News - 03.04.2025

Lecture socio-psychanalytique: Histoire, Société Tunisienne et Stigmatisation

Lecture socio-psychanalytique: Histoire, Société Tunisienne et Stigmatisation

Par Samir Samaâli, médecin tunisien

Introduction

Mardi dernier, le 18 mars 2025, la Journée mondiale de la schizophrénie a célébré sa 22ᵉ édition, une occasion de sensibiliser le public à ce trouble mental complexe et aux défis qu’il représente, tant sur le plan médical que sociétal. Cette année, le thème choisi, "Le diagnostic, c'est l'opportunité de rebondir", met en avant l'importance d’un diagnostic précoce et de soins adaptés pour améliorer le pronostic des personnes concernées.

Démystification des fausses idées sur la schizophrénie

1- La schizophrénie, c’est avoir deux personnalités

Faux. La schizophrénie n’est pas un trouble de la personnalité multiple, mais une maladie qui perturbe la perception de la réalité. La schizophrénie touche environ 1 % de la population et perturbe la façon dont une personne perçoit le monde, réfléchit, ressent des émotions et se comporte. Elle apparaît souvent à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte et peut rendre la vie quotidienne difficile. Cependant, avec un bon accompagnement et un traitement adapté, il est tout à fait possible de mieux vivre avec cette maladie et de maintenir une bonne qualité de vie. Les symptômes sont multiples:

Entendre des voix qui n’existent pas, pouvant donner des ordres ou commenter ce que la personne fait (hallucination).
Croire fermement à des idées fausses, comme être suivi, interpréter des événements anodins comme des messages cachés, avoir l’impression d’être espionné, poursuivi, empoisonné (idées délirantes).
Isolement, perte d’intérêt pour les relations sociales, moins d’expressions sur le visage et moins d’émotions visibles (symptômes "négatifs").
Discours difficile à comprendre, ressentir des émotions contradictoires, comportements étranges ou imprévisibles, négligence de l’hygiène et des habitudes quotidiennes (incohérence entre idées, émotions et comportements).

2- Les personnes souffrant de schizophrénie sont dangereuses

Faux. Les personnes atteintes de troubles mentaux sont souvent victimes de stigmatisation et d’exclusion, bien plus que responsables de violences. En réalité, 85 % des individus dangereux ne sont pas atteints de troubles mentaux, et 90 % des malades mentaux ne sont pas violents.

3- C’est la faute des parents 

Faux. L’éducation n’est pas en cause. La schizophrénie est principalement influencée par des facteurs biologiques et génétiques, et non par la manière dont une personne a été éduquée.

4- La schizophrénie est contagieuse

Faux. La schizophrénie n'est pas une maladie contagieuse. C'est un trouble psychiatrique qui résulte de facteurs principalement génétiques et biologiques, et non d'une infection pouvant être transmise d'une personne à l'autre.

5- Un gros choc dans la vie peut provoquer la schizophrénie

Pas tout à fait. Un stress intense peut aggraver la condition d’une personne prédisposée, c’est-à-dire ayant un terrain favorable au développement du trouble, mais il ne suffit pas à déclencher la schizophrénie à lui seul.

6- Les patteints atteinds de  schizophrènie ne peuvent pas avoir une vie normale

Faux. Avec un traitement adapté et un bon soutien, les personnes atteintes de schizophrénie peuvent travailler, entretenir des relations et mener une vie équilibrée.

7- Schizophrénie, quoi de neuf?

Les recherches récentes se concentrent sur les premiers signes de la schizophrénie, qui apparaissent avant que la maladie ne se développe pleinement. Ces signes non spécifiques incluent des changements de comportement, des problèmes sociaux, des troubles de la concentration et de la mémoire et des variations d’humeur. Les repérer tôt est crucial pour intervenir rapidement et éviter que la maladie ne s’aggrave.

En Tunisie, des programmes ont été mis en place pour repérer les personnes à risque dès l’apparition des premiers signes, conformément aux recommandations internationales. L'objectif est d’identifier précocement les manifestations d’un trouble mental pouvant évoluer vers la schizophrénie et de prévenir l’aggravation des symptômes. Un diagnostic précoce permet d’initier rapidement un traitement, limitant ainsi la progression de la maladie et améliorant la prise en charge des patients.

La stigmatisation, un indicateur socioculturel du rejet de la différence

La culture influence profondément la façon dont nous percevons et comprenons la santé mentale. Elle façonne nos croyances et nos normes sociales, ce qui affecte notre vision des troubles mentaux. Dans de nombreuses sociétés, la stigmatisation des troubles mentaux est ancrée dans les attitudes et croyances culturelles, entraînant souvent peur et rejet des personnes concernées. Cette stigmatisation se manifeste par des stéréotypes, des préjugés et des tabous qui se perpétuent. Elle est souvent liée à un mécanisme de défense de groupe, où la société exclut ce qui est perçu comme différent ou menaçant, faisant des personnes atteintes de troubles mentaux des boucs émissaires, vues comme un danger pour l'harmonie du groupe.

Micro-trottoir en Tunisie: Quand les troubles mentaux deviennent un spectacle humoristique

Ces dernières années, les micros-trottoirs se sont multipliés, devenant un moyen populaire de capter l’opinion spontanée des passants, notamment sur l’Avenue Habib Bourguiba, au centre-ville. Le concept paraît simple: interroger des individus sur un sujet donné, filmer leurs réponses et publier les vidéos sur Facebook, Instagram ou YouTube.

