Evocations (écrits autobiographiques de Kussaï Elmekki réunis et présentés par Rabaâ Ben Achour)
Kussaï Elmekki, ancien PDG de la CNSS et frère du peintre Hatem Elmekki nous a quittés il y a 3 mois. Il avait 95 ans. Les éditions Carthaginoiseries viennent de publier un recueil de ses écrits autobiographiques, mémoires, lettres, poésies établis et présentés par Rabaâ Ben Achour, sous le titre "Evocations". Nous en reproduisons ci-après la présentation :
Le besoin de voyages et d’évasion — vers de lointaines immensités — avez-vous remarqué qu’il peut être apaisé par la présence d’une âme amie qui possède un infini attrayant d’horizons intérieurs ??
Cette interrogation, ou plutôt cette affirmation que Kussaï Elmekki, jeune adolescent, adressa à la jeune fille aimée — à celle qui deviendra sa femme — et peut-être aussi à lui-même, résume sa vie et son projet d’écriture.
Le récit de son enfance est en effet celui d’un long voyage qui, les éloignant à jamais de leur pays natal et de leurs parents, restés en Indonésie, les déposa, lui, son jeune frère Hatim et ses deux sœurs Sundus et Wassila, un jour, sur les quais du port de Tunis où les attendait leur grand-père, le cheikh Othman Elmekki. Seuls les accompagnaient, dans le périple, leur tante maternelle Saâdya et son époux Ali Alatas.
Le récit d’enfance de Kussaï Elmekki est aussi celui d’un incessant mouvement qui conduisit sa grand-mère maternelle de Chine en Indonésie?; son père, Hachemi Elmekki, Tunisien du Jérid, journaliste et anti-colonialiste impénitent, en Libye, en Turquie, puis en Indonésie.
Le voyage qui lui fit traverser l’Océan Indien, la Mer Rouge et la Méditerranée pour le fixer en Tunisie avait pour dessein de lui faire oublier sa langue maternelle, mais aussi ce que lui inculqua, au prix d’un déni de soi, l’école néerlandaise.
Indonésien par sa naissance, Tunisien par son ascendance, Turc par nécessité, Français et catholique dans le milieu scolaire, musulman toutefois, le jeune Kussaï dut, à l’âge de neuf ans, s’adapter à un nouveau climat, à de nouveaux paysages, à de nouvelles mœurs, à un nouveau système scolaire et à une nouvelle famille. Il dut apprendre simultanément l’arabe dialectal, l’arabe littéral, le français et achever le cycle d’études primaires en trois ans. Au lycée, il étudiera le latin et l’anglais.
Le récit de son enfance est, en conséquence, celui d’un long cortège de séparations?: une année après son installation à Tunis, il vit repartir sa tante et son époux, et se rompre le lien ténu qui le rattachait encore à l'Indonésie.
Voyage et mouvement ininterrompu?; immobilité, contemplation, quête silencieuse et patiente de l’amour, ces deux moments qui marquèrent respectivement l’enfance et l’adolescence de Kussaï Elmekki constituent aussi les deux parties d’Évocations.
Dans la production foisonnante qui compte mémoires, journaux intimes, portraits, poèmes, lettres, notes de lectures, dessins et croquis, un tri a été opéré. Ce travail éditorial ne vise pas l’exhaustivité et propose modestement de faire entendre la voix d’un témoin d’une autre époque, d’un homme qui, victime des colonisations française et hollandaise, des ambitions paternelles comme de la sourde et forte résistance maternelle à l’exil, sut combler les blessures infligées par son abandon sur une terre inconnue ainsi que les aléas imposés par l’histoire familiale et par la grande Histoire, en cultivant le goût des lettres, l’amour et la compréhension de ceux-là mêmes qui le privèrent prématurément de son enfance.
La diversité générique des textes et de leurs destinataires, les différentes dates de leur élaboration ont nécessité parfois un véritable travail de montage, rajout de transitions, découpages, commutations, réécriture, sans lequel la lecture de cette autobiographie composite serait malaisée et fastidieuse.
Évocations se compose donc de fragments épars.
La première partie relate l’enfance indonésienne de l’auteur et le voyage qui le conduisit en Tunisie. Ce récit que Kussaï Elmekki composa au début des années 90 et adressa à ses enfants comme un legs, dans le désir de consolider le lien fragile qui les rattache à son pays natal, ne comporte aucune aspérité et ne laisse transparaître ni les souffrances, ni les troubles de l’enfant séparé des siens, ni même les signes d’une éventuelle révolte.
