut-être pas. Mais pour les intellectuels de mon espèce, le fait même que M. Trump ose le leur commander montre bien dans quelle fange les Arabes se sont laissés vautrer. Ah Sadate, dans quel gouffre as-tu laissé choir la cause arabe ! Commentant l’échec de Camp David, Jacques Berque écrit : «Parler à l’adversaire, c’est bien. N’en rien obtenir, c’est triste, et pouvait être prévu. Ne pas l’avoir prévu, c’est préoccupant»(1).

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Inculte, mais sachant parfaitement le point faible de chaque pays arabe, Trump tire les ficelles. L’Irak, la Libye et maintenant la Syrie sont neutralisés. Reste l’Égypte avec ses tares irréversibles : l’islamisme et son corollaire, la démographie galopante, ordre du Prophète. Il voulait être fier de sa communauté incalculable, au jour J. À chaque instant, des milliers de nouvelles bouches inutiles s’ajoutent à une inflation humaine que seul Bourguiba, en connaissance de cause, a su juguler. Et puis le chantage au barrage Renaissance d’une Éthiopie domestiquée par le sionisme. Nous devons soutenir l’Égypte. Nous avons avec elle des pans entiers d’histoire commune.

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Dès le début de la Nahda, l’intelligentsia tunisienne suivait attentivement son évolution. Pour ce qui est du réformisme musulman, il est à noter que notre compatriote le cheikh Mohammed Bayram V (1840-1889) s’était rendu en Égypte, en 1884, pour s’installer à Alexandrie, véritable capitale de la modernité, et qui sourdait de toutes les idées neuves. Il s’y livra à fond, cinq ans durant et jusqu’à son décès, dans un débat accoucheur des premières lumières. De son côté, le Cheikh Mohammed Abdou, futur Grand Mufti d’Égypte, l’homme qui tenta sérieusement de toiletter l’islam en le débarrassant de maintes scories, vint à Tunis débattre avec les élites tunisiennes, une fois en 1884, puis en 1903.

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Au Caire, le premier des féministes arabes, Qasim Amîn, publiait coup sur coup La libération de la femme (1899) et La femme nouvelle (1900). Notre réformiste Tahar Haddad a bien entendu lu les deux ouvrages. Moins chanceux que son prédécesseur, en publiant son propre livre, Notre femme dans la législation islamique et la société (1930), Tahar Haddad a été livré aux chiens. Sa victoire posthume est aussi une conquête de la Nahda.

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Mais l’homme qui a constitué un véritable trait d’union entre le Maghreb et le Machreq, dans le cadre de la Nahda, c’est bien l’émir Chakib Arslan. Exilé pour militantisme nationaliste par les autorités du Mandat français en Syrie et au Liban, il s’installe au Caire en 1921, puis à Genève en 1928, où il devint représentant des pays arabes auprès de la Société Des Nations. Par son inlassable activité intellectuelle et diplomatique, l’Emir libanais, nous dit  Charles-André  Julien, « fit de la maison de l’avenue Ernest-Hentsch, où il avait installé son bureau d’information, l’ombilic du monde musulman»(2). Il a publié dès 1930 un livre retentissant : Pourquoi les Musulmans ont-ils pris du retard et pourquoi les autres ont-ils pris de l’avance? Les élites tunisiennes, tant sadikiennes que zitouniennes, ont lu et longuement discuté cet ouvrage lucide et révélateur.

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Chakib Arslan établit, dans l’entre-deux-guerres, des relations intenses avec tous les nationalistes du Maghreb : cheikh Abdelaziz Thaalbi, Mohamed Bach Hamba, Habib Bourguiba (Tunisie). Ce dernier lui consacre, dans le journal L’Action tunisienne du 5 avril 1937, un article intitulé «Un vétéran des luttes anticolonialistes : l’émir Chakib Arslan». Il est, écrit le chef du Néo-Destour, «très populaire en Tunisie, il a sa légende parmi nos militants».

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En Algérie, Chakib Arslan a influencé «surtout Messali Hadj». Au Maroc, il adhère à l’Action marocaine  et nomme Mohamed El Ouazzani au secrétariat du mouvement. Il est appelé «Le tombeur du Dahir berbère», un décret scélérat que, dans le cadre de la politique  du «diviser pour régner», le Résident général Lucien Saint fit signer de force par le sultan Mohammed Ben Youssef.

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Parmi les voix de la Nahda, me touche encore, et peut-être plus qu’auparavant, celle de Shibli Shumayyil (1853-1917), le premier à avoir, en 1884, traduit et publié en arabe un ouvrage darwiniste. Il disait : «Les nations s’élèvent par la science non par l’exégèse». Celle-ci prédomine encore, hélas. Nous sommes bloqués. Certaines audaces parues dans les journaux, à la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, ne saurait aujourd’hui être republiées sans risque. Il n’est pire chose que d’être rattrapé par un retard que nous avons déjà rattrapé.

Abdelaziz Kacem

(1) Jacques Berque, Les Arabes, suivi de Andalousies,  Actes Sud, 1999, p. 175.

(2) Charles-André  Julien, L’Afrique du Nord en marche, Omnibus, Paris, 2002, p. 24