Elyes Ghariani - La National Security Strategy 2025 de Trump : L'Europe dans la ligne de mire
Un acte d'ingérence idéologique sans précédent
Le 4 décembre 2025, la Maison Blanche publie une National Security Strategy (NSS) qui bouleverse les relations transatlantiques. Loin d'une simple révision des priorités, ce document ancre la politique américaine dans une critique sévère de l'Europe, vue comme un continent en déclin profond. Washington pointe un «effacement civilisationnel», lié à l'immigration, au faible taux de natalité et à une «censure» de la liberté d'expression, tout en saluant les «partis européens patriotiques», terme voilé pour les mouvements d'extrême droite appelés à résister aux choix actuels de l'UE. Ce ton moral, rare dans un texte stratégique, trahit une volonté: redessiner la vie politique des démocraties européennes.
Cette NSS rompt avec le pragmatisme de la première NSS de Trump de 2017, qui mesurait forces militaires et intérêts concrets. En 2025, elle place les débats internes européens au cœur de la sécurité américaine, effaçant la ligne entre diplomatie et ingérence. Elon Musk, allié clé de Trump, appelle à abolir l'UE; Christopher Landau, secrétaire d'État adjoint, dénonce l'«incohérence» des capitales européennes comme une «opposition frontale» aux intérêts américains.
Le timing est révélateur: cette doctrine coïncide avec la pression américaine sur l'Ukraine pour un cessez-le-feu rapide, sans garanties solides, alors que l'Europe soutient Kiev. Les ministres européens, conscients du besoin d'autonomie, doutent ouvertement de leur «grand allié».
La NSS ne propose pas une renégociation symétrique des responsabilités transatlantiques; elle pousse l'Europe vers plus d'autonomie nationale. Moscou y voit un avantage stratégique: les divisions occidentales sapent l’unité européenne, affaiblissant ainsi la cohésion de l’Alliance. Paradoxe frappant — la Russie, longtemps désignée comme menace principale pour justifier le renforcement des capacités défensives européennes, se retrouve désormais dans un contexte où Washington encourage l’Europe à recentrer ses priorités non plus sur la défense collective, mais sur une refondation idéologique et nationale.
Cet article analyse cette évolution, les réactions européennes et ses enjeux géopolitiques, alors que l'ordre transatlantique d'après 1945 s'adapte à une logique de puissances axée sur les dynamiques internes.
L'archéologie idéologique: la critique civilisationnelle de l'Europe
Le document de la NSS 2025 ne formule pas simplement des critiques à l'encontre des capacités militaires ou des orientations diplomatiques de l'Europe. Au contraire, il procède à un diagnostic civilisationnel sans équivalent dans les stratégies nationales américaines. Selon ce texte, l'Europe fait face à une menace existentielle qui dépasse les questions conventionnelles de sécurité: celle d'une «civilizational erasure», un effacement civilisationnel que Washington identifie comme simultanément plus grave que tout défi géopolitique traditionnel. Cette formulation, précisément, représente une rupture sémantique majeure. Là où les stratèges américains évoquaient jadis le «déclin relatif» d'une puissance ou les fragilités institutionnelles d'une alliance, la NSS 2025 mobilise le lexique de l'extinction existentielle, emprunté aux discours identitaires et civilisationnels.
Les causes énumérées de ce prétendu déclin révèlent la logique du diagnostic trumpien. L'immigration figure en première ligne, présentée non comme un défi logistique ou économique, mais comme une menace métaphysique à l'identité européenne elle-même.
S'y ajoute le recul démographique — le «grand remplacement» invoqué par les mouvements d'extrême droite européens reclassé en catégorie stratégique américaine. Enfin, Washington dénonce ce qu'il qualifie de «censure de la liberté d'expression», visant implicitement les régulations européennes sur les discours de haine, la propagande d'extrême droite et la désinformation. En consolidant ces trois éléments en un diagnostic unique de décadence identitaire, la NSS procède à une inversion rhétorique subtile mais radicale: elle transforme les choix politiques délibérés de régulation démocratique en symptômes de dégénérescence.
Cette critique sort des évaluations stratégiques classiques. D'habitude, une puissance juge ses alliés sur des faits concrets: armées, fiabilité, intérêts partagés. La NSS 2025 adopte un angle plus large, axé sur l'identité et la société. Ce choix ouvre la porte à un soutien affiché pour certains mouvements politiques européens, au nom de valeurs communes.
