1ère Interview de Kamel Morjane : son analyse, ses révélations et le rôle qu'il compte jouer
«J’aurai certainement un rôle à entreprendre, mais pas nécessairement de premier rang, a déclaré M. Kamel Morjane, ancien ministre de la Défense Nationale, puis des Affaires Etrangères, une semaine après son départ du gouvernement provisoire «pour aider M. Ghanouchi à former son cabinet», dans une interview exclusive recueille par Nizar Chaari pour Tunivision et radio Mosaique FM. Il a jouté : «Il y a beaucoup d’opinions, même parmi les destouriens, et je compte poursuivre les contacts et les consultations, le plus largement possible. Je rêve en fait de voir mon pays libre, démocratique et prospère. C’est mon vœu le plus cher.»
Après avoir enregistré le retour de la sécurité et la reprise de l’activité gouvernementale, M. Morjane a insisté sur l’impératif de la relance économique, avant de revenir successivement sur les évènements du mois de janvier, à la réaction internationale, à son propre retour en Tunisie en 2005, à ses relations avec le président déchu, notamment la réalité du lien familial, à la coquille vide qu’était devenu le bureau politique du RCD, à l’absence de concertation politique, la sclérose de l’appareil et aux rumeurs le donnant pour le successeur éventuel de l’ancien président. Au cœur de l’entretien, cependant, ses intentions politiques et ses projets. Une certitude qu’il n’a cessé de rappeler : les destouriens patriotes ne doivent pas disparaître de la scène et doivent avoir leur place dans le pays, comme toutes les autres familles et sensibilités politiques, dans une configuration à élargir et à définir.
Je suis heureux de constater le retour de la sécurité et la reprise de l’activité gouvernementale. Ma plus grande préoccupation actuelle est l’économie. Les motivations essentielles de la révolution sont certes politiques, mais elles reposent aussi sur le chômage, l’inégalité entre les régions, les disparités dans le développement, le clivage entre les catégories sociales. Nous trouvons donc à la base, un grand problème économique. Chaque jour, nous perdons pas moins de 200 millions de dinars. Mon grand espoir est de voir l’économie reprendre et les Tunisiens retrouver leur travail, dans le respect des droits de tous, en travaillant et revendiquant.
Quelle est votre évaluation des évènements du mois de janvier ?
Ce sont des évènements historiques, déterminants qui donnent une nouvelle orientation au pays avec un point de non-retour. Je voudrais lier cependant la révolution du 14 janvier 2011 à celle du 18 janvier 1952, celle qui avait auguré l’indépendance nationale. Je souhaite qu’à l’instar de la révolution de 1952 qui a réussi à arracher la souveraineté nationale, celle du 14 janvier parvienne à instaurer la liberté et la démocratie. Je rends hommage aux martyrs de ces deux révolutions et exprime ma haute considération à leurs artisans.
Vous étiez ministre des Affaires Etrangères, comment le monde a réagi ?
Nous sommes passés par trois phases successives. D’abord, un effet de surprise mêlée de prudence : qu’est-ce qui se passe en Tunisie ? Et cela de la part de nombreux pays, sauf ceux qui ont dès les premiers jours marqué leur soutien à ce mouvement. Puis, de l’admiration partout, dans le monde. Et enfin, j’imagine, de l’admiration mais avec une certaine appréhension de la part de pays qui sont dans situations similaires à celles qui prévalaient chez-nous avant la révolution. Dans l’ensemble, c’est une grande admiration.
Dans quelles conditions s’était effectué votre retour en 2005 ?
J’étais déjà revenu, une première fois, en Tunisie en octobre 1989 pour n’y rester que 10 mois à moisir dans un bureau au ministère des Affaires Etrangères, sans rien faire. C’est alors que j’ai décidé de repartir et de regagner l’ONU. Mon rappel à Tunis en 2005 fut pour moi une grande surprise et j’y voyais une sorte de revanche sur le sort qui m’avait été réservé en 1989 et une occasion de me remettre au service de mon pays qui m’a tout donné.
Et pourquoi à la tête du ministère de la Défense nationale ?
