Opinions - 26.01.2011

Renaissance d'une nation

En avant première, Leaders est heureux de publier dès cet après-midi, avec l'autorisation de l'auteur, l’édito de Jean Daniel qui paraîtra dans le Nouvel Observateur mis en kiosque jeudi.


1. Lorsque Rachid Ammar, chef d'état-major de l'Armée de terre, proclame qu'il est le garant de la Constitution tunisienne, c'est le destin même de la révolution qu'il contribue à façonner. Nous avons été les premiers, quand ce général a refusé de faire tirer sur le peuple, à parier qu'il serait un héros national indiscuté. La Constitution qu'il défend désignait l'actuel Premier ministre comme successeur de Ben Ali dans un gouvernement provisoire. Mais si ce Premier ministre est contesté c'est parce que trop d'anciens ministres l'entourent. Un remaniement paraît donc inévitable. C'est le moment de faire le point sur les raisons de la célébration internationale de la révolution dans un tout petit pays de la Méditerranée.

Nous sommes plusieurs, dont notamment Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb, à qui la révolution tunisienne a rappelé trois souvenirs historiques. D'abord, l'immolation de l'étudiant devenu marchand ambulant Mohamed Bouazizi nous rappelle Jan Palach qui s'était lui aussi immolé à Prague avant le printemps de 1968. Insistons sur le fait que l'immolation possède une exceptionnelle charge émotionnelle car, contrairement aux attentats suicides, elle n'entraîne le massacre de personne et que l'on y meurt sans l'espérance de trouver une récompense au paradis. C'est la détresse à l'état pur. Deuxième souvenir≈ : le rôle décisif du chef d'état-major Rachid Ammar nous a rappelé l'insurrection des officiers portugais rebelles juste avant la révolution des Œillets en 1974. Enfin, la décision de l'Union générale des Travailleurs tunisiens d'appeler à une grève générale évoque Lech Walesa et la révolte polonaise au début des années 1980.

C'est la réunion de ces trois caractéristiques qui fait que la révolution tunisienne ne ressemble à aucune autre et il faudrait à tout prix qu'elle maintienne cette singularité. Or c'est elle qui est menacée de toute part. Un basculement dans la violence de la transition démocratique ferait sombrer la révolution tunisienne dans les convulsions qui ont trop banalement accompagné l'histoire des révolutions. Après, il est vrai, de très graves conflits, d'autres voies ont été suivies : il y a eu la transition démocratique en Espagne, après la mort de Franco, grâce à un compromis entre les franquistes et les républicains ; le pardon tolstoïen de Mandela aux racistes de l'apartheid en Afrique du Sud ; enfin, de manière peut-être plus froidement réaliste, la politique de conciliation des Algériens entre laïcs et islamistes après la tragique guerre civile des années 1990. Les Tunisiens viennent d'ailleurs de créer une commission Vérité et Réconciliation≈: vérité sur Ben Ali, sa famille, son clan, son appareil et ses alliés, mais réconciliation avec ceux qui n'ont fait que le subir sans trouver le courage se révolter.
 
2. Et c'est bien là qu'aujourd'hui le vrai problème se pose. Qui va décider du sort de la révolution ? On comprend les deux camps. D'un côté, celui des Tunisiens qui redoutent les désordres que provoquerait l'attribution de pouvoirs à des gens sans expérience et qui, par besoin de justice, voudraient en découdre avec tous ceux qui se sont compromis avec l'ancien dictateur ; de l'autre, le camp des partisans d'une rupture radicale avec tout ce qui peut rappeler l'humiliation infligée à une nation fière et cultivée par une ploutocratie de grands voyous. On comprend, certes, mais, sans prétendre donner des conseils à des hommes qui viennent de mener seuls leur révolution, on peut nourrir des espérances. Pour ma part, oui, j'aurais préféré que le gouvernement provisoire fût constitué de grands techniciens, c'est-à-dire de grands commis. Or ils ont été nombreux en Tunisie qui ont été écartés et emprisonnés par Ben Ali. Ce fut le cas de Mohamed Charfi, dont la femme Fouazi Charfi, présente dans l'actuel gouvernement, avait accompagné son mari décédé pour accomplir la première grande réforme des programmes scolaires dans le monde arabe.