La section sur les «partis européens patriotiques» l'illustre. La NSS les voit comme des forces capables de «résister à la voie actuelle de l'Europe».
Le mot «patriotiques» nuance: il regroupe des partis variés, du Rassemblement National français à l'AfD allemande, en passant par les Frères d'Italie ou Fidesz en Hongrie. Reformulés ainsi, ils deviennent des acteurs légitimes de renouveau national, non des défis à l'ordre existant.
Cette approche n'est pas neuve, mais discrète autrefois. En 2016-2017, Trump avait noué des liens avec des populistes comme le Mouvement 5 Étoiles italien ou Viktor Orbán. Ces contacts restaient informels. La NSS 2025 officialise : elle inscrit ce soutien dans un texte gouvernemental. J.D. Vance, vice-président, l'avait amorcé à Munich en février 2025, louant des « gouvernements authentiques » comme ceux d'Orbán ou Meloni. Cette provocation ayant échoué à déclencher une réaction diplomatique majeure, Washington a estimé pouvoir institutionnaliser cette stratégie dans sa NSS.
Cette rupture touche les bases de la politique américaine. Traditionnellement, les États-Unis mesuraient ennemis et rivaux en fonction de leurs capacités: potentiel économique, puissance militaire, technologies critiques L'enjeu : les contrôler par dissuasion ou alliance. La NSS 2025 change tout: identité, démographie, liberté d'expression deviennent critères de sécurité. La menace n'est plus la puissance adverse, mais le déclin interne d'une civilisation censée lui être fidèle.
Ce virage a des effets profonds. La Russie, menaçante militairement mais alignée idéologiquement, passe au second plan face au «déclin» européen. Les réponses ne sont plus militaires ou diplomatiques, mais politiques internes. L'OTAN laisse place aux électorats «patriotiques»; l'unité européenne, aux nations souveraines. La NSS 2025 ouvre une voie nouvelle: remodeler l'Europe de l'intérieur, en activant ses fractures identitaires.
La stratégie de déstabilisation transatlantique: mécanismes et acteurs
La publication de la NSS 2025 s'inscrit dans une dynamique plus large, où les figures clés de l'administration Trump relaient et amplifient ses orientations stratégiques. Donald Trump en est le pivot: le document qu'il a approuvé pose un cadre doctrinal officiel, complété par ses interventions publiques sur Truth Social, qui en soulignent les priorités avec vigueur.
Cette complémentarité est intentionnelle: la NSS apporte la légitimité institutionnelle, tandis que les déclarations présidentielles assurent une diffusion large, transformant un texte stratégique en en arme de combat idéologique.
Christopher Landau, secrétaire d'État adjoint, en précise les implications diplomatiques. Sur X, il évoque l'«incohérence» des capitales européennes, à la fois dans l'OTAN et l'UE: «Quand ces pays portent leur casquette UE, ils poursuivent souvent des agendas en tension avec les intérêts américains.» Cette observation, émise peu après la publication, traduit une vision nuancée de l'intégration européenne, positionnant l'UE non comme un partenaire, mais comme un adversaire concurrentiel.
Elon Musk, proche conseiller en ce début de mandat, ajoute une perspective audacieuse: «l'UE devrait être abolie et la souveraineté revenir aux États, de manière que les gouvernements puissent mieux représenter leur peuple» Cette proposition radicale dépasse la critique tactique pour viser la dissolution institutionnelle. La convergence de ces trois voix—présidentielle, diplomatique et influente—n'est ni fortuite ni spontanée. Le timing serré (week-end post-publication) et la tonalité complémentaire (institutionnelle chez Trump et Landau, explosive chez Musk) suggèrent un relayage coordonné: la NSS pose le diagnostic, les acteurs l'amplifient en campagne de déstabilisation.
Washington impose une exigence budgétaire ferme: des budgets militaires européens à 5% du PIB d'ici 2035, alignés sur les priorités évoquées au sommet de La Haye. Parallèlement, la NSS questionne la légitimité des institutions européennes, perçues comme distantes des dynamiques nationales. Cet appel à la souveraineté nationale diversifie les réponses potentielles, favorisant des dialogues bilatéraux avec des États réceptifs. Cette dynamique culmine sur l'Ukraine, où la NSS légitime une résolution rapide, plaçant l'Europe face à un arbitrage entre soutien à Zelensky et l’alliance américaine.
