News - 27.06.2025

Ridha Bergaoui: L’agriculture de conservation, une stratégie pour des sols fertiles et une agriculture durable

Ridha Bergaoui: L’agriculture de conservation, une stratégie pour des sols fertiles et une agriculture durable

Le sol est un pilier essentiel de la production agricole. Dans un contexte de pression démographique, de dérèglement climatique et de raréfaction des terres arables, la bonne gestion des sols est une nécessité absolue pour améliorer la production et assurer notre sécurité alimentaire. Adopter des techniques qui préservent et régénèrent cette ressource vitale est un enjeu stratégique primordial pour l’agriculture tunisienne.

Le sol: un écosystème vivant en danger

Le sol est une ressource et un capital essentiel pour pratiquer l’agriculture et produire les aliments. Bien plus qu’un simple support pour les cultures, c’est un écosystème vivant et complexe. Un sol fertile abrite des milliards de micro-organismes, des vers de terre, des champignons et des bactéries qui participent à la décomposition de la matière organique, la libération des nutriments, la rétention de l’eau et la résilience des plantes face aux stress.

En Tunisie, les sols agricoles sont dans une situation critique, menaçant à terme la durabilité de la production alimentaire. L’érosion hydrique et éolienne est très importante, en particulier dans les zones de pente du Nord-Ouest et les régions arides du Centre et du Sud. L’érosion hydrique des bassins versants est à l’origine de l’envasement des barrages réduisant leur capacité de stocker l’eau de pluie. Le labour intensif, la déforestation, le surpâturage et la surexploitation des terres conduisent à la perte de matière organique du sol (souvent très faible, inférieure à 1% en Tunisie), la dégradation structurale et la baisse de la capacité de rétention en eau.Dans sa lettre, volume 5, N°2 de 2019, l’Onagri note que 3 millions d’ha (soit 47% des terres agricole) sont menacés d’érosion, entre 1 000 et 1 500 ha sont perdus annuellement et que l’envasement des barrage par érosion hydrique cause une perte annuelle de plus de 17 millions m3 .

Dans de nombreuses régions céréalières, le sol s’appauvrit et devient de moins en moins productif, poussant les agriculteurs à intensifier les intrants, souvent sans efficacité durable. Cette dégradation est aggravée par le réchauffement climatique, les sécheresses répétées et la mauvaise gestion des résidus de culture.

Le sol est une ressource non renouvelable à l’échelle humaine, du fait qu’il faut des centaines d’années pour reconstituer quelques centimètres de sol fertile. La perte des sols entraine une diminution de la production agricole et représente une réelle menace pour notre sécurité alimentaire. Protéger le sol, c’est protéger notre capacité à produire des aliments et du fourrage pour le bétail. Dans un contexte d’augmentation de la demande alimentaire et du réchauffement climatique, la santé des sols devient une priorité stratégique actuelle et pour les générations futures.

Agriculture intensive et destruction du sol

Après les moissons, les agriculteurs reprennent généralement le travail du sol pour la préparation de la nouvelle année agricole. En agriculture conventionnelle, avant les semis, il est nécessaire de bien travailler le sol et de préparer un bon lit de semis. La semence doit être en contact avec les particules du sol afin d’assurer une bonne germination. Ceci nécessite plusieurs passages d’engins divers (allant du déchaumage, labour profond, reprise du labour, hersage, roulage…) afin de fendiller le sol compact, casser les grosses mottes, les pulvériser en petites particules et détruire les mauvaises herbes.

Il est de nos jours admis que cette méthode présente de nombreux inconvénients:

 Le sol nu devient vulnérable à l’érosion surtout avec les pluies torrentielles du début de l’automne
 Destruction de la structure du sol et formation à la longue d’une semelle de labour difficile à traverser par les racines des plantes
 La vie biologique du sol est gravement perturbée (vers de terre tués, microflore exposée au soleil et détruite…) et perte de biodiversité
 La matière organique a tendance à s’oxyder en contact avec l’air et diminuer
 L’humidité du sol s’évapore rapidement
 Cette méthode est couteuse nécessitant de nombreuses interventions.

La technique classique de labour et de préparation du lit de semence est couteuse, elle accélère la dégradation des sols, augmente les risques d’érosion et réduit sa fertilité.

