Quarante jours
Quarante jours après le 14 janvier et moins d’un mois après la prise de fonctions du gouvernement du gouvernement actuel, quelles sont les perspectives ?
Quarante jours! Quarante jours depuis la révolution de la dignité et ce quarantième jour est, symboliquement, celui de l’ensemble de nos martyrs. Nous nous inclinons devant chacun d’entre eux car ils nous ont appris le don de soi et le rejet de la violence. Ils nous ont appris que l’on peut se battre pour les valeurs de justice, d’équité, de liberté d’expression et de solidarité et que ces valeurs nous transcendent. Ils nous ont appris que notre combat collectif vaut plus que chacun d’entre nous. Ils ont fait le sacrifice de leur vie : soyons-en dignes.
Ce sacrifice aura été vain si nous ne nous engageons pas dans la construction d’un Etat démocratique s’appuyant sur des institutions pérennes.
Les acquis sont déjà immenses puisque l’avant-14 janvier nous semble désormais relever d’un passé lointain. Cependant, chacun a légitimement peur que la révolution ne soit confisquée au peuple qui l’a portée. C’est le sens des mouvements qui se développent depuis le 14 janvier à travers le pays, et dont l’expression doit être entendue. Des femmes, des hommes, des régions entières de notre pays, ont souffert tout au long de ces années de l’oubli, du mépris, de l’arrogance du pouvoir et de son oppression. Aujourd’hui, le peuple veut les garanties qui permettront de consolider les premiers succès mais il veut aussi voir les souffrances et les injustices reconnues.
Il est de notre responsabilité de reconnaître les crimes du passé, et la souffrance qui en est résultée pour des millions de nos concitoyens, mais également et plus encore de prendre les dispositions pour garantir que cela ne se reproduise plus jamais. Cela suppose la construction d’un Etat de droit, respectueux des libertés de chacun et de la volonté collective.
Un triple hiatus
Ce gouvernement provisoire se trouve ainsi face à un triple hiatus: comment être de transition tout en ayant la responsabilité et le devoir d’inscrire la Tunisie dans une trajectoire vertueuse de moyen et long terme? Comment gérer les affaires courantes tout en entamant la construction des institutions de demain? Comment répondre à des demandes nombreuses et légitimes mais exigeant des actes d’autorité tout en s’inscrivant dans une démarche nouvelle d’un réel Etat de droit.
La tâche est rude et elle l’est d’autant plus, il faut le réaffirmer, parce que ce gouvernement n’entend pas durer au-delà de 6 mois. La tâche est rude car construire la démocratie, ce n’est pas seulement mettre en œuvre une ingénierie démocratique transparente et sincère mais également faire en sorte que les élections se déroulent dans un environnement économique et social apaisé et dans lequel chacun aura pu prendre la mesure des espoirs et des défis qu’ouvre cette révolution. Espoirs et défis car il ne s’agit pas de rétablir la paix sociale au prix de la durabilité des actions que nous pourrions entreprendre. Il ne s’agit pas de bercer de faux espoirs et de distribuer les avantages susceptibles d’engendrer les crises de demain. Nous voulons instaurer la démocratie dans un climat apaisé, dans les délais promis et en laissant une économie saine pour le prochain gouvernement.
Réussir une transition démocratique après des décennies de régime autocratique est une tâche lourde et difficile. Surtout lorsque l’on souhaite, comme nous y sommes déterminés, la construction d’un Etat de droit en préservant les acquis. Le gouvernement actuel est là pour assurer cette transition, pour permettre aux politiques d’aller dans l’arène politique et discuter, débattre et préparer les enjeux de demain, pour permettre à la société civile d’aller sur le terrain et de jouer son rôle. Le gouvernement de transition est là pour permettre cette libération des énergies si nécessaires à la construction de la Tunisie de demain. Ne nous trompons pas de combat, le vide politique et institutionnel constitue le plus grand des dangers pour la révolution, car il peut ouvrir la voie au retour de la dictature, sous une forme ou sous une autre.