Le lien russe souligne la profondeur stratégique. La NSS converge avec Moscou sur une cessation rapide sans garanties territoriales majeures, comme l'exigent Varsovie ou les Baltes. Le Kremlin, critique chronique du « déclin » européen, accueille favorablement cette doctrine, un rare consensus transatlantique sur le Vieux Continent. Moscou y voit un atout: des divergences occidentales affaiblissent la posture européenne.
Les enjeux sécuritaires restent réels, mais l’Europe est désormais prise dans un tenaille idéologico-stratégique: Washington instrumentalise Moscou, non pour le contenir, mais pour fracturer l’unité européenne et imposer une reconfiguration transatlantique. Trump ne mène pas une guerre contre la Russie — il la mobilise comme levier de déstabilisation, transformant l’adversaire traditionnel en complice tactique d’un projet bien plus ambitieux : la fin de l’Europe intégrée.
La NSS 2025 tisse ainsi un écosystème où pression budgétaire et dynamiques nationales s'entrelacent, l'alignement tactique avec la Russie contrebalançant l'unité européenne.
Cette stratégie ne vise pas la réforme de l'OTAN, mais sa redéfinition en alliance à géométrie variable, où les « patriotes » deviennent les interlocuteurs privilégiés de Washington.
Les réactions européennes: entre déni et prise de conscience
Face à l'assaut idéologique de la NSS 2025, l'Europe opte pour une stratégie du silence diplomatique calculé. Ursula von der Leyen et Antonio Costa, présidents respectifs de la Commission et du Conseil européen, s'abstiennent de toute réaction publique. Ce choix délibéré relègue les réponses au niveau ministériel, évitant l'escalade gouvernementale. À Paris, l'entourage Macron qualifie la NSS de «texte de cadrage» incomplet, une retenue tactique pour temporiser et observer les compléments attendus.
En Allemagne, le chef de la diplomatie, Johann Wadephul, fustige les «conseils venus de l'extérieur» sur la démocratie et la liberté d'expression, rejetant catégoriquement toute tutelle.
L'ébranlement gagne d'autres capitales. Danemark et Luxembourg protestent; les Baltes fissurent leur consensus pro-OTAN. Andrius Kubilius, commissaire lituanien à la défense, enjoint: «L'Europe doit rapidement construire son indépendance en défense et géopolitique.»
La Pologne rompt la réserve. Le Vice Premier Ministre, Radoslaw Sikorski, réplique à Elon Musk: «Allez sur Mars, les saluts nazis ne sont pas censurés là-bas.»
Les signaux institutionnels trahissent une paralysie. Kaja Kallas affirme mollement que « les États-Unis restent un allié », tandis que l'absence de von der Leyen signale l'impuissance bruxelloise.
Ce silence collectif masque une prise de conscience: la fiabilité transatlantique s'effrite, forçant l'Europe vers une autonomie inéluctable.
Convergences et divergences stratégiques: le clivage transatlantique
L'Ukraine cristallise les divergences abyssales entre Washington et l'Europe.
Les capitales européennes maintiennent un soutien inébranlable à Zelensky, exigeant des garanties substantielles de sécurité territoriale et des sanctions maintenues contre Moscou.
Trump, au contraire, exige une cessation rapide des hostilités, privilégiant un rapprochement pragmatique avec la Russie pour stabiliser l'Est européen et recentrer les ressources américaines. La NSS 2025 légitime cette réorientation en présentant l'Ukraine comme un conflit périphérique, non vital pour les intérêts américains primaires.
Cette fracture mine la confiance en l'allié américain au cœur des consensus atlantiques. «Les Européens doutent chaque jour de la fiabilité de leur grand allié». Même les pays baltes, fervents pro-OTAN, voient leur unité se fissurer: la menace russe, unificateur d'hier, devient levier de division face aux appels trumpiens au compromis.
Les tensions économiques accentuent ce clivage stratégique. Les menaces tarifaires de Trump constituent l'arrière-plan coercitif, visant à rééquilibrer les échanges au profit de l'industrie américaine. Elles sont érigées par la NSS en impératif de «sécurité économique». L'Europe, dépendante des chaînes critiques (terres rares, semi-conducteurs), affronte un dilemme : concéder sur l'Ukraine pour apaiser Washington, ou braver une guerre commerciale minant sa résilience face à Moscou et Pékin. Ce nexus éco-stratégique transforme l'Atlantique: non plus alliance solidaire, mais rapport de forces où les priorités américaines prévalent.
