Quelle stratégie gouvernementale pour développer l'Industrie en Tunisie ?
Elaborer une stratégie industrielle à l’échelle d’un pays et s’en tenir est certes une tâche ardue et ne peut se faire ni en chambre, ni par un gouvernement provisoire. Cependant il est urgent de définir a minima les contours de cette stratégie et ses orientations pour éviter de se retrouver pris de court au moment où nous commençons à voir affluer les capitaux et investisseurs de tout bord avec des motivations aussi diverses que variées.
C’est ainsi que la politique industrielle du pays et les systèmes d’incitations et d’aides gouvernementales doivent être revus et corrigés dans une optique qui cadre avec une stratégie réfléchie en cohérence avec les aspirations légitimes de croissance, d’employabilité, de développement régional et de développement social.
Cet article ne prétend pas être complet, il présente juste une contribution personnelle au débat qui, j’espère, ne manquera pas de surgir ainsi que quelques recommandations issues de mon expérience personnelle, mes opinions et ma vision des choses.
Trois orientations essentielles pourraient d’ores et déjà faire partie de ce premier contour de notre stratégie industrielle gouvernementale.
La première de ces orientations est ce qu'on peut illustrer par « C’est la locomotive qui tire les wagons».
L’écosystème de toute industrie est composé de locomotives qui adressent le client consommateur final et de wagons que constitue le premier cercle de fournisseurs (dit de rang1). Chaque fournisseur de rang1 est aussi entouré de fournisseurs de rang2 et ainsi de suite jusqu’aux fournisseurs de matière première de base.
Compte tenu de cette imbrication et interactions, chaque industriel de rang n essaye de développer son cercle immédiat de rang n-1 et de les attirer à proximité de lui dans une logique d’optimisation, de réactivité et de réduction de coût. Le fait d’attirer une locomotive à s’installer en Tunisie aura pour conséquence positive et quasi-automatique d’attirer ou de développer ses wagons et ce pour le bien de notre économie.
Prenons l’industrie de l’automobile comme exemple d’illustration de cette orientation axe stratégique. La quasi-majorité de nos entreprises qui œuvrent dans ce secteur sont de rang 2, 3 et même plus. Il y a quelques rang1 en Tunisie mais ils se comptent sur les doigts d’une main. Vous pouvez facilement imaginer quel serait l’impact sur le développement des wagons qui lui sont associés si l’on arrivait à convaincre un constructeur automobile d’implanter une vraie usine d’assemblage en Tunisie.
La comparaison avec le Maroc est édifiante sur ce sujet. Il y a quelques années l’industrie automobile de ce pays était loin derrière celle de la Tunisie. Par la mise en place de cette stratégie ils sont aujourd’hui en passe de nous dépasser grâce à l’excellent travail qu’ils ont fait pour convaincre Renault d’installer une importante usine d’assemblage sur leur territoire. A ce jour et avant que cette unité n’entre en production, pas moins de 12 fournisseurs de rang1 sont en train de s’y installer et vont également attirer ou développer leurs propres fournisseurs sur place, poussés par la nécessité imposée par les constructeur d’être en juste à temps. C’est la même stratégie qui a été déployée en Slovénie et en Turquie.
Cet exemple de l’automobile est facilement transposable pour d’autres industries comme l’aéronautique, l’électronique grand public, la téléphonie, les jouets, la mécanique, ainsi que d’autre d’autres secteurs.
Nous devons donc focaliser et concentrer les efforts gouvernementaux et nos moyens publics pour attirer les locomotives, le reste ne pourra que suivre et ou se développer localement
La seconde orientation est celle dite «la stratégie du rayon laser».
L’image du rayon laser est utilisée pour illustrer cette orientation, dans la mesure où ses caractéristiques essentielles sont la non dispersion, la puissance et la précision. Nous devons appliquer ce principe aux critères et conditions d’aides gouvernementales aux PME tunisiennes.
Il est plus rentable de concentrer les aides gouvernementales à l’industrie sur un nombre limité de sous segments du secteur industriel voire même sur des entreprises bien précises à haut potentiel de croissance, de rayonnement et d‘emploi.
Il est inutile de dédier des aides publiques de n’importe quelque nature que ce soit (en dehors des mesures générales) à des entreprises qui n’ont aucune chance de survivre dans leurs contexte soit national soit international. Un ciblage cohérent prenant en compte notre vision et nos atouts permettra un rendement optimal de ces moyens d’aide et permettra aux entreprises sélectionnées de disposer unitairement de plus de moyens pour mener leur développement jusqu’au bout avec une vitesse accrue. C’est ainsi que nous arriverons à développer des fers de lance et à créer des locomotives tunisiennes qui, à leur tour, tireront d’autres wagons.
