A l'heure de la transition, une phase périlleuse s'amorce
Le Conseil de Protection de la Révolution a suscité tant de polémiques voire d’oppositions farouches en raison d’une revendication politique et d’une coalition : sa vocation décisionnelle alors qu’il ne pouvait se prévaloir d’une représentativité légitime issue des urnes et la coalition de partis politiques et de composantes de la société civile qui n’ont pas de vocation politique voire qui ont une obligation de réserve vis-à-vis de la chose politique.
Entre le débat autour de ce conseil, le sit-in de la Kasbah, l’insécurité et les violences injustifiées et les revendications légitimes, la cacophonie s’est installée.
Le discours du Président de la République provisoire a ramené une part de sérénité et de concorde. Dans le même temps, autant il a rendu caduques et inopportunes ces polémiques, autant il a ouvert la voie à une nouvelle responsabilité citoyenne et a marqué le début d’une phase de la plus haute importance mais qui n’est pas sans périls.
Il est prématuré de s’attaquer à des détails techniques et mon propos n’est pas de m’attarder sur les non-dits de ce discours ou sur les incertitudes qu’il peut susciter. Il y’a des préalables qui me paraissent indispensables :
Sur le rôle de la société civile…
Sans vouloir revenir sur la polémique sur le Conseil de Protection de la Révolution, il est utile d’en tirer un enseignement. Certaines organisations ont pêché par des prises de position politiques qui ont plus vocation à polluer le débat politique qu’à l’enrichir. Qu’ils s’agissent d’organisations professionnelles ou d’organisations militantes dans le domaine des Droits de l’Homme, elles peuvent se réclamer d’une légitimité reposant sur une assise électorale et, pour beaucoup d’entre elles, des bases démocratiques incontestables. Néanmoins, leurs assises électorales sont caractérisées par la diversité de leurs couleurs politiques et les choix des directions se sont faites sur les compétences dans leurs domaines d’intervention mais n’ont jamais constitué un mandat pour une représentativité politique. Leur improvisation en partenaires politiques, de fait, ne pouvait en aucun cas conduire au rassemblement de leurs bases respectives ni à l’approbation populaire dont elles se sont réclamé.
Leurs coalitions partisanes affichées étaient forcément de nature à provoquer la division, à faire le lit de l’instabilité et de la radicalisation des positions et au final à la mise en péril de la révolution qu’elles s’étaient assignées la mission de protéger. La légitimité et la représentativité ne se décrètent pas. C’est à leurs adhérents, en tant que citoyens responsables et engagés, de mener l’action partisane. A ces organisations, il revient de garder la place qui leur est dévolue et qu’elles se doivent de préserver de toute main mise partisane afin de garantir leur indépendance. Car elles sont et doivent continuer à être des contre-pouvoirs indépendants pour être crédibles.
Du rôle des partis politiques…
La coalition de partis politiques autour d’une plate-forme idéologique dont la diversité peut aller jusqu’à l’opposition n’est plus possible. Autant le débat sur la réforme du code électoral peut amener un certain consensus, quoique… autant l’étape qui va suivre l’élection d’une Assemblée constituante va générer des confrontations idéologiques, parfois inconciliables et incompatibles avec des coalitions dont les objectifs électoralistes seraient source de confusion. Dans ce domaine, l’alibi du pacte autour des valeurs de la révolution serait mensonger. Des thèses fondatrices, déterminantes et conceptuelles doivent être énoncées au peuple pour qu’un choix éclairé se fasse.
L’Assemblée Constituante, outre ses prérogatives de gouvernement qui nécessitent des compétences techniques, va devoir se prononcer sur une Constitution, donc une Philosophie de l’Etat, des questions aussi importantes que le régime parlementaire, présidentiel ou mixte ou que la séparation de la Religion et de l’Etat… La construction de l’Etat et les défis économiques auxquels nous sommes confrontés appellent à la réconciliation nationale et à un climat de confiance, mais aussi à une confrontation sans concession des idées, fidèle aux principes fondateurs de chaque parti. Il va falloir que chacun abatte ses cartes, on ne peut plus être copain-copain dans un front contre l’ennemi d’hier que la révolte d’un peuple transformée en vraie révolution a balayé.
L’heure est venue où le peuple va adhérer au projet d’un Parti, appelé à réformer et à gouverner, et non pas au capital sympathie, intégrité ou charisme de son chef. Or, dans leur écrasante majorité, pour ne pas dire tous, les partis politiques sont restés jusque là dans la rhétorique révolutionnaire, se sont réfugiés derrière des slogans et ont joué des coudes sur la scène du populisme. Quel type de scrutin privilégient-t-ils pour l’assemblée constituante dans un premier temps ? Quelle constitution, au moins dans ses grands principes ? Quel régime et encore une fois avec quel mode de scrutin? Quelles politiques économiques et comment redresser l’économie nationale ? Quelles politiques Sociale, de la Santé, de l’Education ? Quelles réformes judiciaires ?...
