Face à la crise
Pendant un quart de siècle, Ben Ali, son clan et ses auxiliaires ont pillé le pays, domestiqué l’Etat, asservi les tunisiens, transgressé les lois, dévoyé les élites et perverti la société. Tout le monde le savait sauf ses propres ministres, parait-il. Ceux-ci, toujours sourds et aveugles, continuent à nier l’évidence et à insulter notre intelligence en soutenant qu’ils n’y étaient pour rien ou que leurs compétences se limitent au seul champ économique.
Tous ceux qui ont collaboré avec Ben Ali ont leur part de responsabilité et ils devraient l’admettre, une fois pour toutes, pour le repos de leur âme et pour le bien de tous. A ceux parmi eux qui continuent à dire que « Ben Ali a fait des choses », sous-entendu de bonnes choses, nous répondons que rien ne prédestinait Ben Ali à faire du bien, ni ses origines, ni son itinéraire, ni son bagage intellectuel, ni ses mœurs, ni sa moralité.
La très grave crise que connaît aujourd’hui la Tunisie appelle de la part de tous le plus haut degré de patriotisme, de tolérance et de fraternité. Nul ne peut se soustraire à ses devoirs élémentaires de citoyen et nul n’a le droit de perpétuer ou d’aider à perpétuer un système et un type de gouvernance devenu archaïque, obsolète et inefficace. Nul n’a le droit de confisquer le sacrifice et la sueur des humbles et des sans-grades. Nul n’a le droit de détourner la révolte populaire de ses objectifs fondamentaux.
Oui, la crise était prévisible
Pendant des décennies, l’élite de notre pays a été condamnée à la déchéance intellectuelle et morale, la jeunesse au désespoir et à l’aventure. Les classes moyennes furent soumises aux contrecoups exorbitants et ravageurs d’une politique économique ayant fait le bonheur des seuls accaparateurs. La pensée économique elle-même fût circonscrite aux divagations sournoises et feutrées de quelques piètres « économistes », plus soucieux de décrocher un satisfecit de la BM et du FMI que de pérenniser un processus de développement en proie à tous les phénomènes de blocage. Pendant des décennies, la culture a été empoisonnée par les interférences et les interdits, l’école transformée en un instrument de reproduction sociale, l’université en une machine à former des inadaptés et des chômeurs. A force de laminer toutes les formes de contre-pouvoir, le liant social a disparu et avec lui le civisme et le sens des responsabilités. Derrière la peur et le dégoût se tapissaient la détresse, le mal de vivre et un profond sentiment d’injustice.
Oui, la crise actuelle est prévisible. Dans un pays comme la Tunisie, l’enrichissement outrancier, l’élargissement des inégalités, la précarité, le chômage et les passe-droits étaient de nature à susciter la frustration et la révolte. Il ne suffit pas d’améliorer le quotidien pour avoir la paix sociale. Notre peuple revendique l’équité et à la justice. Or, l’équité et la justice sont absentes et en tout cas insuffisantes dans la répartition régionale et catégorielle des revenus, la fiscalité, les rapports avec l’Administration et les services publics et jusqu’à dans nos démarches pour trouver un emploi ou un financement. Chacun sent ou subodore que certains d’entre-nous sont mieux servis ou mieux lotis que d’autres. Il se peut que ce sentiment soit en partie faux ou exagérément irrationnel. Peu importe. Les dégâts physiques et psychiques sont énormes. C’est cela qui est devenu insupportable et qui a tout déclenché.
Il faut remettre le pays au travail et assurer la sécurité des personnes et des biens. C’est indiscutable. Un gouvernement est donc nécessaire, mais un gouvernement de transition et uniquement de transition, c'est-à-dire un gouvernement présidé par une personnalité au-dessus de tout soupçon et composé par des Ministres « techniciens » et neutres dont la mission est de gérer le pays en attendant les résultats des élections. Le choix ne manque pas puisque notre pays a la chance d’avoir en réserve au moins trois personnalités dont l’âge, l’expérience et le passé nous garantissent la tempérance et le désintéressement. Il n’est pas souhaitable de continuer à biaiser et à finasser pour légitimer un gouvernement pléthorique, trop monolithique, trop clanique, pour être réellement efficace, crédible et impartial.