Du temps et de la méthode
Dans le même temps, il nous faut veiller à ce que l’économie redémarre. Il faut bien le faire car notre peuple n’a aucune rente sur laquelle il pourrait se reposer pendant qu’il avance sur son chemin de liberté. Il n’a pas d’autre richesse que celle que produit chaque jour le travail de ses enfants. La révolution a été initiée par des citoyens qui ont été l’objet d’injustice et n’ont pas pu, à cause de l’oppression et de l’absence de liberté d’expression, dénoncer cette injustice. Ces citoyens étaient pour une grande part d’entre eux au chômage et en situation de nécessité. Des salariés ont désormais adopté le même mode d’expression pour réclamer l’établissement de la démocratie dans les entreprises et les institutions publiques ou privées. Soit. Mais tout comme pour la démocratie au niveau d’un pays, celle au niveau des entreprises doit se faire dans le respect des règles du dialogue social qui nécessitent des représentants légitimes et reconnus en tant que tels par les salariés qu’ils représentent et des procédures organisées (négociation sociale, préavis de grève, etc). Cela demande aussi du temps et de la méthode. Dans le domaine économique aussi, le vide est le pire danger pour la révolution elle-même. L’entrave anarchique au fonctionnement économique peut avoir le même impact que l’entrave anarchique à la sécurité que nous avons pu connaître juste après le 14 janvier. L’anarchie était alors savamment orchestrée et ce n’était ni au bénéfice du peuple ni au bénéfice de la révolution. La violence, à chaque fois qu’elle réapparaît, est une menace pour la révolution, est une menace pour nos valeurs, est une menace pour la démocratie. C’est pourquoi nous la condamnons sans réserve et avec la plus grande fermeté.
La mission de ce gouvernement n’est pas de traiter tous les problèmes ni de répondre à toutes les attentes même si elles sont souvent légitimes. Sa mission est d’organiser la transition vers un régime démocratique, de prendre des actions pour les situations d’urgence et les régions très fortement démunies, de maintenir le fonctionnement des institutions, d’assurer la sécurité, y compris économique, d’assurer le fonctionnement courant du pays afin de limiter les pertes.
C’est dans cet esprit que le gouvernement s’est engagé au cours de ces quatre semaines d’existence dans les chantiers suivants.
Un plan de réparation sociale
Un chantier social avec la construction d’un plan de réparation sociale articulé autour de trois grands principes: solidarité, équité, responsabilité.
Solidarité tout d’abord en faisant désormais bénéficier d’une aide revalorisée toutes les familles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Elles n’étaient que 135 000 à en bénéficier alors que leur nombre est estimé à près de 200 000. Notre société ne peut le tolérer. L’aide était modeste et trimestrielle, elle reste limitée par nos moyens mais elle est généralisée, revalorisée et rendue mensuelle.
Equité ensuite. Des années de déséquilibres dans les relations entre travailleurs et employeurs (y compris l’Etat) ont conduit à des situations dans lesquelles des personnes font, dans la durée, le même travail, au même endroit, pour la même institution et dans des conditions de travail identiques à l’exception du salaire et de la couverture sociale. Lorsque les différences salariales sont de l’ampleur de ce qui est constaté aujourd’hui sur le terrain, il est évident que nous devons travailler à résorber ces inéquités et nous y travaillons.
Responsabilité enfin. Il s’agit de notre responsabilité vis-à-vis de ceux qui ont été formés, qui sont diplômés et pour qui les horizons semblent bouchés. Il est de notre resposnabilité d’apporter des réponses concrètes aux attentes des chomeurs diplômés. A été annoncée, une allocation pour les chômeurs diplômés en échange d’un travail d’intérêt public à mi-temps. L’allocation n’est pas une fin en soi. Elle est facteur de dignité et avec le travail à mi-temps qui l’accompagne, elle est facteur de réinsertion sociale et économique. Mais ce qui est tout aussi important si ce n’est plus important, c’est l’autre mi-temps. Il doit être consacré à la recherche d’emploi et, c’est là qu’est notre responsabilité, nous ne les laisserons pas livrés à eux- mêmes dans cette recherche. Nous les accompagnerons par des formations professionnelles et la possibilité d’acquérir des certifications pour devenir immédiatement opérationnels. Avoir un diplôme n’est pas un métier, notre objectif est de les accompagner dans l’apprentissage d’un métier.