Mais si la réserve naturelle de l’auteur, que vient sans doute renforcer la pudeur du père, confère à la narration une unité de ton et une étonnante neutralité, les fréquents arrêts du regard du narrateur sur les objets et les paysages révèlent un attachement persistant aux lieux de l’enfance, voire une certaine nostalgie. La vivacité des souvenirs de Batavia, que ni le temps, ni les études, ni l’expérience de l’amour, du mariage et de la paternité n’ont réussi à atténuer et que traduit la matérialité de certaines images, sous-tend l’ensemble de ses écrits, leur conférant une unité malgré leur disparité générique et chronologique.
Dans le récit mémoriel, récit fragmenté, où se succèdent portraits reconstitués et souvenirs surgis d’un lointain passé, est enchâssée la relation d’un voyage imaginaire dont Tunis est le point de départ et Batavia la destination finale. Kussaï Elmekki le composa, en 1932, à l’âge de dix-sept ans, à l’intention de ses camarades du lycée Carnot. Si le récit de la longue traversée n’excède pas un paragraphe et semble escamoté, Batavia est décrite avec minutie et tendresse. Le narrateur se plaît, semble-t-il, à dévoiler à ses voyageurs virtuels, l’atmosphère féerique de sa ville natale avec son mouvement, ses habitants, ses maisons, sa végétation luxuriante, ses parcs, ses rivières et ses volcans.
Inséré à la suite du récit du grand voyage (chapitre II), lui faisant pendant et le dédoublant, ce voyage à rebours revêt l’écriture de l’adulte de la fraîcheur de l’enfance et lui donne sa véritable signification. La mise en perspective de deux récits rédigés à plus de soixante-dix ans d’intervalle et relatant le même souvenir, stratifie l’autobiographie et lui donne, en effet, une profondeur que l’écrivain, devenu adulte, livre avec prudence.
Souvent adressés à des destinataires potentiels ou réels, amis, jeunes parentes, camarades, les écrits de Kussaï Elmekki semblent modulés par le regard du récepteur. La tonalité, malgré la constante douceur de ses inflexions, varie en effet, introduisant tour à tour une proximité ou une distance entre le narrateur et son vécu.
La seconde partie d’Évocations se compose de trois textes autobiographiques consacrés à l’adolescence. Elle s’organise selon un ordre chronologique et dévoile, malgré le changement des destinataires, les questionnements d’un jeune homme en quête de savoir, d’amour et d’amitié. En effet, bien qu’adressés à «?Elle?» et à «?Toi?», les poèmes sur lesquels s’ouvre cette seconde partie dévoilent plus une quête de l’amour que l’aveu d’un amour, les vers ou la prose poétique exprimant ouvertement la force d’un amour sublimé, d’une idée de l’amour et d’une attente de l’amour.
Regroupés dans un recueil intitulé Entrelacs, les poèmes sont suivis d’un journal intime que le jeune Kussaï Elmekki composa, en 1932, à l’adresse d’ «?un ami?». Si la figure de la jeune fille aimée occupe l’espace du journal, tel un arrière-fond, les récits, confidences et confessions qu’il comporte décrivent les tiraillements de l’adolescent que fascine et fait souffrir la découverte du langage du corps et de la nature.
À la sensualité des descriptions, véritables instantanés pourtant, succèdent souvent méditations ou réflexions. Le combat que mène le jeune écrivain contre lui-même, contre sa propre matérialité, pour ce qu’il appelle «?l’idéal?», dévoile un désir d’élévation, voire de volatilisation. De fait, s’il se laisse pénétrer tout entier par l’harmonie des formes et des couleurs, par la grâce d’une silhouette, par la beauté d’un sourire, d’un regard, d’un geste, son style demeure allusif, discret et pudique.
Outre la poésie en vers ou en prose et le journal intime, Kussaï Elmekki entretint une correspondance riche de plusieurs centaines de lettres avec les filles de son père d’élection, Mohamed Salah Agha, dont il partagea la vie à Amilcar et qu’il aimait appeler «?ses cousines?». Seules figurent dans Évocations, celles écrites lors de son adolescence. Elles témoignent de la vie d’un jeune homme, voué à la solitude et à l’isolement dans les villes de province où l’avait conduit, à partir de 1935, non plus la nécessité d’étudier mais celle de travailler.
Une fois de plus, il dut s’éloigner de ceux qu’il aimait. À Nabeul, au Kef, à Ghardimaou, il connut le sort des fonctionnaires. Il écrivait chaque jour, sagement, des lettres qui, ne pouvant être décemment adressées à Haïet, la «?cousine?» qu’il aimait, étaient destinées à l'ensemble de la fratrie.
La correspondance relate la vie quotidienne de l’épistolier. Anecdotes, descriptions, narrations diverses laissent entrevoir, par-delà un conformisme de bon aloi, un regard de peintre, une patience de moine ou de philosophe.
Les archives de Kussaï Elmekki m’ont été confiées par ses enfants, sans conditions ni restrictions. Qu’ils reçoivent ce modeste travail comme un sincère hommage à leur père et comme un témoignage de mon amitié.
Rabâa Ben Achour