News - 19.04.2025

Dar Djellouli: Habitat urbain et pouvoir social

Dar Djellouli: Habitat urbain et pouvoir social

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Lorsque l’on se promène dans la médina, on ne manque pas de se rendre compte, malgré le caractère serré du tissu urbain et la masse apparemment uniforme des habitations citadines, que se dressent en divers endroits de l’antique cité, des demeures protégées par de hautes  façades généralement agrémentées de portes d’entrée majestueuses. Si l’habitation citadine des catégories marchandes et des familles de magistrats cache son élégance et la richesse de l’architecture et du décor derrière ses murs, celle des hauts dignitaires politiques se signale en revanche par l’importance du bâti et, davantage encore,  par le réseau immobilier qui, à partir de la demeure principale, rayonne sur l’ensemble du quartier. De sorte que tout se passe comme si la puissance politique et le prestige social du maître marquaient de leur empreinte l’espace urbain.

Habib Djellouli (1878-1957) magistrat, caïd et ministre de la Plume (bach-kateb) et ministre de la justice

Ce caractère lié au pouvoir d’influence du propriétaire n’était pas synonyme de stabilité car la disgrâce qui, fréquemment, guettait l’aristocratie politique se traduisait à la chute du maître des lieux - ou à sa mort - soit par un morcellement du patrimoine, soit par un changement de propriétaire. De ce point de vue, le palais qui nous intéresse ici – Dar Djellouli – constitue une très intéressante exception. En effet, depuis son acquisition en 1796, cette demeure seigneuriale est encore aujourd’hui entre les mains de la même famille, longtemps puissante dans le pays par le nombre de ses membres devenus caïds, gouverneurs et ministres.

 

Plan de situation

Voyons cela de plus près. Dar Djellouli est située dans une zone résidentielle de la médina jadis appréciée des hauts dignitaires  en raison de sa proximité de la citadelle de la Kasbah. Proche des souks et de la Grande mosquée Zitouna, cette partie de la médina était également prisée  par les familles de marchands, de magistrats et d’enseignants. Il n’est donc pas surprenant qu’au cœur de ce quartier, un dignitaire mamelouk et gendre de Husseïn I Bey (1705- 1740), Rajab Khaznadar, fit édifier au XVIIIe siècle sa demeure. Homme de piété et de sagesse, il constitua, en 1780,  son bien en fondation habous au bénéfice de La Mecque et de Médine, des muezzins et des lecteurs du Coran, ainsi qu’au profit des professeurs de la Zitouna.  Conformément à l’usage, il réserva la jouissance du habous à lui-même durant sa vie, à sa femme la princesse Fatma puis à sa fille Hafsiya issue d’un autre lit, et enfin à la descendance de cette dernière.  Dar Rajab Khaznadar est donc hors commerce lorsqu’en 1794, un puissant personnage du haut makhzen beylical, Mahmoud bin Baccar b. Ali Al Jallûli al Sfâqsî  (Djellouli selon l’orthographe adoptée, en français par ses descendants), caïd de Sousse et de Sfax, armateur corsaire, propriétaire terrien, conseiller et ami de Hammouda Pacha Bey (1782- 1814) et de son ministre Youssouf Saheb Ettâbaa, de plus en plus souvent retenu par ses affaires et ses responsabilités dans la capitale, envisage d’en faire sa résidence tunisoise. Le bien étant habous donc incessible, son acquisition ne peut se faire que par une procédure juridique dite de mou’awadha, soumise à l’autorisation du cadi. La valeur des biens proposés en échange, fixée par le juge à 22.500 piastres ou 5.000 mahboub-s (sequins-or) ayant été acquittée par Mahmoud, il put entrer en possession de la demeure sise aujourd’hui au numéro 6 de la rue du Riche. L’acte notarié d’acquisition nous donne la description suivante du bien : «  La totalité de la drîba dont la porte est orientée au  nord et composée d’une dâr à quatre portiques (brâtil-s)  [du patio]et quatre galeries (darbûz-s), comprenant des pièces au rez-de-chaussée et à l’étage ; une maison attenante dite dwirya à étage, destinée aux travaux du ménage et au logement des domestiques, un étage à entrée indépendante ainsi qu’un belvédère (manzah) et un kchouk (pièce d’agrément construite en avant-corps sur les terrasses). Enfin, le  palais disposait de quatre remises (makhzen-s). 