Il faut agir promptement pour rendre l’argent volé par Ben Ali et son clan aux Tunisiens. En vertu de l'article 51 de la Convention de l'ONU contre la corruption de 2003, dite Convention de Merida, le gouvernement doit porter plainte partout où cet argent a été déposé : la France, la Suisse, l'Amérique latine, le Canada, le Golfe et l'Asie du Sud-Est. Pour ce faire, une équipe d’enquêteurs spécialisés et de juristes confirmés doit être formée. Elle ne doit évidemment pas dépendre du seul cercle politique et elle ne doit rendre compte de ses travaux qu’aux seules autorités judiciaires compétentes. A l’intérieur, le dossier des terres domaniales, du patrimoine collectif et des entreprises publiques privatisées et données en cadeau aux copains et aux coquins doit être rouvert.
Un coup de pouce aux bas salaires
Dans le domaine social, la priorité absolue est de donner un coup de pouce aux bas salaires. On peut le faire sans faire appel aux entreprises et sans altérer leur compétitivité. La politique contractuelle doit reprendre sa place légitime pour assurer le partage équitable des richesses produites. Le code du travail doit être réaménagé pour gommer toutes les graves régressions introduites sous l’ère Ben Ali. Plus jamais, le code du travail ne doit être érigé en machine de guerre contre les syndicats et les travailleurs. Il faut naturellement dissoudre « les cellules professionnelles », un avatar du parti unique et un réservoir potentiel de miliciens et de gros bras. Les Caisses de Sécurité Sociale, la CNSS tout particulièrement, doivent être regroupées et gérées par les partenaires sociaux, ce qui est d’ailleurs en conformité avec la Loi 60-30. C’est là le seul moyen de garantir l’indépendance des Caisses.
Evidemment, l’Etat garde la haute main sur l’orientation générale de la protection sociale. Evidemment la future Assemblée Nationale pourrait en arriver à voter leur budget. Mais l’urgent est d’assainir le climat social à l’intérieur des Caisses. Il y va de la pérennité du système et de la survie du mode de répartition qui est le nôtre.
Dans le domaine économique et financier, l’urgent est de déterminer le montant exact de notre dette souveraine et faire le nécessaire pour rassurer les sources extérieures de financement. S’il nous faut serrer la ceinture et payer nos dettes, autant que la vérité nous soit dite. S’il nous faut faire des sacrifices, autant que la charge soit équitablement répartie. Quant à la fiction selon laquelle la politique économique et financière menée depuis un quart de siècle a été bonne pour le pays, elle ne manquera pas de s’écrouler dès lors qu’une commission indépendante se penchera un peu plus sérieusement sur les chiffres et les données statistiques. Elle constatera alors qu’il y a un fossé entre les faits et la propagande officielle. Et quand bien même, le taux de croissance serait-il validé en fin de compte, la seule question qui vaut est celle de savoir à qui la croissance a bénéficié. Le déséquilibre sectoriel et régional, le chômage, la précarisation, la dislocation des classes moyennes et l’endettement se sont aggravés au cours du règne de Ben Ali. Alors, de grâce, ne parlez plus de « miracle économique » ou d’un bilan « globalement positif ». L’économie n’est pas une machine introvertie qui tourne à vide. Elle a pour rôle fondamental de satisfaire les besoins des populations, et les besoins n’ont pas été satisfaits.
Un dernier mot. Il semble qu’en matière d’emploi, le gouvernement actuel n’a rien appris des leçons du passé, sinon il aurait rattaché le Ministère de l’Emploi à un Ministère unifié de l’Economie et des Finances. L’emploi n’est que la résultante de l’action économique et le produit partiel de la croissance. Mais il est faux de croire qu’avec 7% de croissance par an, le problème du chômage pourrait se régler. Dans certains cas, la croissance pourrait aggraver la situation de l’emploi. Je suis donc inquiet, très inquiet, de la façon dont le gouvernement traite les questions de l’emploi et du chômage. Je le suis d’autant plus que ceux qui continuent à dessiner les contours de la politique économique et financière sont les mêmes depuis un quart de siècle et qu’ils appartiennent tous à la même école de pensée économique.
Habib Touhami