Cependant, derrière cette tendance se cache un phénomène beaucoup plus problématique: la stigmatisation des patients psychiatriques. Il n’est pas rare de voir des personnes en pleine décompensation psychotique, exprimant des délires c'est-à-dire des idées totalement déconnectées de la réalité, être interviewées sous l’œil ‘’bienveillant’’ de la caméra. Tout est capturé: accès maniaques, discours incohérents, productions pathologiques… et bien sûr, tout cela est prêt à être diffusé comme une prouesse journalistique.

Plus inquiétants encore sont les commentaires qui accompagnent ces vidéos. Entre rires, partages enthousiastes et, parfois, insultes, les réactions révèlent une méconnaissance flagrante des troubles mentaux. Cette indifférence et insensibilité contribuent largement à renforcer la stigmatisation et la marginalisation des personnes concernées.

Le poids du mot: la schizophrénie, une insulte dans les médias et le discours public

L’inconscient étant structuré comme un langage, l’utilisation abusive du mot "schizophrénie" dans les débats médiatiques et sur les réseaux sociaux illustre bien la méconnaissance de ce trouble. Ce terme est souvent utilisé hors de son contexte pour décrire des contradictions sociales ou qualifier un comportement jugé hypocrite. Mais ce qui est particulièrement frappant, c’est que ce sont souvent des personnes instruites, comme des politologues, des chroniqueurs, des et des analystes, qui se plaisent à détourner ce terme.

Emprunter le nom d’un des troubles psychiatriques les plus graves pour proférer des insultes est la preuve ultime d’une méconnaissance de cette pathologie. Et comme si cela ne suffisait pas, les médias, avec leur flair légendaire pour le sensationnalisme, continuent d’enfoncer le clou avec des titres racoleurs et des raccourcis douteux concernant des affaires médico-légales. Après tout, pourquoi se soucier de la rigueur quand on peut faire du buzz?

"3am Salah": Derrière les barreaux sociaux de la stigmatisation

L’histoire de «3am Salah» va bien au-delà d’une simple anecdote populaire ; elle incarne l’empathie sociale, de plus en plus rare dans notre société moderne, et porte un héritage de mémoire collective, célébrant véritablement l’inclusion sociale. Avant d’être adoptée après la révolution tunisienne comme slogan d’une campagne Web contre le célèbre «Ammar 404», elle portait déjà ces valeurs profondes.

Cette phrase trouve ses racines dans les années 1930. À l’époque, un homme surnommé «3am Salah» errait dans les rues de Tunis, principalement autour de Bab Souika et Bab Jedid. Autrefois respecté et apprécié, il était perçu comme un homme béni, protégé par Dieu, avec qui les habitants échangeaient volontiers. Cependant, un jour, il fut arrêté et emprisonné par les soldats du Bey. En signe de protestation, la foule se rassembla devant la maison du Cadhi (le juge), scandant: «Sayeb Salah, Sayeb Saleh» («Libérez Salah!»). Cette manifestation en faveur de sa liberté est à l’origine de cette expression qui perdure encore aujourd’hui.

Aujourd’hui, «3am Salah» n’a pas disparu. Il est toujours là, dans nos rues. Parfois caché dans une pièce à l’abri des regards, parfois errant, moqué, provoqué, ou chassé du trottoir comme un indésirable. Il est ce voisin qu’on ignore, ce membre de la famille qu’on cache, ce visage familier qu’on préfère ne pas voir et qu’on craint. Tantôt objet de pitié, tantôt de dérision, il incarne cette triste réalité: malgré les décennies, la société tunisienne peine encore à inclure les personnes atteintes de troubles mentaux. Il est ce patient rejeté, ce proche qu’on n’ose pas visiter dans un service psychiatrique. Exclu parce qu’il ne répond pas aux normes sociales, perçu comme un fardeau, voire un tabou qu’on préfère ne pas nommer. Sa souffrance, bien qu’invisible, devient une justification à son exclusion et à son enfermement dans le monde de la «folie». Il est un sans-abri, errant dans les rues. De nos jours, «3am Salah» possède également son téléphone et publie des vidéos de ses délires ou de ses crises sur TikTok ou Facebook, en pleine décompensation. Ce spectacle de souffrance, devenu contenu viral, nous rappelle que la misère mentale s’est transformée en une attraction pour les réseaux sociaux.

Il est grand temps de repenser la place des patients psychiatriques dans la société tunisienne. Ce ne sont pas les individus souffrant de troubles mentaux qu’il faut stigmatiser, mais bien les troubles eux-mêmes. Il n’est plus acceptable de maintenir ces individus dans une forme de prison sociale, où l’isolement et l’exclusion constituent leur quotidien.

Le degré de la civilisation d’une société se mesure à la manière dont elle traite ses membres les plus vulnérables, et en particulier les personnes atteintes de troubles mentaux. En 2025, malgré les efforts institutionnels et sociaux déployés pour libérer «3am Salah» et lui offrir une dignité sociale, il demeure toujours prisonnier du regard social, exclu, toujours en marge, et peine à réintégrer sa communauté...

Dr Samir Samaâli
Médecin tunisien

À suivre ...