Mhammed Djellouli (1834 -1908) : ministre bâch-kateb puis premier ministre

Il est intéressant de noter que Dar Djellouli est définie avant tout comme une drîba. Ce vestibule, élément en quelque sorte classique de l’architecture traditionnelle, prend ici valeur de signe distinctif classant d’emblée la demeure. Il y avait donc des maisons à drîba et d’autres sans drîba. Pour les notaires qui rédigent l’acte de la mou’awadha, la drîba n’est pas considérée comme une simple composante architecturale mais comme le pivot autour duquel s’ordonnent les différentes parties de l’habitation. Ici, comme dans toutes les maisons de la médina, la communication entre  ce vestibule et le logement proprement dit s’effectue par le moyen de deux entrées coudées (sqîfas) fermées du côté de la drîba par une porte  cloutée à deux battants. Un étage indépendant est accessible par un escalier débouchant à proximité de l’entrée principale de la demeure. Signe d’espace et de richesse, puisqu’il suppose un approvisionnement et un personnel, Dar Djellouli disposait d’un hammam. Par contre, elle n’avait pas de jardin. Cela était compensé par l’existence de résidences de villégiature de printemps et d’été. Mahmoud Djellouli possédait en effet deux palais, l’un à La Manouba et l’autre à Gammarth. Plus tard, ses descendants opteront pour Radès et Saint-Germain (Ezzahra aujourd’hui). 

La driba, au fond, la porte de la sqifa donnant accés à la dar el-kebira

En ce qui concerne le décor, la demeure, datant du XVIIIe siècle, c’est-à-dire avant la vogue des influences italiennes, a gardé de cette époque une élégance sobre qui puise son inspiration dans le vieux fonds hafside (XIIIe -XVIe s) discrètement enrichi  par des apports andalous et turcs. Cette habitation aristocratique est donc un pur produit du pays, de la ville et de ses arts et métiers ; on y trouve à profusion des matériaux locaux tels que le calcaire – kadhdhâl – et  la terre cuite –fokhâr -, ainsi que des éléments du décor mural constitués de superbes panneaux de céramique réalisés par les potiers Qallalîne de Tunis ; sans parler des motifs  sculptés dans le plâtre (naqch-hadîda). De sorte que le palais est en symbiose non seulement avec son environnement urbain et architectural mais aussi avec l’organisation économique de la médina et de ses faubourgs. Ainsi en était-il de la plupart des demeures de la médina jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. 

Plan général de la demeure principale - (1) Driba et entrée par la rue du Riche. (2) Sqifa. (3) Patio (wist al-där). (4) Burtal. (5) A, B, C: bayt bi al-qbu wa al-mqăsir. (6) Bayt. (7) Escalier conduisant au darbūz. (8) Dwiriya. (9) Escalier conduisant au 'uluw à l'entrée indépendante de la driba. (10) Hammām. (24) Escalier conduisant aux étages dépendant de la dwiriya.

Il y a cependant quelque chose qui nous paraît distinguer Dar Djellouli : c’est le respect du bâti et du décor au moment de son acquisition par un homme riche et puissant tel que Mahmoud Djellouli. Appartenant à une famille de vieille culture citadine, il naquit dans l’élégante maison ancestrale de Sfax (aujourd’hui musée des arts et traditions). Familiarisé avec le décor sobre et de bon goût propre à l’art architectural tunisien d’alors, ayant pris possession de sa nouvelle demeure, il la restaure, il y rajoute une note personnelle mais sans rompre l’équilibre de son décor. Les portiques du patio de l’étage menacent de s’effondrer ? Il les fait refaire, et dans le matériau le plus recherché : le marbre d’Italie. La porte d’entrée est massive, sans fioriture mais solide ? Il la garde. Dans le patio principal, les colonnes et le pavement en calcaire sont en parfait état ? Il les conserve. Le nouveau maître des lieux ne cherche pas l’ostentation. Il n’a rien à prouver et l’élégante sobriété de sa demeure correspond à cette puissance sans extravagance qui lui était propre. On le constate aujourd’hui encore: de la maison restaurée par ses soins se dégage une pureté à peine troublée par quelques apports personnels de lui-même ou de ses fils.