L’agriculture de conservation

L’agriculture de conservation (AC ou A2C) ou agriculture de conservation du sol (ACS) est une des technologies préconisées pour lutter contre la dégradation et la perte des sols agricoles. Elle est reconnue par la FAO comme un pilier de la sécurité alimentaire future, notamment face au changement climatique. Elle vise préserver la fertilité des sols, économiser l’eau, améliorer la biodiversité et rendre les systèmes agricoles plus résilients face au changement climatique.

Elle repose sur 3 principes essentiels:

 La pratique d’une rotation des cultures
 Le maintien d’un couvert végétal
 Le semis direct sans labour.

La FAO insiste sur le fait que ces trois piliers doivent être appliqués ensemble pour que le système soit réellement considéré comme de l’agriculture de conservation et non une simple réduction du travail du sol.

Indépendamment de l’agriculture de conservation, la rotation des cultures est une pratique très utile pour lutter contre les mauvaises herbes, les parasite et les maladies des cultures. En alternant par exemple céréale, légumineuse, culture fourragère ou crucifère, on rompt le cycle de développement des maladies, ravageurs et mauvaises herbes spécifiques à chaque espèce. Ceci entraine une diminution du recours aux pesticides tout en améliorant la structure et la fertilité du sol.L’introduction des légumineuse (comme le pois chiche, la lentille ou la féverole) est particulièrement bénéfique puisqu’elles enrichissent le sol en azote grâce à la fixation symbiotique, réduisant ainsi le besoin en engrais minéraux pour les cultures suivantes. En outre, la diversité racinaire des cultures alternées favorise une meilleure aération du sol et stimule la vie microbienne.

Le maintien d’un couvert végétal (vivant ou mort), toute l’année et entre les cultures, protège le sol contre l’érosion hydrique et éolienne en atténuant l’impact direct des gouttes de pluie et le ruissellement. Il limite également l’évaporation de l’eau et maintien une humidité bénéfique pour la vie biologique du sol. De plus, les couverts végétaux enrichissent le sol en matière organique et nourrissent les micro-organismes. Les résidus des cultures, laissés au sol et les couverts végétaux, contribuent activement au stockage du carbone organique dans les horizons superficiels du sol. Ce stockage de carbone représente un puits naturel qui compense en partie les émissions agricoles.

Le semis direct pièce angulaire de l’AC

Le semis direct (ou SD) consiste à semer une culture directement dans le sol non labouré, à l’aide d’un semoir spécialisé qui traverse la couche des résidus de la culture précédente et dépose les graines et les fertilisants en un seul passage. Il s’oppose au labour conventionnel et la préparation du lit de semence, qui retourne le sol plusieurs fois de suite et fragilise sa structure.

Une variante du SD est le semis direct sous couvert végétal (SCV) où il s’agit de mettre en place (pendant l’automne ou l’hiver) un couvert entre les récoltes, puis semis sans labour. Cette technique renforce les bénéfices du SD et facilite la lutte contre les adventices. Il faut toutefois bien choisir les espèces du couvert (en fonction du climat, sol, objectif : fertilité, structuration, désherbage…) et savoir gérer leur destruction au bon moment (ni trop tôt ni trop tard). Le semis direct peut être appliqué à de nombreuses cultures, mais il est particulièrement adapté aux grandes cultures annuelles.

Les avantages du semis direct sont environnementaux, agronomiques et économiques:

Sol en bon état et réduction des risques d’érosion (jusqu’à 90 %).
Stockage accru de carbone dans le sol (jusqu'à 1 t CO₂/ha/an).
Hausse de la biodiversité dans les champs et le sol
Résilience accrue du sol aux sécheresses et aux fortes pluies
Meilleure infiltration et efficience de l’eau
Amélioration de la fertilité du sol
Rendements plus élevés en SD qu’en système classique de labour
Réduction de la consommation de carburant (moins de passages d’engins mécaniques) et d'engrais chimiques pour les cultures.
Réduction des frais de la main d’œuvre spécialisée (conducteurs d’outils agricoles)

Au niveau pratique, le SD pose certains problèmes notamment:

1/ La nécessité de disposer d’un semoir spécifique à double disque et relativement couteux et d’un tracteur suffisamment puissant pour tirer le semoir
2/ Interdire le pâturage par les animaux qui consomment le couvert végétal et compactent le sol 
3/ Certaines difficultés pour gérer les nuisibles ou les maladies se développant dans les résidus des cultures.