Un plan de restitution des biens de la nation
Réaffirmons-le tout d’abord, l’argent du peuple retournera au peuple sans exception aucune!
La commission présidée par Abdelfattah Amor a pour mission d’identifier tous les dépassements et de transmettre les dossiers avérés à la justice. Elle doit nous permettre d’avoir une cartographie des abus commis à tous les niveaux et toutes les échelles et de nous donner les outils pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Elle ne se substitue cependant ni à la justice ni à l’action publique.
Des aides internationales spécialisées, notamment sous l’égide de l’ONU et de la Banque mondiale, ont été sollicitées pour nous aider à identifier les biens disséminés à l’étranger et détenus par «la famille» ou des prête-noms, des demandes de gels ont été faites, d’autres suivront ainsi que des demandes de restitution, toutes les sommes recueillies seront mises dans un fonds de développement régional.
Chaque fois que cela était nécessaire, des administrateurs judiciaires ont été désignés à la tête des entreprises dont les administrateurs d’origine sont aujourd’hui détenus ou en fuite. Il s’agit de mesures conservatoires afin de préserver l’outil économique et les emplois. Tous les abus seront sanctionnés, tous les biens acquis abusivement seront restitués à la nation.
Toutes ces actions ne limitent en rien la possibilité pour chaque citoyen lésé de porter plainte en justice et de réclamer ses droits. Le message n’est pas “attendez que la commission ad hoc ait achevé son travail pour recouvrer vos droits”! La commission n’est pas là pour enterrer les sujets mais, bien au contraire, la commission est là pour faire en sorte que l’ampleur de ce qui s’est passé soit reconnu dans sa globalité et ne se limite pas à une succession d’affaires et de procès.
Que les justiciables concernés portent donc leurs affaires en justice, que la société civile, les associations, se portent partie civile, qu’ils recueillent et instruisent, qu’ils transmettent à la justice et à la commission, ceci est l’œuvre de tous!
Un plan de relance économique
Le gouvernement a entamé des discussions avec les pays amis et les institutions internationales en vue de l’organisation, sous peu, de la conférence de Carthage.
L’objectif de cette conférence est de mobiliser les soutiens politiques et financiers à la dynamique tunisienne tout en gardant notre indépendance historique par rapport aux grandes puissances économiques. Plus que jamais nous devons rassurer les nations qui croient en la maturité du peuple tunisien et à sa détermination. Nous devons attirer les capitaux et les investisseurs pour créer les emplois dont nous avons besoin.
Il ne s’agit pas, pour notre pays, de perdre une quelconque parcelle de son indépendance, il s’agit bien au contraire d’affirmer haut et fort que nous avons désormais toute notre place dans l’économie mondiale. Il s’agit pour nous de conquérir des marchés et d’attirer des investisseurs. Il s’agit de changer d’échelle par rapport au passé et de marquer un véritable coup d’accélérateur dans notre développement afin de rendre notre croissance plus forte, plus durable et mieux partagée à travers le pays.
Plusieurs pays sont prêts à nous soutenir dans notre construction mais il faut les rassurer sur le fait que nous sommes engagés fortement dans la voie de la reconstruction économique, politique et sociale. Les hommes ont toujours fait la richesse de notre pays, il nous faut montrer qu’ils sont plus que jamais mobilisés. C’est de cette manière que nous pourrons attirer les investissements. Notre révolution suscite le soutien, la sympathie et le respect. Il faut faire plus cependant pour que le soutien ne soit pas que moral et que nous puissions réellement entrer dans une nouvelle phase de nos relations économiques internationales.
