Blogs - 02.02.2011

C'était un 14 janvier 2011 à Tunis

Direction l’Avenue Habib Bourguiba, ce matin-là suite à l’événement lancé sur les réseaux sociaux et qui a rassemblé, en quelques heures, plusieurs milliers de participants. Encouragés par la promesse du président de ne plus tirer sur les civils, on a sorti nos drapeaux qu’on utilisait pour fêter les victoires de football. Ils ont pris de la poussière depuis le temps que notre pays aligne défaite sur défaite au plan international.

On parque la voiture assez loin du centre-ville, au Bélvédère, et on marche à pied en direction du centre-ville. Sur l’Avenue de la Liberté, point de hordes comme les ont appelés certains ni de bandes de voyous cagoulés comme les ont décrit d’autres mais une foule silencieuse qui avance vers son destin, calme et décidée. Des militaires, postés aux principaux carrefours, nous regardent d’un air impassible alors que des policiers nous suivent d’un regard inquiet. La ville est fantomatique. Les magasins ont tiré leurs rideaux et les cailloux qui jonchent le sol rappellent les affrontements de la veille que nous avons suivis sur facebook. Même ambiance de calme inquiet sur la rue de Paris qui tranche avec l’atmosphère survoltée de l’Avenue Bourguiba dans laquelle nous nous engouffrons hébétés devant l’immensité de la foule présente.

Nous nous sommes promis de rester un peu à l’écart craignant de faire les frais de cette police à la violence notoire mais nous sommes rapidement happés par l’effervescence ambiante. Aussi loin que pouvait s’étendre le regard des deux côtés de cette grande et belle avenue, des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, de toutes catégories sociales, scandent en chœur des slogans tout droit venus des profondeurs de notre frustration collective de peuple opprimé, trop longtemps privé de sa liberté de parole. La plupart des slogans dénoncent l’enrichissement illégal du clan Ben Ali, d’autres sont insultants mais le mot d’ordre est un seul et unique DEGAGE. Il résume à lui seul l’exaspération et le ras-le bol d’un pays dont la patience et l’indulgence ont été récompensées par la spoliation et la terreur. Certains diront, le plus étonnant ce n’est pas qu’on l’ait fait, mais qu’on ait attendu aussi longtemps pour le faire.

Mais de la colère qui monte de la foule compacte, forte et solidaire, se dégage une joie libératrice. Et au fil des heures qui passent, la manifestation se transforme en catharsis généralisée, en psychothérapie géante. Aux cris de « Ben Ali Assassin », certains pleurent, d’autres s’étreignent, s’embrassent alors que d’autres grimpent aux branches des arbres centenaires de l’avenue, aux lampadaires qui font face au sinistre Ministère de l’Intérieur enroulés dans le drapeau national. Autant de gestes impensables pour notre génération opprimée qui pressait le pas en passant par ces lieux macabres en pensant à tout ce qui se tramait, particulièrement dans le tristement célèbre sous-sol de ce Ministère. Et voilà que nous étions juste là scandant « Ministère de l’Intérieur Ministère terroriste » dans un ultime baroud d’honneur à un régime finissant qui n’a tenu que par la peur et la persécution. Comme un refrain, l’hymne national ponctue les slogans dans une émotion que la plupart ont du mal à contenir.

En ce jour du 14 janvier 2011, même la météo était de la fête avec un beau soleil resplendissant qui éclairait les visages délivrés de cette peur qui les oppressait. On se passe le mot : à midi, une minute de silence et du haut de cette horloge qui surplombe l’Avenue, le temps s’écoule à grande vitesse. On immortalise ces moments dont on ne mesure pas encore la portée. On enregistre des séquences, on prend des photos. Ambiance bon enfant d’un peuple qui a cassé les chaînes qui l’emprisonnaient dans une passivité mortifiante et profite de cette liberté qu’il a recouvré avec la seule force de son courage et de sa solidarité. Hormis la foule qui chante, plusieurs personnes se tiennent à l’écart. Cadres supérieurs quinquagénaires désabusés, ils ont l’air grave. Ils en ont vu passer des injustices et n’ont pas bronché pour préserver leur confort de petit bourgeois endetté jusqu’au dernier jour de sa retraite pour jouir d’une vie aux apparences heureuses, villa en cité urbaine, été à Hammamet, vacances à l’hôtel et voyage annuel en famille.

Vers 13 h 30 mn, nous quittons à contre-cœur nos frères et sœurs avec qui nous avions défié le symbole d’un des régimes les plus totalitaires du monde, le ministère tunisien de l’Intérieur.

Sur l’avenue de Paris que nous empruntons pour rentrer, nous croisons deux groupes de manifestants. Le premier semble sorti d’une mosquée parce qu’il n’y a pas de femmes parmi eux et qu’ils ne criaient que Allahou Akbar. Nous les applaudissons et nous filmons leur défilé. Quant au deuxième groupe, il est constitué de gens plus jeunes et agressifs qui attaquent notre caméra en nous intimant l’ordre de ne pas filmer. Cette attitude nous étonne, seraient-ils des casseurs envoyés pour semer la pagaille dans une manifestation qui est resté digne et mesurée malgré la virulence de ses revendications ?

Le temps d’arriver à la maison et de nous remettre de toutes ces émotions, nous découvrons avec effroi que la manifestation calme et pacifiste à laquelle nous avons participé a tourné court. Les images à la télévision montrent une foule hagarde dispersée à coups de gaz lacrymogènes et de matraques. Des coups de feu sont tirés. Les gens fuyaient de partout, la peur avait repris ses droits. Certains sont restés cachés dans les immeubles du centre ville toute la nuit. La gare est saccagée ainsi que plusieurs autres lieux que l’on voyait fumer du toit de notre maison.

Mais le destin de la Tunisie était déjà scellé et les derniers débattements de la bête agonisante ne parviendront pas à entamer sa volonté d’en découdre… C’est dans un pays libre que nous vivrons désormais et que l’on ne nous y reprenne plus!

Anissa BEN HASSINE