Habib Touhami: François Perroux, l’homme et le penseur

Massif, de noir vêtu, la voix grave, le regard perçant et la réplique foudroyante, tel nous apparaissait François Perroux, grand économiste et professeur au Collège de France. Dans son séminaire à l’Ehess, se côtoyaient simples étudiants et personnalités universitaires et politiques de premier plan, sans hiérarchie ou prééminence. Parmi ces personnalités, on distinguait Edouard Bonnefous, président de la commission des finances du Sénat, ou Maximilien Rubel, professeur d’université, spécialiste de Karl Marx. Dans son bureau à l’Institut de sciences mathématiques et économiques appliquées (Ismea), trônait juste au-dessus de sa tête une calligraphie en arabe où était écrit: الله. Cela troublait ses visiteurs, à son grand amusement. François Perroux est né en effet dans une famille catholique et avait fait toutes ses études secondaires chez les Pères maristes à Lyon.
François Perroux est universellement connu pour ses écrits sur le développement socioéconomique bien que sa bibliographie soit extrêmement foisonnante et variée (une trentaine de livres et plus d’une centaine d’articles). Originaire de la ville de Lyon, il aimait la bonne table comme il se doit et avait ses entrées dans une brasserie lyonnaise bien connue située Boulevard des Gobelins à Paris. Il m’y invita parfois non pour parler de développement et d’économie mais pour débattre de chiisme et de mutazilisme. L’œcuménisme assumé de François Perroux l’autorisait à explorer toutes les voies et à s’intéresser à toutes les croyances. Notre escapade culinaire se terminait souvent par un thé à la menthe pris au café de la mosquée de Paris dans le Ve arrondissement. Je l’accompagnais ensuite à son bureau à l’Ismea et le conduisais en fin de journée à son domicile en contrebas de la Butte Montmartre. François Perroux n’avait pas de voiture et ne se déplaçait dans Paris qu’en taxi.
Il aimait la Tunisie et les Tunisiens à tel point qu’il n’hésita pas à apporter un soutien actif à la cause tunisienne lors du conflit ayant opposé en 1961 la Tunisie à la France au sujet de la base de Bizerte. De son séjour en Tunisie naquit une solide amitié avec Ahmed Ben Salah et une grande admiration à l’égard de Mahmoud Messadi, alors ministre de l’Education nationale. D’Habib Bourguiba, il ne retint que le «caractère agité» du personnage. Il se peut que l’aide apportée par Gérard Destanne de Bernis à Ahmed Ben Salah dans l’élaboration des «Perspectives décennales» ait été pour beaucoup dans la sympathie qu’éprouvait François Perroux à l’égard de la planification tunisienne, mais de là à le présenter comme un «cryptocommuniste», il y a une distance que beaucoup dans le monde arabe (allez savoir pourquoi) n’ont pas hésité à franchir. De Bernis, disciple de François Perroux, était marxisant et ne s’en cachait pas, de même que Samir Amin, mais pas François Perroux.
En réalité, François Perroux n’était ni marxiste ni néolibéral. Il réfutait les thèses des deux idéologies dominantes du 20e siècle pour adopter une autre grille de lecture de la science économique et de sa place dans la société. Pour lui, l’économie est substantiellement politique parce qu’elle intègre de fait «l’ensemble des facteurs influents du marché économique, y compris les effets des politiques d’État ou les effets de pouvoir». Toutefois, «l’invention, l’innovation seraient exilées d’un monde d’égaux ». Autrement dit, le rôle de l’Etat en ce qui concerne l’orientation et l’animation de l’économie nationale ne doit pas étouffer la libre entreprise ou bannir l’initiative privée. L’individu ne pourrait être considéré «ni comme l’homo oeconomicus déshumanisé du libéralisme, ni comme le prolétaire atomisé du marxisme». Ainsi parlait François Perroux.
Habib Touhami