Le semis direct est une composante technique clé de l’agriculture de conservation, mais il ne suffit pas à lui seul. Pratiquer le semis direct sans couvert végétal ni rotation des cultures mène souvent à l’échec (sol compacté, prolifération d’adventices, baisse de rendement…). C’est la synergie entre semis direct, couverture permanente et rotation qui permet d’engendrer des bénéfices durables pour l’agriculteur, l’environnement et le sol. Certaines exploitations pratiquent le semis direct mais labourent légèrement ou n’ont pas de couvert végétal permanent ou ne pratiquent pas de rotation diversifiée. On parle alors plutôt d’agriculture de conservation "partielle" ou de transition vers l’AC.Certains agriculteurs rapportent, avec le SD, une gestion difficile des mauvaises herbes et risque de dépendance aux herbicides. Effectivement, le non-labour et la couverture permanente du sol limitent l’usage des outils mécaniques et peut favoriser le développement des adventices. Toutefois en AC, il est possible d’opter pour une stratégie adéquate visant réduire la pression des mauvaises herbes en favorisant un équilibre biologique durable dans les parcelles, sans recourir systématiquement au désherbage chimique. La rotation des cultures rompt les cycles biologiques des mauvaises herbes et réduit leur multiplication.

Un couvert végétal bien choisi est également capable de concurrencer les adventices par effet d’ombrage, d’allélopathie (substances inhibitrices) ou de couverture dense du sol. La présence des résidus des cultures limite la germination des graines en surface. L’usage de moyens mécaniques localisés (rouleaux hacheurs, désherbage manuel…) complète ce dispositif. Enfin il est possible de recourir si nécessaire à un usage raisonné d’herbicides sélectifs.

Situation en Tunisie

Selon la FAO, dans le monde, en 2022, plus de 205 millions d’hectares sont cultivés en semis direct. Cette superficie ne cesse de croître, surtout en Amérique (Brésil Etats-Unis, Canada, Argentine), en Océanie et en Chine. L’Amérique du Sud est le leader incontesté de l’AC. Au Brésil et en Argentine, le semis direct est devenu le mode de culture dominant, pratiqué sur plus de 90 % des grandes cultures. Dans l’Union européenne (UE), le semis direct est encore minoritaire mais il progresse lentement, soutenu par des politiques environnementales, des agriculteurs innovants et l’intérêt croissant pour l’agriculture de conservation.En Tunisie, le SD a été introduit dès 1999 malheureusement il peine à se développer et son adoption reste limitée.  La superficie cultivée oscille entre 12 et 14 000 ha seulement sur une superficie consacrée aux céréales qui tourne autour de 1, 100 million d’ha.

Les causes sont multiples comme:

• Le coût du semoir, surtout la plus grande partie des exploitations sont de petite taille
• La pression des troupeaux sur les résidus
• Un manque de formation et de vulgarisation
• Résultats visibles à moyen terme
• Des freins culturels et structurels, comme méfiance, besoin de résultats rapides et visibles, habitude ancestrale du labour.

Perspectives

Face à la dégradation croissante des sols, à la baisse de leur fertilité, à la raréfaction de l’eau et aux effets du changement climatique, l’agriculture de conservation (AC) se révèle un excellent moyen pour restaurer les sols, améliorer les rendements à long terme, renforcer la résilience des exploitations et assurer la durabilité de la production agricole. Le semis direct à lui seul n’est pas efficace, il est nécessaire de mettre en place ensemble les trois composantes indispensables et complémentaires (SD, rotation des cultures et couvert permanent du sol).

Afin de promouvoir l’agriculture de conservation, il serait essentiel d’élaborer un plan de développement comprenant la sensibilisation et formation des agriculteurs aux principes et aux pratiques de l’AC, le renforcement de la recherche appliquée et l’accompagnement technique de terrain, le soutien de l’accès aux équipements adaptés (notamment les semoirs pour semis direct), et la mise en place d’incitations publiques ciblées (subventions, crédits, programmes pilotes).

L’agriculture de conservation représente une véritable voie de modernisation, alliant à la fois productivité, économie des ressources, durabilité et respect de l’environnement.

Ridha Bergaoui