Non aux observateurs étrangers pour surveiller nos élections
Le tout premier test de la démocratie en Tunisie sera de savoir si nous allons être capables d’élire notre Assemblée constituante par nous-mêmes. Dans son interview au journal La Presse du 21 Mars, M. Ben Achour a suggéré la possibilité qu’il y ait des observateurs nationaux ou étrangers pour surveiller le déroulement du scrutin. Si, à la veille des élections, nous voyons défiler sur les écrans de nos télévisions les images du débarquement des observateurs étrangers, accourus des diverses capitales occidentales pour «surveiller» notre scrutin, nous devrions nous résoudre à constater l’échec de ce premier test et d’y voir un très mauvais augure pour l’avenir de la démocratie en Tunisie.
Il y a deux raisons à cela. D’abord, ce qu’il y avait de plus remarquable dans l’élan populaire qui a fait basculer le régime de Ben Ali c’était sa spontanéité et le courage qu’a eu sa jeunesse de se confronter à une dictature policière féroce non pas sans appui externe, mais en fait malgré l’appui contraire apporté par certaines capitales occidentales au régime déchu. C’est comme si, pour emprunter l’expression de la poétesse June Jordan, nous avions soudain réalisé que «Ceux que nous attendions, c’est Nous», comme si une lumière s’était faite dans nos âmes pour nous dire qu’il n’y a de salut que celui qui émerge du plus profond de nous mêmes à travers un processus de lutte interne pour vaincre nos peurs et libérer nos énergies. L’indépendance de la révolution tunisienne vis-à-vis de toute forme d’interférence étrangère est bien ce qu’il y a de plus valeureux en elle et de plus conséquent avec une de ses aspirations majeures, à savoir la dignité du Tunisien. Est-ce que vous imaginez la Grande Bretagne, l’Allemagne, ou les Etats-Unis nous donner à nous, Tunisiens, le droit de surveiller leur scrutin? La dignité nationale pour laquelle notre jeunesse a payé de son sang nous dicte de ne pas renoncer à ce droit.
La deuxième raison pour laquelle la présence d’observateurs étrangers sonnera l’alarme pour le devenir de la démocratie en Tunisie est le fait qu’elle sapera la toute première assise sans laquelle nulle démocratie ne pourra être bâtie. Cette assise c’est le contrat d’honneur qui doit nous unir et ériger une interdiction morale absolue contre toute velléité de falsification du scrutin. La démocratie n’est pas l’ensemble des règles et des codes qui gouvernent les élections et la formation des partis. Ces règles et ces codes sont à la démocratie ce que seraient les pieds pour un être humain. Ils l’aident à marcher mais ils sont loin de définir ce qui fait de lui un Homme. La démocratie c’est, au sein d’une société, l’ensemble des croyances et des valeurs qui émanent d’une conviction commune que tous les hommes doivent jouir des mêmes droits et que l’intérêt de chaque citoyen doit être pris en considération dans les délibérations politiques au même degré que l’intérêt de tous les autres citoyens. Quand cette croyance devient fermement ancrée dans notre conscience, le respect du droit de l’autre devient sacré et c’est lui le fondement du contrat d’honneur que nous devons forger entre citoyens. Si nous en étions incapables, nous ne serions pas mûrs pour la démocratie. Plutôt que d’élire une assemblée, cherchons un autre dictateur et espérons qu’il soit plus éclairé que le précédent. Alors si les Américains ou les Européens offrent de surveiller notre scrutin, remercions-les très aimablement et disons leur que pour nous qui avons inventé une bonne partie de l’héritage humain en mathématiques, la tâche de compter les votes est tellement élémentaire que nous avons décidé de la confier à nos jeunes lycéens.
Rakia Moalla-Fetini