Elyès Jouini et Abdelwaheb Meddeb lancent un appel pour réussir la transition démocratique en Tunisie
Le peuple tunisien a fait preuve d’une maturité exemplaire. Pour achever sa révolution, il s’engage aujourd’hui avec fermeté et détermination dans la construction d’un véritable Etat de droit avec une justice indépendante, un processus démocratique transparent, un parlement représentant la diversité politique et régionale et un gouvernement responsable devant la Nation.
Réussir une transition démocratique après 55 ans de régime autocratique est une tâche lourde et difficile qui nécessite concertation et doigté. Les 6 prochains mois seront, sans nul doute, semés d’embuches.
A peine un gouvernement provisoire a-t-il été mis en place et déjà les premières tensions se font jour. Dissensions, négociations, démissions, … ce n’est que le début ! Cette révolution n’a que quelques jours même si les nuits sans sommeil, les espoirs si longtemps enfouis et qui éclatent au grand jour, l’attente et les craintes… ont accéléré le temps et rejeté l’avant 14 janvier dans un passé lointain.
Un passé lointain mais toujours présent dans notre esprit, suffisamment présent pour que toutes et tous aient envie de clamer « plus jamais ça ! »
Nul homme providentiel même si la révolution a déjà ses figures devant lesquels nous devons nous incliner car ils nous ont appris le don de soi et le rejet de la violence. Ils nous ont appris que l’on peut se battre pour les valeurs de justice, d’équité, de liberté d’expression et de solidarité et que ces valeurs nous transcendent. Bref, que notre combat vaut plus que nous.
Cette révolution n’a pas eu besoin d’un homme providentiel et chacun a peur qu’elle ne soit confisquée au peuple qui l’a portée. Et pourtant, il nous faut bien continuer à gérer les affaires courantes et pourtant il nous faut bien construire les institutions de demain. Et nous savons que pour ce faire, nous pourrons nous appuyer sur une administration, qui a longtemps été dévoyée au profit d'un clan, mais qui a su préserver une réelle compétence et une culture de service public.
Le gouvernement actuel est il en mesure d’engager les réformes nécessaires? Il n’a pas, à ce jour, donné assez de gages ! Il aurait pu engager des poursuites, annoncer la séparation complète et définitive entre le parti et l’état, annoncer le calendrier et les modalités d’une procédure électorale au dessus de tout soupçon… Mais cette révolution n’a que quelques jours ! Il aurait pu faire appel à tel ou tel et éviter tel autre… Mais ce n’est qu’un gouvernement de transition ! Un gouvernement de transition pour gérer les affaires courantes, un gouvernement de transition pour préparer les prochaines étapes.
Alors oui, il faut qu’il s’engage, il faut qu’il s’engage sur les intentions de ses membres et sur ses intentions collectives, il faut que ses membres portent un regard lucide sur leur passé individuel et sur notre passé collectif, il faut communiquer sur les abus, les détournements de fonds et sur les moyens mis en œuvre pour les récupérer, il faut réorganiser l’appareil sécuritaire pour éviter toute tentative de déstabilisation, il faut qu’il s’engage sur un calendrier et sur des procédures, il faut qu’il donne des garanties tangibles pour que les élections ne soient pas confisquées, il faut identifier et dénoncer les pratiques de fraude électorale anciennes, il faut remettre l’organisation des élections à des femmes et des hommes nouveaux. Aujourd'hui, les jeunes sécurisent leurs quartiers, demain il faudra qu'ils soient en première ligne pour le contrôle du bon déroulement du scrutin.
Des femmes et des hommes ont souffert tout au long de ces années et ils voient leurs efforts couronnés de succès mais il faut aussi qu’ils voient leurs souffrances reconnues. Il faut reconnaître erreurs commises et souffrances endurées.
La tâche est difficile et pourtant un gouvernement prenant acte de ce qu’il est au service du peuple et non pour administrer le peuple est capable de relever ce défi. Non pas qu’il serait le meilleur, mais parce que le peuple tunisien est là, vigilant !
Il est vain, en effet, de chercher le gouvernement idéal, il sera toujours contestable. Face à tant d’incertitude et de complexité pour mener cette transition et organiser un nouveau paysage politique sans compromettre davantage l’économie et la solidarité, aucun gouvernement ne peut être à la hauteur de la tâche, à priori. C’est en avançant que nous apprendrons tous collectivement. Il nous faut nous projeter dans un modèle où ce ne sont pas tant les personnes qui comptent, mais les mécanismes. Cependant, dans cette construction progressive, des risques fondamentaux doivent être écartés par la prise de certaines décisions fortes et irréversibles et il faut y veiller.
Les modalités de cette veille restent à finaliser. Elle s’appuiera, pour une large part, sur la liberté d’expression et, nous le savons désormais, sur les nouvelles technologies.
Il nous faut faire converger toutes nos énergies. Les manifestations, les comités de quartier, les échanges sur la toile, les manifestes, les groupes de réflexion, les débats,… tout révèle que nous souhaitons désormais prendre notre destin en main dans un énorme élan de mobilisation et de solidarité, avec nos demandes, avec nos exigences, avec notre vigilance !
Alors, oui, demandons, exigeons, soyons vigilants et jugeons sur pièce !
Elyès Jouini, universitaire,
Adel Kalai, médecin,
Sami Mebazaa, entrepreneur,
Abdelwaheb Meddeb, écrivain,