Jalloul Ayed, ministre des finances, révèle les grandes lignes du plan de relance économique
Où en sont les finances tunisiennes aujourd’hui? Quelles sont les mesures prises pour indemniser les entreprises sinistrées et accélérer la reprise économique ? Et comment seront opérées les nominations à la tête d’institutions bancaires et financières à majorité publique ? A ces questions, et d’autres, M. Jalloul Ayed, ministre des Finances apporte, dans une interview à Leaders, des réponses claires.
A l’aise parmi ses collaborateurs qu’il convertit à sa sérénité et son optimisme, certes prudent, mais immanent, ce grand financier (doublé d’un mélomane reconnu),qui a accepté, de quitter la direction générale d’une banque maghrébine établie à Londres, pour rejoindre, fin janvier, le gouvernement provisoire, entend agir, sans pression, mais à bon escient. A ses yeux, la situation présente des inquiétudes, mais demeure gérable ; les solutions doivent être rapides, mais s’inscrire aussi dans la cohérence pour le moyen terme, et l’impératif est de reprendre le travail et de réduire les pressions actuelles et à venir qui s’exercent sur le budget de l’Etat. La réforme du système bancaire et financier dans sa globalité, cela est indispensable, tout comme, à court terme, la mise en place de facilités de décaissement rapides, la prise de mesures fiscales incitatives, le déploiement de la BFPME en pôle bancaire dans les régions, le renforcement du micro-crédit et de la micro-assurance et la restructuration des SICARS régionales. Nouvelles nominations : il n’agit pas sous la pression, ni à la hâte, mais cela sera fait et il en explique la manière.
Prenant son bâton de pèlerin, le ministre ira rencontrer les partenaires financiers de la Tunisie, à commencer la semaine prochaine, par ceux dans les pays du Golfe. Sur le plan personnel, s’engagera-t-il dans un parti politique ? Oui ! « Mon parti s’appelle Tunisie ! répond-il. » Interview.
J’étais à Londres, accroché à la radio par internet pour suivre en direct ce qui se passait en Tunisie. Cela faisait déjà plusieurs jours que je ne dormais presque pas, gardant l’œil sur internet et l’oreille sur la radio. Comme tous les Tunisiens, et encore plus ceux qui sont à l’extérieur et ressentent encore plus fortement les moindres palpitations du pays, je vibrais de tous mes sens, en communion avec le peuple, dans ces moments historiques, inespérés, magiques. Au téléphone, j’ai dû recharger les batteries de mon mobile plusieurs fois, les nouvelles me parvenaient de la famille et des amis à Tunis et Sousse et j’étais ému d’entendre tantôt les clameurs de la rue, tantôt, les tirs nourris ou épars. Je me sentais renaître.
Jeudi 27 janvier, un proche conseiller de M. Mohamed Ghannouchi me prévient que je vais recevoir un coup de fil du Premier Ministre, sans m’en dire beaucoup plus. Et lorsque Si Mohamed m’a proposé de rejoindre le gouvernement provisoire, j’ai accepté sans la moindre hésitation, répondant à l’appel du pays auquel je dois beaucoup. C’est ainsi que j’ai débarqué à Tunis, avec juste une petite valise, pour m’installer les premiers jours dans un hôtel, par commodité, et de me mettre immédiatement au travail.
Où en sont aujourd’hui les finances tunisiennes ?
L’orthodoxie dans la gestion des affaires de l’Etat qui a marqué particulièrement le ministère des Finances et la valeur des hautes compétences qui travaillent dans ce département, ont fait leurs preuves, dans ces moments exceptionnels, sans lesquels on se serait trouvés dans une situation très éprouvée. La Tunisie subit en effet nombre de pressions de différentes natures, économiques et sociales, actuelles et à venir. Il s’agit de celles relatives à l’impact des évènements sur l’économie en général, le budget en particulier, notamment la caisse de compensation, ainsi que celles, à venir, en raison de ce qui se passe en Libye. Cette orthodoxie et la qualité des hommes et des femmes nous donnent des éléments de confort, quant à une gestion, certes qui continue à être prudente, mais qui ne présente pas des risques majeurs. Cela présuppose pour réussir, que le pays retrouve rapidement sa sécurité et se remette au travail et à la production et qu’il n’y est pas d’autres facteurs exogènes qui créeraient plus de pression sur le budget de l’Etat.