Escalier menant à l'étage                                                                                             Panneau de céramique typique du travail des potiers Qallaline de Tunis (XVIIIe siècle)

Au Dar Djellouli, prédominent donc les éléments traditionnels tant dans la drîba et al dâr qu’à l’étage (‘uluw ou plus communément ‘ilî)) indépendant. On trouve dans le kchouk un superbe plafond en bois sculpté à l’andalouse, des lambris de Qallaline et des pavements en céramique bicolore (en damier ou chevrons «jnâh khoutifa»). L’alternance du goût ancien et du goût européen s’exprime surtout dans ce même ‘uluw. Notons que l’influence étrangère allait s’accentuer après la mort de sidi Mahmoud survenue en 1839, essentiellement à l’occasion de quelque mariage ou autre grande cérémonie. Ici comme dans d’autres demeures, les apports européens concernaient davantage le mobilier que le décor architectural. Trois années (1810-1812) passées à Malte et un séjour à Londres  en qualité d’envoyé du pacha bey contribuèrent certainement à donner au maître le goût des meubles et des objets d’art à l’européenne (lits vénitiens ou génois à baldaquin dorés à l’or fin sur plâtre sculpté, glaces, consoles, secrétaires, canapés et fauteuils) sans rompre toutefois  avec  le mobilier traditionnel, notamment dans les espaces de séjour.

Taïeb Djellouli (1857-1944), ministrebach-kateb puis premier ministre

Sortons à présent de la maison elle-même et voyons comment le statut de la famille et de sa demeure se signalait dans le quartier et dans la ville. Le palais se distinguait d’assez loin par la hauteur exceptionnelle de ses murs. En outre,  il délimitait non seulement deux rues (rue du Riche et rue des Plaideurs) mais il les enjambait  grâce à deux imposants passages voûtés (sâbât-s) qui supportaient la construction. Si l’on ajoute à cela que tous les accès appartenaient à l’illustre dignitaire, on réalise  que les usagers de la voie «publique » passaient entre deux murs Djellouli, sous les appartements de la famille et sous le regard du personnel préposé à la garde de la demeure, à l’entretien des makhzen-s et autres locaux. Tout se passe comme si la demeure, loin de chercher à s’isoler de l’environnement urbain en se réfugiant au fond d’une impasse (comme c’était souvent le cas pour l’habitat « petit-bourgeois », dirions-nous) le dominait, au contraire. Elle incorpore bel et bien la rue à sa mouvance et, en l’assujettissant, contribue à renforcer l’autorité de la famille dans le quartier. L’emprise qu’elle exerçait sur l’environnement urbain se manifestait sous la forme de nombreux logements, services et divers biens immobiliers. Citons les dépendances directes, notamment les indispensables makhzen-s, remises et magasins à provisions. La demeure en disposait de quatre ; ainsi que le rwâ (écurie et garage pour voitures hippomobiles). Mahmoud fit aussi l’acquisition de deux maisons dans le voisinage immédiat. Ces espaces étaient comme un prolongement de la grande demeure et servaient prioritairement à héberger les nombreux « atbâ’ », c’est-à-dire toutes sortes d’employés du maître fixés à Tunis ou de passage venus lui rendre compte de leurs activités à Sfax, Sousse ou Monastir, dans les environs desquelles se trouvaient les vastes propriétés du caïd et de sa famille ; sans doute aussi quelque corsaire à son service.

En amont de la rue du Riche, on trouve la tourba, dont Mahmoud fit sa dernière demeure et le tombeau familial, synonyme d’enracinement dans la cité. 

Séjour (qbou) meublé et décoré selon le style traditionnel

Au-delà du quartier, la demeure constitua aussi la base d’un patrimoine immobilier étendu à la ville. C’est ainsi qu’entre 1796  et 1810 furent acquis, outre le palais et les biens mentionnés plus haut, une maison, un étage et un autre makhzen dans le quartier du Pacha à l’autre bout de la médina, un fondouk et sa remise, une maison à Bab Djedid, deux entrepôts au marché aux fruits et légumes (fondouk al ghalla, aujourd’hui marché central) et au marché aux fèves (rahbat al foul) ainsi que deux moulins dont un à vent dans le faubourg sud et l’autre près du rempart du même quartier. 

Vue sur le patio prise depuis un salon

A propos de cet imposant patrimoine, il est intéressant de souligner que tous ces biens acquis par Mahmoud Djellouli, pas un seul n’a été constitué en fondation habous ou waqf.  Au-delà de son caractère très « makhzen», cette accumulation multiple et étendue à plusieurs régions témoigne, nous semble-t-il, de la confiance et du respect dont jouissait le grand caïd auprès de Hammouda Pacha Bey. Rappelons ici que le puissant vizir mamelouk Youssouf Saheb Ettâbaa, après avoir été éduqué à Sfax au sein de la famille, avait été offert au prince Hammouda, alors héritier présomptif par le caïd Baccar Djellouli, père de Mahmoud.


