News - 18.09.2025

Tunisie: le phosphate, un trésor sous-exploité qui peut redevenir un moteur d’avenir

Tunisie : le phosphate, un trésor sous-exploité qui peut redevenir un moteur d’avenir

Par Sami Lakhdar - Le phosphate fut longtemps l’un des piliers de l’économie tunisienne. Exploité dans le bassin minier de Gafsa, il a généré durant des décennies des recettes en devises, soutenu le budget de l’État et fourni des milliers d’emplois. Mais depuis plus d’une décennie, le secteur traverse une crise profonde. La production, qui atteignait plus de huit millions de tonnes en 2010, est tombée à environ 3,5 à 4 millions de tonnes par an aujourd’hui, affaiblie par des tensions sociales répétées, par un manque d’investissements et par une gouvernance trop dépendante des cycles politiques. Pourtant, la Tunisie conserve un potentiel immense. Bien utilisé, il pourrait redevenir un moteur central de la relance économique.

Les réserves de phosphate restent considérables. Le pays figure encore parmi les principaux détenteurs mondiaux de cette ressource indispensable à la production d’engrais. La demande mondiale progresse sans relâche avec l’augmentation de la population et la nécessité d’améliorer les rendements agricoles. La Tunisie possède donc un avantage naturel qu’elle peut transformer en atout stratégique pour son développement.

La véritable valeur ne se trouve pas dans l’exportation brute, mais dans la transformation locale. Or une partie importante du phosphate tunisien continue de quitter le pays sous forme brute ou semi-transformée. Moderniser les unités de production, développer l’acide phosphorique et surtout fabriquer des engrais spécialisés permettraient de multiplier les revenus, de créer des emplois qualifiés et de stimuler de nouvelles filières industrielles.

L’exemple marocain illustre parfaitement ce que peut apporter une stratégie cohérente. Depuis 2006, le Groupe OCP, dirigé par Mostafa Terrab, a mis fin à la logique de rente pour construire un modèle intégré. Le Maroc a investi massivement dans la recherche et l’innovation, notamment grâce à la création de l’Université Mohammed VI Polytechnique. Cette institution a été conçue pour rapprocher la science des besoins réels de l’économie. Grâce à cette orientation, l’OCP est devenu le premier exportateur mondial d’engrais phosphatés. Le Maroc s’est affirmé comme acteur incontournable de la sécurité alimentaire africaine et a transformé une ressource minière en un instrument de puissance économique et géopolitique.

La Tunisie peut tirer de cette expérience une source d’inspiration. Elle possède des universités de qualité, un vivier d’ingénieurs qualifiés et des chercheurs compétents. Ces atouts restent cependant insuffisamment connectés aux besoins concrets du tissu industriel. Un meilleur rapprochement entre formation, recherche et production permettrait de moderniser les procédés, de renforcer l’efficacité et de développer des engrais mieux adaptés aux spécificités des marchés régionaux. Une telle orientation offrirait aux jeunes diplômés de réelles perspectives professionnelles dans leur pays et contribuerait à atténuer le chômage qui touche fortement cette catégorie.

L’enjeu est également social. Le bassin de Gafsa a été marqué par de nombreuses protestations qui traduisent un sentiment d’exclusion économique. Une meilleure redistribution des bénéfices du secteur, la création de pôles de formation et d’emplois qualifiés et des investissements dans les infrastructures locales contribueraient à stabiliser la région et à renforcer la confiance des habitants.

À cela s’ajoute un enjeu environnemental majeur, souvent négligé. L’exploitation du phosphate engendre une forte pollution des eaux et des sols, ainsi que des rejets solides qui posent des risques sanitaires. La relance du secteur devra nécessairement intégrer des procédés plus respectueux de l’environnement afin d’assurer sa durabilité.

Le phosphate peut aussi devenir un outil de diplomatie économique. En renforçant ses partenariats régionaux et africains, la Tunisie pourrait jouer un rôle accru dans la sécurité alimentaire du continent tout en améliorant sa balance commerciale. En développant des engrais adaptés aux sols africains, elle pourrait s’imposer comme un acteur crédible et utile dans un domaine vital.

Pour concrétiser ce potentiel, plusieurs conditions doivent être réunies. Il faut moderniser les infrastructures de production, attirer des investissements publics et privés, réformer la gouvernance et stabiliser le climat social. Surtout, il est indispensable d’adopter une vision de long terme qui place la recherche, l’innovation et la durabilité au cœur de la stratégie.

Le phosphate ne résoudra pas à lui seul toutes les difficultés économiques de la Tunisie. Mais il peut redevenir un pilier central de croissance et servir de catalyseur à une transformation plus large de l’économie. Le pays se trouve à un moment charnière. Il peut continuer à gérer son phosphate comme une rente fragile ou choisir d’en faire, à l’image du Maroc avec l’OCP, un outil de développement intégré et durable. La ressource existe, les compétences sont là et la demande mondiale est en croissance. Il ne manque qu’une vision claire et ambitieuse pour transformer ce potentiel en prospérité partagée.

Sami Lakhdar
Directeur de recherche au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS/Toulouse)