L’impact financier, valeur ce jour, serait de l’ordre de 2.5 milliards de dinars, de besoins nouveaux, en combinant l’impact des ajustements et nouvelles rémunérations, ainsi que celui relatif à la caisse de compensation, la dette publique, les indemnisations et réparation de dégâts. Le détail s’établirait de l’ordre de : ajustements et rémunérations (400 MD), Caisse de compensation (920 MD), dette publique (50 MD), réparation des dégâts (400 à 600 MD), et indemnisations (100 à 200 MD).
C’est là une valeur estimée, et nous suivons l’évolution de la situation sur un écran radar, pour essayer de nous préparer au cas où nous devons prendre des mesures d’urgence
Ce qui est réconfortant, c’est que les recettes fiscales continuent à un rythme, certes moins accéléré, mais à un bon niveau et ce pour deux raisons essentielles. La première, c’est que 80% de ces recettes sont générées par de grandes entreprises qui continuent à fonctionner et à s’acquitter de leurs obligations. La seconde, c’est le degré de patriotisme des Tunisien et leur esprit citoyen, et je tiens à les en remercier tous.
Au plan macro-économique, il y a encore beaucoup d’inquiétudes et la situation appelle à une vigilance soutenue. La croissance de 5%, voire de 4% annoncée, n’est pas réaliste et on serait heureux si on ne tomberait qu’à 1.5 % ou 2%, mais tout dépend de notre capacité à nous remettre sur pied. Cela commande de réitérer l’appel pressant lancé par le gouvernement et que je tiens à souligner, pour la reprise du travail. Nous nous employons à sauver les emplois et à rattraper la saison touristique et avons, d’ailleurs, mobilisé une enveloppe budgétaire conséquente en faveur du ministère du Commerce et du Tourisme, afin de contribuer à une campagne promotionnelle massive.
Nos réserves en devises sont tombées actuellement à 138 jours, restant à un niveau acceptable. Mais la vigilance est de rigueur. La situation n’est pas anormale ou ingérable et nous nous préparons au mieux pour assurer les sources de financement disponibles.
Avec le ministère de la Planification et de la coopération internationale, nous travaillons à la mise en place de facilités de décaissements rapides auprès de certaines instituions financières qui d’ailleurs ont toutes fait montre de bonnes dispositions, durant ce passage historiques de notre pays. Il ne s’agit pas d’un financement structurel auprès du FMI, mais des facilités pour faire face rapidement à des besoins immédiats et ce auprès de nos bailleurs de fonds habituels tels que la BAD, Banque Mondiale, BEI, AFD, etc.
Quant au déficit budgétaire, nous œuvrons à le garder en dessous de 5%, il était de 1.3% en 2010, je crois que c’est gérable.
Où en êtes-vous de l’indemnisation des entreprises qui ont subis des dégâts lors des derniers évènements ?
Tout un programme à plusieurs facettes, a été mis au point, couvrant les différentes catégories, avec une priorité pour les toutes petites entreprises, non couvertes par l’assurance, puis les PME et PMI et les grands groupes, en prévoyant un système assez généreux devant permettre une reprise rapide de l’activité. Pour les toutes petites entreprise, l’indemnisation sera à 100% et ira jusqu’à 10 000 D. Pour les PME assurées, à l’indemnisation de 25% par les compagnies d’assurance, s’ajoutera un autre quart, pour couvrir 50% des sinistres, et pour les non-assurées, nous irons à 50%. Au total, nous mobiliserons entre 100 et 200 MD pour les petites entreprises et, entre 400 et 600 MD pour les PME, le tout sur les ressources de l’Etat et des lignes de garantie.
Des départs sont signalés à la tête de certaines institutions bancaires et financières à majorité publique. Quelle est votre décision à ce sujet?
Je ne m’empresse jamais dans la prise de décision. L’expérience dans la gestion recommande de ne guère agir à la hâte, sans avoir procédé à une évaluation approfondie et complète et mené des consultations utiles. Vous savez, le pays m’a confié une lourde responsabilité que je dois d’accomplir avec un grand sens de l’intérêt national, sans précipitation, ni retard, et en concertation avec les parties concernées. L’essentiel est d’assurer une bonne transition, la plus pertinente et la mieux appropriée possible, dans une approche complète, en choisissant des gens très compétents capables d’assurer la relève, sans tomber dans l’erreur. Les changements sont dans l’air, on en a déjà initié un certain nombre, comme à la Douane ainsi qu’une rotation au sein même du Ministère. Pour ce qui du secteur de la banque et des assurances, ca sera fait prochainement, mais à temps et à bon escient.
