Success Story - 24.03.2011

Aziz Amami, l'inclassable

Comme à l’accoutumée, Aziz Amami est aux premiers rangs de la manifestation. Et au policier qui le cogne de la tête, il dit : « mais tu as une tête ». Une tête brûlée Aziz. Après nous avoir parlé de son cyber-activisme avant et pendant la révolution tunisienne, il revient avec nous sur son parcours de vie. Récit.

Rien ne semblait prédestiner Aziz Amami, jeune élève brillant en maths voué à une carrière de cadre supérieur rangé, à un avenir dans la contestation sociale. Rien ou presque, à part ces signaux faibles comme on dit dans le domaine de la veille, des parents issus d’un gouvernorat à la mode, serait-on tenté de dire, Sidi Bouzid, et plus exactement Meknassi et Menzel Bouzaïane et un goût immodéré pour la lecture des grands philosophes, Hegel, Kant, Spinoza, puis Pierre Desproges et son sens de la dérision et de la provocation. Bien inhabituel pour un jeune homme qui passe ses années de lycée à El Mourouj 4, là où il fait ses premières armes de contestataire en dénonçant les ratés de l’école de base dont il se considère comme l’une des victimes. En 2002, la Tunisie est à l’heure du référendum sur le changement de la constitution, un moment propice à l’activisme politique dans lequel fonce Aziz en se rapprochant, notamment, du groupe tunisien RAID (Rassemblement pour une alternative internationale de développement), qui s’insère dans le mouvement de l’association altermondialiste Attac. Et c’est le début d’une longue carrière de culture protestataire pour Aziz Amamy avec son lot de manifestations, sit-in, distribution de tracts, réunions clandestines, filatures, coups et arrestations, RAID n’ayant pas eu l’autorisation de s’organiser en association.

Le jeune bachelier aurait voulu poursuivre des études supérieures de philosophie ou de psychologie mais quand on réussit avec mention à un Baccalauréat section Maths, difficile d’imposer ce choix à son entourage. C’est donc à l’ISET-Com qu’il se retrouve, là où l’attend une véritable expérience de vie avec un melting-pot régional exceptionnel dans cette école d’élites. Des étudiants brillants issus de tous les gouvernorats se retrouvent reclus pendant quelques années, un isolement favorisé par l’emplacement isolé de l’établissement à la Cité El Ghazala. «Au début, raconte Aziz, il y avait le cercle des Tunisois qui se croyaient supérieurs aux autres parce qu’ils connaissaient M6 et PPDA. Et puis ceux de Gafsa, ceux du Sahel, etc. ». Quelques mois plus tard, le déclenchement de la deuxième guerre d’Irak aidant, les discussions et la vie en communauté soudent tout ce beau monde, tous deviennent « Ouled l’ISET-Com » avec des bagarres et des divisions non plus fondées sur des différences régionales mais idéologiques.

Aziz Amami est major de sa promotion, ce qui lui permet d’intégrer l’école supérieure des sciences et des technologies de Hammam Sousse. Mais il signe là la fin de son aventure universitaire, parce qu’il dit ne plus éprouver de plaisir mental à étudier. Ce passage l’aura néanmoins conforté dans sa conviction de la nécessité d’un militantisme politique actif au vu des injustices sociales dont il est témoin dans son Ecole et du cas mémorable de cet étudiant, génie de sa promotion, qui doit cependant interrompre ses études pour aller travailler comme technicien à l’office national de télédiffusion, se privant ainsi d’un diplôme d’ingénieur qui lui aurait garanti l’ascension professionnelle qu’il mérite. L’université, c’est aussi les injustices exercées par la direction entre les étudiants RCDistes et ceux qui ne le sont pas mais c’est aussi de belles histoires d’amitié et d’exemples comme l’histoire de ce jeune professeur tunisien qui quitte une prometteuse carrière en Europe pour venir transmettre son savoir aux étudiants de son pays natal. Aziz fera également des incursions à Redeyef lors des mouvements sociaux des travailleurs du phosphate. Partout, il écoute la détresse de tous ces oubliés et les situations d’injustice le marquent et le révoltent.

Des appels à la mobilisation sur la toile

C’est donc émotionnellement chargé qu’il revient à Tunis. Nous sommes en 2008 et Facebook vient d’être censuré pour la première fois en Tunisie. Lorsque la censure en est levée, le nombre de facebookeurs tunisiens explose et Aziz Amami fait la connaissance de plusieurs militants et activistes qui partagent ses points de vue. L’agression israélienne sur Gaza donne l’occasion au groupe d’organiser les premiers sit-in à la maison de la culture Ibn-Rachiq et d’engager d’âpres discussions idéologiques et politiques. Au-delà de ce cercle d’activistes, plusieurs formes de contestation passives et indirectes se développent avec des groupes de hip hop et de hard rock. «Les deux générations qui nous précédaient étaient, respectivement, des déçus du Bourguibisme et du Benalisme et se conformaient par résignation alors que notre génération avait grand espoir d’un véritable changement. Je voyais qu’il y avait un niveau de conscience politique latente élevée », raconte Aziz.