En particulier , il est urgent de revoir dans ce sens l’approche du Plan de Mise à Niveau (PMN) et d’orienter les futures plans de soutien à notre industrie dans ce sens et d’éviter ainsi tout gaspillage généré par une politique de saupoudrage tous azimuts des rares ressources disponibles
La troisième orientation est celle que l’on peut qualifier de «La stratégie de maximisation de la valeur ajoutée générée sur place».
L’histoire des mutations industrielles nous démontre que les industries à faible valeur ajoutée sont des industries qui ne se fixent pas sur un territoire donné et qui se délocalisent facilement là où les coûts de mains d’œuvre deviennent moins chers. En plus, ces activités présentent une très faible intensité capitalistique et ne sont pas généralement génératrices d’emplois de haut niveau de qualification.
C’est ainsi que nous avons vu l’industrie du textile par exemple se délocaliser depuis l’Europe, vers l’Afrique du nord, de là vers la Chine et maintenant de la Chine vers la Malaisie, toujours à la recherche du moindre coût de la main d’oeuvre.
Ainsi, plusieurs entreprises de l’aval de la chaîne de valeur textile ont bien profité de ses incitations pour ensuite se délocaliser, dès la fin de ces aides vers d’autres cieux contribuant ainsi à la montée du chômage en Tunisie. Le fait d’accorder des aides et des incitations à des entreprises étrangères sans tenir compte ni de leur intensité capitalistique sur place ni de la part de la valeur ajoutée générée sur place est à mon sens une erreur et conduit à terme à un gâchis des moyens publics.
Ce système avait conduit dans certain cas à des aberrations qui méritent d’être citées pour servir de contre-exemple. C’est notamment le cas d’une société de textile qui a installé une unité pour réaliser en Tunisie uniquement ses opérations de contrôle qualité visuel et systématique de sa production faite quelque part en Europe. Les produits arrivaient en conteneurs vers l’unité, des employées à bas coût et sans qualification effectuent ce contrôle visuel et les produits ainsi contrôlés conformes repartent dans les mêmes conteneurs en Europe pour les opérations de conditionnement. Cette entreprise n’a eu à faire aucun investissement capitalistique sur place, a réduit son coût de contrôle qualité par dix, a profité des déductions fiscales liées à son statut le tout sans créer de valeur ajoutée sur place. Cette entreprise à fini par trouver moins cher ailleurs laissant à la Tunisie des chômeurs et les coûts sociaux qui en découlent.
Il est d’une importance capitale que les programmes gouvernementaux d’incitation à mettre en place doivent favoriser en premier chef les industries ayant une importante intensité capitalistique, génératrices de forte valeur ajoutée et donc susceptibles d’employer par voie de conséquence une bonne part de personnel diplômé et qualifié. L’obligation d’associer ces incitations à l’obligation de mettre en place un centre de recherche et de développement serait également une condition à envisager sérieusement notamment lors des renouvellements des aides accordées.
En conclusion, attirer et développer des locomotives de l’industrie sur notre sol, focaliser les incitations gouvernementales sur des entreprises ciblées par rapport à leur potentiel de servir de catalyseurs et lier les aides à la création de la valeur ajoutée et à l’intensité capitalistique des installations sont trois règles d’or que nous nous devons de mettre en place.
Cependant, ces trois principes ne sont pas suffisants pour dessiner le contour complet de rôle des gouvernements actuel et futurs dans l’industrie. Ils doivent être complétés notamment par la définition de la politique de privatisation et de nationalisation, la définition du rôle de l’Etat actionnaire, le renforcement des liens entre l’industrie et le système éducatif national, les interactions entre la recherche publique et l’industrie, le développement de l’actionnariat salarié et des systèmes de participation du personnel.
Hichem Jouaber, ingénieur de l’Ecole Nationale des Ponts&Chaussées (’87), titulaire d’un DEA d’Intelligence Artificielle de l’Université Paris VI (’87) et d’une Maîtrise de Mécaniques Appliquées de l’Université de Tunis (’83).
Il est actuellement Directeur des Systèmes de Production et de la Supply Chain du Groupe Valeo.
Il a été précédemment Vice Président de Gemini Consulting au sein de la practice Stratégie & Organisation Industrielle
Hichem Jouaber est membre de la Supply Chain World Council et du Executives W50 Group