Mohamed-El Aziz Djellouli (1896 - 1973),
ministre d'Etat dans le ministère Ben Ammar
chargé des négociations avec la France en vue de l'autonomie ( 1954-1955)

Bien que les propriétés de notre puissant personnage aient gardé leur statut de biens milk (privé), il convient de signaler qu’ils avaient été soumis au régime de la «oumra ». D’un emploi rare, ce régime consistait en une donation viagère révocable. Elle présente par rapport à la procédure du habous ou waqf un avantage appréciable puisqu’elle permet au constituant de garder de larges pouvoirs et, d’abord, de redevenir propriétaire à la mort  d’un bénéficiaire. Mieux encore, par la clause dite de l’i’tissâr, le  constituant se réserve le droit  de revenir sur sa décision à n’importe quel moment et de reprendre ainsi la propriété pleine et entière sans autre formalité qu’une déclaration par-devant notaires. Cette formule convenait parfaitement à un homme énergique, autoritaire et, en même temps, prévoyant comme Mahmoud. 

Salon dit Bayt Dîwânî conçu et meublé à l'européenne

Quittons à présent l’aspect architectural et urbain pour évoquer la vie au sein  de la vaste demeure de la rue du Riche. Patriarcale par excellence, la structure  familiale était placée sous l’autorité de Sidi Mahmoud. Il occupait le ‘uluw à entrée indépendante que nous avons décrit plus haut. Il s’assurait ainsi une présence distante, conforme à son rang et à son prestige et qui le plaçait, de ce fait, au-dessus des autres occupants de la maison, y compris ses fils Farhat, Hassan et Husseïn, futurs caïds. D’ailleurs, il ne pouvait se contenter d’une pièce classique (bayt bi al qbou wa al mqâsir) même spacieuse. En effet, outre la gestion de son patrimoine et ses activités d’armateur corsaire, Mahmoud exerçait auprès du bey les hautes fonctions de Goumrogjî ou Grand douanier, seul habilité à délivrer les fameux « teskérés », autorisations d’exportation. Ses scribes, ses livres et ses archives, ses objets de valeur, tout cela requérait un grand espace. Il pouvait ainsi mener ses activités sans que le va-et-vient incessant depuis l’étudiant – dont le futur historien et ministre Ahmed ben Dhiaf qui en témoigne dans sa chronique de l’Ithâf -  venu solliciter l’accès à la bibliothèque du maître jusqu’au négociant marseillais ou livournais pour quelque affaire commerciale, en passant par les raïs corsaires et les divers agents, troublât l’ordre de la demeure, sans même que le reste de la maisonnée se rendît compte de la fréquence des audiences du maître.


Autre vue du qbou

A la mort de Sidi Mahmoud, une série de transformations allait perturber progressivement l’harmonie de la demeure. La vocation originelle  du « ‘uluw » avait conféré à cette partie de la demeure qui, plus tard, allait pousser la famille à s’y installer au détriment de la grande maison située au rez-de-chaussée. A ce germe de déséquilibre allaient s’ajouter d’autres facteurs qu’il serait fastidieux d’évoquer ici. Retenons qu’en 1867, au lendemain de l’exécution de Mahmoud II b. Farhat Djellouli, en raison de sa participation active à la rébellion du prince  Al ‘Adil contre son frère Sadok Pacha Bey, les hommes de la famille – craignant une confiscation -  jugèrent prudent de procéder à  un changement du statut juridique du palais de leur père. C’est ainsi que Hassouna en fit un bien habous. Mise à l’abri d’une exaction du pouvoir, la demeure n’était plus la propriété d’un seul homme. Bien que réel, le respect dû au doyen de la famille perdait ainsi son fondement économique et donc de sa vigueur. 

Ahmed Djellouli (1930-2011)

C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut comprendre le départ de Mhammad b. Farhat (caïd, agha, ministre puis en 1907 Premier ministre), pour un palais de la rue Sidi Ettinji, non loin de sa maison natale. Les changements imposés par une modernisation des mœurs et de la conception de la vie de famille s’accélérèrent au XXe siècle, avec des effets pas toujours heureux sur l’organisation de l’espace traditionnel de Dar Djellouli. La famille a cependant eu le grand mérite de continuer d’occuper le palais et de l’entretenir. A ce propos, nous ne saurions conclure sans rendre hommage au très regretté Sidi Ahmed Djellouli (1930-2011), homme de vaste culture, qui non seulement protégea le patrimoine de ses ancêtres mais sut redonner à la demeure ancestrale un remarquable rayonnement social et culturel.

Mohamed-El Aziz Ben Achour

L'auteur tient à remercier Monsieur Radhi Djellouli d'avoir fait réaliser récemment, le relevé architectural et photographique complet de la demeure familiale, contribuant ainsi à la conservation de ce riche patrimoine et mettant à la disposition des spécialistes une documentation capitale pour  toute opération de restauration de ce monument historique.