Début 2009, Aziz rejoint la communauté des premiers blogueurs tunisiens. La censure de leurs blogs les soude. Ils sont appuyés par d’autres blogueurs tunisiens vivant à l’étranger et organisent leurs premières actions. Leurs slogans sont à leur image, légers, percutants et très ancrés dans la réalité de la rue tunisienne à l’image de ce sayéb salah ya Ammar. La mobilisation se fait sur le Net mais aussi dans les cafés et par téléphone. Les Tunisiens à l’étranger, membres du groupe, poussent à la radicalisation et à l’organisation d’opérations publiques spectaculaires, de plus en plus risquées pour ceux qui sont sur place. Ces derniers tempèrent. Ils sont systématiquement filés, écoutés, harcelés, arrêtés mais ne veulent pas ébruiter toutes les manipulations dont ils sont l’objet afin de ne pas effrayer les autres tunisiens qui les suivent et les encouragent à distance. Aziz perd son travail, son chef ayant été sommé de le licencier. Il passera, depuis, plusieurs entretiens de recrutement. Le même enthousiasme l’accueille chez tous les recruteurs qui le reçoivent. Puis, quelques jours après, il reçoit le fatidique coup de téléphone qui lui annonce que « désolé, on ne peut pas vous prendre ». Aziz comprend et parvient à vivre en travaillant sur des projets en free lance.

2010 est l’année où le mouvement de contestation des cyber-activistes s’étale sur la place publique. Leur principale revendication est la levée de la censure Internet. Ils mobilisent les tunisiens autour de l’action séyeb salah, lettre à un député et une flash mob à Sidi Bou Saïd, notamment. Aziz est l’homme de l’ombre de l’équipe, celui qui gère la logistique et assure la mobilisation en arrière-plan. Les actions sont en fait peu suivies par une population tunisienne qui reste terrassée par la peur de la répression et les autorités ne montrent aucun signe de détente. L’énergie du groupe retombe et des dissensions se font jour entre ceux qui souhaitent structurer le mouvement pour plus d’efficacité et ceux qui, comme Aziz, pensent que la force du groupe est dans la liberté et l’indépendance de ses individualités. C’est alors que les insurrections commencent au mois de décembre à Sidi Bouzid ressoudant le groupe. Le travail de mobilisation, spécialité d’Aziz, est plus que jamais d’actualité. Il affine le discours et l’argumentaire et inonde la toile par les appels à la mobilisation avec les vidéos et les photos envoyées du front par ses compagnons de route. Des pages fan apparaissent et leur censure ne fait que les démultiplier en d’autres pages qui fleurissent sur les réseaux sociaux, rassemblant de plus en plus de monde au fur et à mesure que les martyrs tombent et que les exactions se multiplient.

«La Tunisie ne sera libre que lorsqu'elle appartiendra à tous les Tunisiens»

Tout s’arrête au matin du jeudi 6 janvier. Aziz Amami est arrêté alors qu’il avait déjà recensé 10 à 13 martyrs à Meknassi, Regueb et Menzel Bouzaiane. Durant les premières journées de torture psychologique au ministère de l’intérieur où les agents font tout pour lui extirper la liste de ses complices, Aziz se crée un monde parallèle dans lequel il s’enfonce pour ne plus sentir les effets de la torture. Il raconte : « si j’allais accepter de dénoncer mes amis, je serais devenu schizophrène, alors j’ai choisi de le devenir en me réfugiant dans un monde imaginaire. Après, je ferais une psychothérapie sous forme d’une pièce de théâtre ou autre où je raconterai tout pour guérir ». Cette technique mentale lui permet de résister jusqu’à son transfert à la prison de Mornaguia, en compagnie de Slim Amamou. Ils sont partis pour une condamnation à cinq ans de prison mais au soir du 13 janvier, vers 19h, ils sont libres. Les deux amis se réfugient chez un ami de la région. Aziz ne réalise pas ce qui est arrivé durant cette semaine décisive de l’histoire de son pays. Il téléphone à ses parents pour les rassurer. Sami Fehri l’appelle en direct pour qu’il témoigne qu’il a bel et bien été libéré. Parvenant à se connecter pendant quelques minutes, il voit l’appel à la manifestation du vendredi 14 janvier et pense que c’en est une autre, une de plus, mais pas la dernière, la fatale.

Sans réflexion, sans recul et sans même avoir rendu visite à sa famille, Aziz est l’un des premiers, le lendemain matin devant l’UGTT puis devant le ministère de l’intérieur. Aux premiers rangs en compagnie de Bayram Kilani, plus connu sous le nom de Bendirman, il voit ses tortionnaires, juste là à ses côtés. Les deux amis chantent, les policiers sont gênés de peur d’être dénoncés et reconnus. Mais Aziz est comme çà. Il n’en veut à personne. « Et puis, j’ai vu l’affluence inhabituelle, dit-il, et là j’ai compris que quelque chose d’important était en train de se passer ». Les premiers tirs de gaz, les gens fuient. Le jeune activiste rentre à pied vers la Rue du Maroc. Il traverse Rue El Jazira. Cent fois il est arrêté. La ville est en état de siège. Aux barrages, les policiers lui disent : « vite, rentre chez toi ». En route, les idées se bousculent. Aziz repart dans son monde : « mes parents vont être fâchés, je ne suis pas allé les voir en sortant de prison, qu’est-ce que je vais leur raconter ? ».

Depuis que la révolution est passée par là, que devient Aziz ? « C’est pas encore fini, la Tunisie ne sera vraiment libre que lorsqu’elle appartiendra vraiment aux Tunisiens ». Tout un programme !


Anissa BEN HASSINE