Ce basculement transcende le conjoncturel. Il marque un tectonique glissement : des sphères post-1945 vers une géopolitique des puissances, où l'Europe, déclassée en périphérie autosuffisante, négocie sa survie entre un Trump mercantiliste et un Poutine revanchard.
Les implications géopolitiques: vers une nouvelle architecture régionale
La NSS 2025 relègue l'Europe dans la hiérarchie stratégique américaine, au profit de l'hémisphère occidental et de l'Indo-Pacifique.
Le «Corollaire Trump» à la doctrine Monroe recentre Washington sur les Amériques, faisant du Vieux Continent un acteur régional autosuffisant, finançant sa défense sans parapluie nucléaire perpétuel. Bruxelles glisse de pivot atlantique à périphérie conditionnelle, où les déploiements US deviennent liés à une «confiance civilisationnelle» restaurée.
Cette réorientation s'accompagne d'une stratégie visant à affaiblir l'unité politique de l'UE. L'appel d'Elon Musk à son abolition cristallise cette vision : souverainetés nationales contre intégration supranationale.
Washington favorise les mouvements d'extrême droite pour fragmenter les consensus européens, privilégiant des relations bilatérales avec des États «patriotiques» réceptifs.
Le jeu régional met aux prises Russie, Chine et repositionnement européen. Trump privilégie un rapprochement tacite avec Moscou—via une résolution ukrainienne sans garanties solides—affaiblissant la cohésion européenne au profit d'une neutralité de facto, consolidant la sphère russe. Paradoxe frappant : le Kremlin approuve la NSS, écho de sa propre critique du «déclin» continental, alors qu'il en incarne la menace principale. Pékin, en observateur attentif, exploite ces fissures pour asseoir ses chaînes d'approvisionnement critiques.
De cette dynamique naît une architecture multipolaire: l'Europe, privée de boussole stratégique, négocie sa survie entre sphères russe et américaine, forgeant son identité par contrainte plus que par vocation.
Analyse critique: le double jeu idéologico-stratégique
Le vocabulaire de la NSS 2025 sert d'outil principal. «Partis patriotiques» désigne des forces nationales fortes, vues comme remparts contre une direction contestée. « Déclin civilisationnel » relègue les rivalités de puissance au second plan, face à un défi interne. «Effacement civilisationnel» touche aux angoisses identitaires profondes. Ce choix de mots ouvre une influence morale nouvelle: Washington ne juge plus seulement les forces; il cherche à préserver l'essence civilisationnelle des alliés.
L'inversion des critères stratégiques surprend par sa portée. La Guerre froide opposait libéralisme et communisme. La NSS interroge l'approche européenne « libérale-mondialisée » au nom de valeurs conservatrices: souveraineté, démographie, liberté d'expression.
La défense commune contre l'Est s'inverse: les enjeux internes priment sur les menaces externes. Trump ne protège plus l'Occident unifié ; il en redéfinit les contours, écartant l'Europe supranationale.
Ce double jeu – idéologique en surface, stratégique en fondeur - illustre une approche mesurée: diviser par les mots, contraindre par les actes, reconfigurer l'Atlantique sans heurt majeur.
Vers une nouvelle architecture géopolitique mondiale
La NSS 2025 dépasse la tactique: elle marque une réorientation américaine profonde, reléguant l'Europe de pivot atlantique à périphérie autosuffisante. Cette vision, favorisant les «patriotes» face à l'UE, révèle une ambition: modeler les dynamiques politiques européennes pour un ordre transatlantique flexible, bilatéral et hémisphérique.
Quatre scénarios se dessinent. Fragmentation si les nationalismes balkanisent l'UE. Fédéralisme accéléré par défense unie. Autonomie stratégique via PESCO (coopération structurée européenne en défense) et capacités propres. Finlandisation: neutralité forcée, sphère russe consolidée.
Des questions clés persistent. Comment bâtir une défense crédible sans consensus budgétaire ? La rhétorique anti-UE mobilisera-t-elle ou rebutera-t-elle? L'Ukraine survivra-t-elle viable, ou deviendra-t-elle tampon contesté ? Quels axes Paris-Berlin, Londres-Varsovie redessineront l'Atlantique?
Ce basculement accélère la multipolarité : Europe, Inde, Brésil s'affirment face à un retrait US sélectif. La diplomatie européenne, sans parapluie US, stabilisera-t-elle un continent fracturé ? La NSS 2025 recompose l'Occident : l'Europe, poussée à l'autonomie, deviendra pivot mondial ou périphérie vassale.
Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur
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