Sans doute le Premier ministre a-t-il confessé la peur qu'il avait toujours eue lui-même de son président aujourd'hui déchu, et a-t-il annoncé sa décision de ne plus jouer de rôle politique après l'organisation d'une assemblée destinée à préparer les élections. Sans doute sa désignation est-elle conforme à une Constitution que l'armée s'est engagée à garantir. Mais sans un remaniement ministériel, il ne semble plus que cela soit suffisant pour le maintenir dans ses fonctions. Ses principaux ministres ont en effet été trop proches de Ben Ali, trop associés à ses forfaits. Les syndicalistes et les organisations féminines qui sont appelés à jouer des rôles d'arbitre pourront-ils avoir l'appui d'une armée devenue si populaire ? Le pire serait la permanence d'un déchirement qui transformerait une révolution exemplaire en une rébellion sans visage. Et l'on sait bien, dans ce dernier cas, qui seraient les vainqueurs≈: les militants les mieux organisés, les mieux embrigadés, c'est-à-dire les islamistes qui ont déjà retrouvé leurs mosquées traditionnelles. Résumons≈: l'ennemi de la révolution, c'est le chaos. Ceux qui sauraient le mieux en tirer parti, ce sont les islamistes. La seule force populaire capable d'assurer un ordre révolutionnaire, c'est l'armée, puisqu'elle est devenue celle du peuple.

Il faut maintenant s'attarder sur les islamistes tunisiens. La lutte contre eux, qui a été le fonds de commerce du despotisme policier de Ben Ali, si elle a remporté quelques succès rassurants au départ, a fini au contraire par les conforter sans toutefois parvenir à ébranler ce que le régime avait le mieux réussi à conserver de l'héritage de Bourguiba≈: l'émancipation des femmes. Pour libérer, il faut se conduire en libérateur. Or ce n'est pas un démocrate intègre qui a interdit le port du voile aux femmes tunisiennes à l'université, c'est un chef d'Etat de plus en plus saisi par la corruption. Le résultat a été que celui qui avait la réputation de pourfendre l'islamisme aura contribué en réalité à diffuser un islam de protestation, au point que l'on a vu se promener côte à côte des mères dévoilées et des filles portant le hidjab. La dictature de Ben Ali avait fini par faire apparaître l'islam, aux yeux d'un certain nombre de jeunes femmes, comme un refuge de l'honnêteté et de la vertu. Mais on ne peut exclure une baisse de prestige de l'islamisme depuis que ce sont des révolutionnaires laïcs qui ont chassé Ben Ali.
 
3 .Pour revenir aux caractéristiques essentielles de la révolution tunisienne, on comprend bien que, lorsqu'elles ne sont pas réunies ailleurs, la contagion n'est pas évidente. Si l'on a raison d'évoquer l'Egypte, la Jordanie ou le Yémen, il faut surtout se préoccuper des deux voisins≈: l'énigmatique Libye dont on n'aura jamais fini de parler et la turbulente Algérie. Deux pays détenteurs de pétrole et ménagés par les grandes puissances. En Algérie, au moins pour le moment, le problème se pose différemment. Contrairement à la Tunisie, les femmes n'y sont pas libres et la répudiation de l'épouse y est toujours possible. Mais la presse, si elle connaît de capricieuses contraintes, permet à de nombreux confrères de faire preuve d'une grande indépendance. J'ai eu l'occasion personnellement de le vérifier. Il n'y a pas de couvercle mis sur la marmite prête à exploser. Les jeunes sont proportionnellement aussi nombreux qu'en Tunisie, ils éprouvent peut-être un mal de vivre encore plus grand, mais la presse exprime souvent leur malaise. Non seulement ils n'ont pas reçu la contrainte de se taire pendant vingt-cinq ans mais leurs aînés se souviennent encore des convulsions atroces d'une guerre civile qui n'est pas si lointaine, dans la dernière décennie du siècle dernier. Ce qu'ils peuvent retenir, en revanche, de la Tunisie, c'est le bonheur de la rébellion et la contestation du pouvoir.
 