Il est vrai que j’étais surpris d’être désigné, contre toute attente, à la tête du ministère de la Défense Nationale et je vous assure, qu’à ce jour, en ignore les raisons. Je me suis dit que c’est peut être à cause de ma collaboration avec les armées, à la faveur de mes missions sous l’ONU, notamment au Congo. Mais, qu’el le qu’en soit la raison, j’estime que mon passage à la Défense constitue pour moi l’une des meilleures périodes de ma carrière qui m’a permis de découvrir une grande école de patriotisme. J’y ai côtoyé des officiers et des hommes de troupe de très haut niveau et j’ai pu aussi sillonner le pays et le connaître en profondeur, me rendant, sans médiatisation, dans les localités les plus éloignées, celles où il n’y a que l’armée.
Comment avez-vous trouvé le ministère des Affaires Etrangères, laissé par votre prédécesseur, Abdelwaheb Abdallah ?
Je préfère ne pas en parler, n’ayant pas l’habitude d’évoquer le travail de mes prédécesseurs. D’autres en jugeront.
Votre nomination à ce poste était-elle une tentative de sauvetage de l’action diplomatique tunisienne ?
Dès la première réunion avec les directeurs généraux dans une nouvelle tradition hebdomadaire que j’ai instituée pour chaque lundi, j’ai clairement affirmé que je ne suis ni le Messie, ni Zorro. Le travail diplomatique ne peut s’accomplir que par l’œuvre quotidienne de chacun et que je ne suis qu’un capitaine d’équipe, c'est-à-dire pas forcément le meilleur, mais celui qui a accumulé de l’expérience.
Aujourd’hui, il faut donc donner aux diplomates l’occasion et les moyens d’agir.
Vous avez été cité deux fois dans les câbles fuités par Wikileaks ?
C’est l’appréciation d’un diplomate, représentant d’un Etat. Je laisse le soin de l’évaluation à ceux qui ont pratiqué la diplomatie tunisienne.
Il y avait des tensions avec nombre de pays : Qatar à cause d’Al Jazeera, l’Algérie, les Etats-Unis, et même notre partenaire historique, la France, surtout avec la gauche ?
Avec l’Algérie, les relations n’étaient pas tendues, bien au contraire, très cordiales. Mais il y avait des difficultés dans les échanges commerciaux. Et c’est là un vrai problème maghrébin qui plombe chaque pays de près de deux points et demi de manque à gagner dans la croissance économique. Pour ce qui est des autres pays, le problème essentiel est celui des libertés et de la démocratie. Au lieu de construire, nous étions, dans la diplomatie tunisienne, comme des pompiers, volant d’incendie à l’autre pour éteindre le feu et éviter sa propagation. Heureusement que les choses ont à présent changé et vous avez vu la position de l’Union Européenne, du Parlement européen et de nombreux pays. Cela doit nous ouvrir rapidement l’accès au statut de pays avancé, qui était plombé devant nous.
Quelle est votre évaluation de la situation intérieure en Tunisie durant les cinq dernières années, comme vous l’avez pu l’observer depuis votre retour ?
Nous souffrions comme tous les tunisiens de cette sclérose politique, complètement étouffante. Chaque ministre n’était concerné que par son département sans le moindre droit d’expression sur les autres aspects et il a été très rare, pour ne pas dire quasi-exceptionnel que lors des conseils ministériels de se prononcer sur d’autres questions.
Même climat et mêmes pratiques au sein du bureau politique du RCD. Quand j’y étais désigné, ce fut pour le militant qui avait adhéré au Néo-destour à l’âge de 14 ans, une journée importante croyant accéder à un vrai centre de décision politique. Mais, je me suis rapidement rendu compte que le bureau politique était en fait une coquille vide. Je me rappelle que lorsque j’étais, début des années 70, président de la cellule de la Faculté de Droit de Tunis, le niveau des discussions et la qualité des débats étaient nettement plus élevés.
Il nous appartient aujourd’hui de procéder à notre autocritique, tellement j’étais meurtri par cette déliquescence.
Je prévoyais qu’il y aurait des mouvements, mais de cette ampleur qui m’a agréablement surpris.
Vous avez intégré le comité central du RCD en 2008. Quel regard jetez-vous sur ce parti ?