Quelle est la situation financière des banques tunisiennes actuellement ?
Le système bancaire tunisien, et d’une manière plus large, l’ensemble du système financier dans sa globalité, a besoin aujourd’hui d’une réforme structurelle très importante pour qu’il se mette au niveau que mérite la Tunisie et son économie. Il est certainement meilleur que celui d’autres pays, mais la Tunisie mérite un système beaucoup plus efficient, doté d’une meilleure gouvernance, plus renforcée et gagner en performance Nous avons un programme très important que nous comptons mettre sur les rails et j’y inclus le secteur des assurances, qu’il faut absolument lancer, définir ses objectifs, formuler sa feuille de route qui prendra quelques années pour être réalisée.
Le système bancaire va ressentir l’impact de ce passage obligé que connaît notre pays, marqué par un ralentissement de l’activité économique, des difficultés enregistrés par certaines entreprises et l’impact de la situation en Libye, qui n’est pas négligeable. Nous comptons faire un stress-testing pour déterminer l’impact réel de ses évènements sur le portefeuille des banques tunisiennes. Le ratio des créances classées, qui serait actuellement de 13.8%, ne saurait dépasser les 15% et devons le réduire. Le premier chiffrage de l’exposition du système bancaire aux entreprises appartenant à des proches du président déchu, s’élèverait à 2.5 milliards de dinars, toute exposition confondue. Nous procédons actuellement à des évaluations plus fines de la qualité des garanties afin de déterminer une meilleure appréciation de l’exposition nette qui en découle.
Le recours à un emprunt national est-il envisagé ?
Pas pour le moment. Mais, sur un plan, purement financier, nous voulons booster le marché des capitaux, en lui imprimant une animation plus forte sur le marché primaire des valeurs du trésor et vous avez remarqué que nous avons commencé par de nouvelles émissions, même de petite taille. L’idée est de préparer ainsi les conditions les plus adéquates à la création d’un marché secondaire. Un vrai marché de capitaux devant permettre de contribuer au financement de grands projets. C’est que favorisera dans le temps, non seulement l’établissement des courbes de taux, mais aussi leur stabilisation.
Quelles sont les mesures de relance économique que le gouvernement compte prendre ?
Je dois dire que le climat politique ne cesse de s’améliorer et que les dernières déclarations de MM. Le Président de la République et le Premier Ministre, annonçant un programme clair et un calendrier précis, nous facilitent la tâche. L’économie a besoin elle aussi d’un signal fort et nous nous apprêtons à annoncer tout une batterie de nouvelles mesures, bien significatives.
Ces mesures portent sur des incitations fiscales substantielles, notamment en faveur de l’emploi et du développement régional, et en attendant la refonte du système bancaire, la décentralisation de la BFPME, en tant que nouveau pôle bancaire, pour étendre sa couverture à l’ensemble du pays, dans un souci de proximité et de célérité, le renforcement de la micro-finance et de la micro-assurance avec une révision de leur cadre d’action, la restructuration des SICARS régionales avec une meilleure définition de leur rôle et l’amélioration du cadre légal dans lequel elles opèrent.
Vous savez, les PME et PMI ne peuvent prospérer que dans le cadre de plans ambitieux d’investissements dans les infrastructures et les grands projets, capables de créer des emplois et générer des commandes. C’est pourquoi, nous travaillons sur de vrais plans de relance de grands projets. Dans ce cadre, nous prévoyons des véhicules appropriés de financement, dont notamment :
- Le Fonds générationnel, devant profiter à des demandes rapides, mais aussi étalées dans le temps, pour mobiliser sur les 5 à 10 prochaines années des montants allant de l’ordre de 30 à 50 milliards de dinars, notamment en faveur des projets d’infrastructure
- La Caisse de Dépôt et de Consignations dont le montage est quasi-finalisée
- Le Fonds du Peuple qui sera alimenté par les actifs des biens mal acquis et devrait bénéficier aux besoins de la population.
Bref, tout un dispositif qui sera bientôt présenté.
Comptez-vous reprendre le contact avec nos partenaires financiers arabes ?
Oui tout à fait ! D’ailleurs je me rends la semaine prochaine dans les pays du Golfe où j’aurai une série de contacts.
Sur un plan personnel, et avec la multitude des partis en Tunisie, comptez-vous sur le plan politique ?
Tout-à-fait. Je me suis déjà engagé. Je n’ai qu’un seul parti, il s’appelle Tunisie.