4 .Je veux revenir maintenant sur la France, sur l'avenir des rapports franco-maghrébins et sur Sarkozy. Que l'on me permette de rappeler l'article ici publié juste après l'immolation du jeune Tunisien et pendant que s'exerçait la répression qui a tout de même fait une centaine de morts. Je parlais des trois pays d'Afrique du Nord en disant≈: « le Maghreb, c'est nous ». Je soulignais les échanges incroyablement nombreux et féconds qu'il y a entre la France, d'une part, la Tunisie, l'Algérie et le Maroc, d'autre part. Mais je constatais qu'il n'y avait qu'en France que l'on pouvait penser aux intérêts d'une entité maghrébine puisqu'entre les trois pays il n'y avait pas de rapports directs, comme l'avait constaté mon ami Habib Boularès. Je veux rappeler une fois encore que cet ami, lorsqu'il était président de l'Union du Maghreb, était à chaque instant obligé de constater que chaque pays préférait avoir des rapports directs avec la France plutôt que de négocier avec son voisin. Si « le Maghreb, c'est nous », c'était vrai avant les turbulences tunisiennes, ce l'est davantage encore désormais. Il y a de l'autre côté de la Méditerranée 80 millions d'hommes et de femmes dont le destin concerne directement la France.

Maintenant il ne faut pas que les Tunisiens soient rendus trop amers par les maladresses inexcusables de certains des gouvernants français qui ont été souvent plus ridicules que coupables. Donnons acte tout de même à Frédéric Mitterrand qui a exprimé des regrets en forme d'autocritique. Quant à Nicolas Sarkozy, il ne pouvait pas faire moins que ce qu'il a fait, mais il l'a fait. Reconnaître qu'il a sous-estimé la révolte et l'impatience des Tunisiens, c'est tout simplement stigmatiser la carence des services de renseignements, des diplomates et de son entourage. Sarkozy a raison, je le maintiens, de rappeler qu'une ancienne puissance coloniale est astreinte à des devoirs de réserve envers ses anciennes colonies. Il n'y a pas si longtemps que les islamistes algériens accusaient leurs adversaires d'appartenir à un « parti français ». Mais il a tort de s'en servir comme d'un alibi à la cécité. Je voudrais cependant adjurer les Tunisiens d'oublier les gouvernants. Non seulement une partie de la presse française a sauvé l'honneur mais, tout de même, c'est la nation tout entière qui a accueilli les victimes et les adversaires de la dictature tunisienne. Pour aider les Tunisiens à conserver l'euphorie et la fierté de leur révolution, restons avec eux dans le souvenir d'hier et pour les combats de demain.

J. D.
 
P. S. Les journées portes ouvertes que « le Nouvel Observateur » a organisées samedi dernier au Collège des Bernardins ont été placées sous le signe de la révolution tunisienne. Plusieurs débats dans des salles où se pressaient des lecteurs et des amis, presque trop nombreux, ont salué dans cette révolution un événement aussi pur dans sa spontanéité, aussi imprévisible dans sa singularité, aussi audacieux dans ses ambitions. Pour notre part, nous avons, Stéphane Hessel et moi, défendu, chacun à sa manière, lui ses « Indignations », moi mes ruptures, tous deux nos fidélités. Il m'a semblé puiser, dans ces journées, un regain de jeunesse.

J.D
 
Photo Joël Calmette