Parlons avenir. La Tunisie doit être un pays ouvert, modéré, qui donne l’occasion d’agir à tout un chacun, toutes les catégories et familles politiques, de toute sensibilités, sans la moindre exclusion, afin qu’elle constitue une véritable référence pour d’autres pays. Y compris de ce qui reste du RCD. Avec d’autres patriotes, nous réfléchissons aux vrais destouriens, purs et libres, afin qu’ils puissent avoir eux aussi leur place dans le pays. Un parti qui a son histoire et le prestige de ses leaders, Thaalbi, Bourguiba Chaker, Ben Youssef, Slim et d’autres ne saurait disparaître de la scène. Beaucoup de Tunisiens, sages, partagent ce point de vue. Je ne sais pas encore comment cela pourra se faire, mais nous devons favoriser la présence effective des destouriens patriotes.
Dès votre retour en Tunisie, certains ont vu en vous le dauphin ?
D’abord, la succession héréditaire n’est pas une idée républicaine et je ne saurais l’admettre. Il y avait en fait deux catégories. Ceux qui décelaient en moi la capacité et la compétence nécessaire pour être au sein du commandement. Et les autres qui se plaisaient à lancer les fausses rumeurs pour m’attirer des problèmes et susciter la peur. Ce qui est certain, c’est que je n’y ai jamais pensé et cela n’a affecté en rien mon travail et mes décisions.
Votre démission du gouvernement provisoire, quelques heures avant la formation du nouveau cabinet était-elle l’amorce d’une nouvelle étape dans votre parcours, montrant que vous étiez désormais libre de tout engagement ?
Ce fut en fait par patriotisme pour aider M. Mohamed Ghannouchi, face aux pressions subies, à constituer son gouvernement. J’ai donc préféré me retirer, reprendre ma liberté d’action et lorsque j’ai annoncé ma démission, je ne savais qu’elle interviendrait trois heures seulement avant la présentation du nouveau cabinet, tant les concertations tiraient en longueur.
Ce que je dois décider pour l’avenir demeure ouvert, déterminé uniquement par l’intérêt national.
Dans quelle mesure votre lien de parenté avec l’ancien président pourrait constituer un frein à vos ambitions politiques ?
J’accomplirai le devoir que j’estime le plus conforme à l’intérêt de mon pays, sans chercher le leadership.
Pour ce qui est de ce lien de parenté, je voudrais préciser que ma femme est la fille du cousin de l’ancien président. Je l’avais connue en 1977, c'est-à-dire dix ans avant qu’il n’accède au pouvoir. Et je vais vous dire, je souhaite à tous ceux qui me sont chers, d’avoir pour épouse une femme comme la mienne qui m’honore. Ensemble, nous avons fondé une famille soudée. Ma vie est avec elle, aujourd’hui et demain, et il n’y a rien de politique dans notre union. Tous ceux qui nous connaissent le savent, d’ailleurs. La question ne pouvait être posée.
J’avais eu avec le président déchu une relation de ministre avec le président de la République et non une relation familiale et il était rare que lors de nos entretiens, nous évoquions des questions qui ne relevaient pas de mes attributions.
Politiquement, quels sont les scénarios probables pour vous : créer un nouveau parti, rejoindre un autre, participer à la renaissance du Néo-Destour ?
J’ai adhéré à ce parti à l’âge de 14 ans. Mon père, président de la cellule destourienne de Hammam Sousse m’emmenait avec lui dans les réunions, dès mon jeune âge. C’est donc par fidélité à ces liens, que j’ai rejoint ses rangs. A présent, j’ai pris, depuis mon départ du gouvernement, le temps de réfléchir, de consulter, de contacter des patriotes, non seulement parmi les vrais destouriens, mais aussi de différentes familles et sensibilités non-destouriennes et je multiplie les rencontres et les échanges.
J’aurai certainement un rôle à entreprendre, mais pas nécessairement de premier rang. Il y a beaucoup d’opinions, même parmi les destouriens, et je compte poursuivre les contacts et les consultations, le plus largement possible. Je rêve en fait de voir mon pays libre, démocratique et prospère. C’est mon vœu le plus cher.