Le risque est que le reste du monde attende que nous ayons achevé notre transition pour nous aider alors même que nous avons besoin de cette aide pour réussir notre transition et pour passer cette étape difficile mais ô combien stimulante et historique. Il a souvent été observé, dans les transitions démocratiques, ce que l’on appelle une courbe en J : une perte de croissance avant un rebond. L’aide internationale nous permettra, nous l’espérons, d’éviter la phase de décroissance initiale car notre économie et notre société ne peuvent se l’offrir.
C’est pour cette raison que nous devons faire preuve d’esprit de responsabilité et de solidarité tout comme nos martyrs ont fait preuve de courage, de détermination et du sens le plus élevé du sacrifice.
Un plan d’action régional
C’est des régions que notre révolution est partie et nous devons être à l’écoute de ce que les régions ont à nous dire. Elles ont été trop souvent exclues des fruits de la croissance. Nous devons mettre en oeuvre un vrai plan de développement régional sur le plan économique mais également reconnaître les régions dans leur identité, dans leur culture et dans leur histoire.
Le plan d’action économique devra avoir pour objectif premier le développement régional et notamment désenclaver, par des investissements en infrastructures, les régions qui doivent l’être. Car le développement régional n’est pas l’affaire d’un ajustement des paramètres du code d’incitation aux investissements, il est réflexion globale en termes d’aménagement du territoire. Bien sûr ce gouvernement ne va pas faire pousser hopitaux et autoroutes en quelques semaines mais s’il arrive à induire cette nouvelle vision, à l’appuyer par des éléments documentés et à en identifier voire à en négocier les financements, il aura alors fait œuvre utile sur ce point.
Pour que cette vision régionale soit définitivement ancrée dans la société, il faut également, dès aujourd’hui, donner la parole aux régions car il y a nécessité absolue de remettre les régions au centre de la réflexion gouvernementale et au centre de l’activité économique. Il faut également libérer la parole en matière de culture et d’identité. Comment chaque région entend-elle honorer ses héros ? Qui se reconnaissent-elles pour héros ? Des concours d’idées pourraient nous aider à répondre à ces questions.
Un plan de relance politique
La commission présidée par Yadh Ben Achour devrait être en mesure de nous indiquer, de manière imminente, la feuille de route et le calendrier vers les élections. Il nous faut collectivement des échéances pour que les programmes des uns et des autres puissent enfin être connus et puissent se confronter les uns aux autres et puissent être discutés par l’opinion publique. Calendrier électoral, modalités, la tâche de la commission Ben Achour est de la plus grande importance. Elle mobilise et consulte toutes les forces de la nation, nous la laissons construire ses propositions en toute indépendance mais nous sommes vigilants en termes de respect du calendrier. Ce gouvernement n’a pas vocation à durer au-delà de 6 mois.
Conclusion
Le message de nos martyrs n’a pas été celui de l’anarchie, soyons en dignes. Car cette révolution est celle de la dignité. En ce sens, elle nous oblige. La démocratie elle même oblige. Elle suppose un sens aigu des responsabilités de la part de tous (journalistes, salariés, partis politiques, syndicats, société civile, etc).
Il y a un prix à payer pour installer cette démocratie. Certains l’ont payé de leur vie, d’autres vont le faire avec de la solidarité et de la patience dans leurs revendications même si elles sont légitimes et elles sont très souvent légitimes. Car l’expression démocratique est le droit de chacun d’entre nous et la démocratie c’est la responsabilité de chacun d’entre nous.
Le gouvernement travaille sans relâche ainsi qu’un grand nombre d’acteurs, à ses côtés. Point de mérite, tous travaillent pour que les sacrifices et surtout les sacrifices humains soient respectés et qu’ils n’aient pas été faits en pure perte. Nous devons tous un effort de solidarité pour être à la hauteur de ces sacrifices.
La réussite de cette révolution est l’affaire de tous. Travaillons ensemble tout en respectant nos différences pour passer cette étape difficile et faisons le dans un esprit de responsabilité.
Elyes Jouini
*Ministre auprès du Premier ministre chargé des réformes économiques et sociales et de la coordination avec les services concernés.
Cette tribune a été publiée par la Presse dans son numéro du 23 février 2011
Lire aussi : Réplique à la Tribune d’Elyès Jouini