L’élection d’une Assemblée Constituante n’est pas un chèque en blanc livrés à des élus, car ils vont réformer et gouverner, pour une période dont la durée ne saurait être fixée au préalable, sûrement de plus de 6 mois, avec une légitimité non plus « révolutionnaire » mais électorale qui leur confère, à raison, un pouvoir décisionnel.
Le fait est qu’il ne faut pas se voiler la face. L’élection de l’Assemblée Constituante est un évènement politique majeur qui va s’organiser et arriver à terme en un temps très court, mettant en jeu des acteurs – une classe politique et un peuple – qui n’a pas l’expérience de l’exercice démocratique pour la première, et qui n’a pas de culture politique et démocratique dans son écrasante majorité pour le deuxième.
L’exercice est périlleux. Il invite les deux parties à assumer avec responsabilité et sérieux leurs rôles. Le peuple n’a pas le droit de se tromper. Mettre un bulletin dans l’urne lui assigne une responsabilité historique. Désormais, il ne sera pas sans conséquence. Pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante, c’est le peuple qui choisit et détermine l’avenir en toute souveraineté.
Les partis politiques ont aussi une responsabilité de la plus grande importance. Leur projet politique devra être argumenté, chiffré, réaliste, et leur message clair, sans détours et sans travestissement. Ils devront tenir chacune de leurs promesses, chacun de leurs engagements. Après des décennies de déceptions, de frustrations, de désillusions, de déconfitures… il ne sera plus permis de berner le peuple et de lui réserver des lendemains qui déchantent.
Du rôle des medias…
Beaucoup de medias ont franchi la ligne entre la critique et la diffamation, l’information et la propagation de la rumeur, le reportage et le voyeurisme, le scoop et le sensationnel...
Les medias muselés pendant de longues décennies ont été dressés sur le modèle de la pensée unique. Ils ont été libérés mais n’ont pas eu le temps d’assimiler, à l’instar d’une large frange du Peuple tunisien, la culture de la Démocratie et de la Liberté d’Expression. Ils se sont vite engouffrés dans la brèche d’une pensée unique d’une autre nature, vindicative mais non argumentée, et ont pêché par orgueil refusant les critiques constructives et les appels à plus de professionnalisme.
Une logorrhée incontrôlée s’est déversée sur les plateaux télévisés, tournant au pugilat, à la vocifération, au règlement de compte voire à l’insulte et à une obstination entêtée à privilégier des parties aux dépens d’autres. L’information objective et impartiale a parfois été confisquée au peuple et la scène politique ramenée à quelques partis au mépris de beaucoup d’autres. La presse écrite et en ligne y ont échappé dans une certaine mesure. Mais on ne le sait que trop, l’opinion populaire est façonnée par les medias audiovisuels, plus accessibles et plus répandus. Le journaliste professionnel n’est pourtant pas un simple porte-parole de la rue ou d’un parti politique sauf s’il appartient à son organe d’expression.
Si elles ont versé, pour certaines, dans le populisme ou une part de désinformation, plutôt engagées dans une course à l’audimat que portées par la volonté de relayer une information fiable, de participer à l’éducation citoyenne et politique des tunisiens et d’apaiser les esprits tout en permettant un débat structuré et faire connaître les projets clairement formulés des uns et des autres, ces institutions qui incarnent le quatrième pouvoir vont devoir dorénavant assumer une responsabilité encore une fois historique.
Certes, le rôle de la société civile dans l’éducation politique des citoyens va être majeur. La mission pédagogique et impartiale des medias est incontestablement tout aussi centrale.
Mais, dans le même temps, dans la préparation du processus électoral démocratique, les organes de presse non partisans, les télévisions et les radios, seront une tribune ouverte à tous les acteurs de la vie politique, avec un temps de parole et un accès à l’expression équitablement répartis, sans parti pris.
Un code de la Presse et des mécanismes de surveillance, et non pas de censure, à l’instar du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel français, sont un préalable que les professionnels eux-mêmes devront appelés de leur vœu.
Le Président provisoire de la République a amorcé une sortie de crise pour la Tunisie. Mais les responsabilités sont maintenant plus que jamais partagées. Les citoyens de tous bords, la classe politique, la société civile et les medias sont maintenant livrés au jugement de l’Histoire qui déterminera qui de nous aura réussi ou manqué un Rendez-vous singulier par les évènements qui l’ont provoqué et les moyens de l’atteindre. C’est pourquoi la mobilisation citoyenne et la vigilance demeurent aujourd’hui indispensables avec, pour les accompagner, des formes de contestation démocratiques indissociables de la poursuite de la construction du pays par toutes les composantes de la nation.
Dr Emna Menif
Professeur en Médecine