La Bulle Politique et Le Front du Refus
En économie, on parle de bulle lorsqu’il y a un boom économique qui s’accompagne d’une croissance exponentielle du nombre d’entreprises œuvrant dans un secteur donné. Généralement cette bulle finit par exploser, et donner lieu à une réorganisation du paysage.
Aujourd’hui, nous vivons en Tunisie une « bulle politique » avec un foisonnement de nouveaux partis, puisque nous approchons de la soixantaine en quelques semaines, et que ce nombre risque de croître encore.
Tout comme en économie, cette bulle finirait par exploser, dans un certain temps, et on observerait alors, le regroupement de certains partis autour d’une bannière commune, et la disparition de ceux d’entre eux qui n’auront pas réussi à trouver une place sur l’échiquier, et à faire entendre leur voix. Ne pourront survivre que ceux qui d’une manière ou d’une autre, auront su adapter leur offre politique au marché.
Cela serait très sain et même profitable à la démocratie, si l’on disposait réellement de temps et si la république n’était pas menacée. Or aujourd’hui la menace est réelle, celle d’une Offre Publique d’Achat, (pour continuer dans l’analogie économique et financière), sur la république et la révolution, par les partis prônant des valeurs religieuses.
Ces partis sont dangereux, et même, de mon point de vue, contre-révolutionnaires car leurs valeurs fondamentales, liberticides et anti-démocratiques, vont à l’encontre des aspirations qui ont conduit la révolution. Accorder au Coran une prééminence dans l’organisation de la vie sociale, politique et économique de la nation reviendrait à dépouiller le citoyen de sa liberté de pensée et de choix, et le réduire au statut de brebis égarée. De même que cela conduirait à refuser tout dialogue dès lors que les « oulémas » auront donné leur interprétation de la loi coranique. Cela devrait suffire à engager tous ceux qui veulent protéger la révolution dans un combat politique sans merci contre une autocratie d’un autre temps.
Leur permettre d’accéder au pouvoir aujourd’hui reviendrait à accréditer les thèses de Ben Ali, qui s’est toujours positionné aux yeux des tunisiens et du monde comme le seul rempart contre l’islamisme, alors que ce sont les aspirations du peuple qui ont conduit à la révolution qui sont l’unique véritable rempart.
C’est pourquoi, il faut mobiliser toutes les forces progressistes, femmes et hommes, jeunes et vieux, partis et associations, et engager dans un front du refus, tous ceux qui veulent mettre le pays sur la voie d‘un processus irréversible de reconstruction d’une société libre et démocratique. Le refus de l’intolérance et de l’extrémisme religieux.
Dans un contexte normal et républicain, les partis travaillent habituellement à faire entendre leurs différences, dans notre contexte actuel tous les partis républicains doivent travailler sur ce qui les rapproche plutôt que ce qui les distingue. Les prochaines échéances se joueront sur une déclaration de principe : pour ou contre la république islamique ? Les partis qui sont opposés au régime islamiste doivent donc clairement se déterminer par rapport à cela, et l’exprimer haut et fort. Tout autre calcul politique serait dangereux et suicidaire.
L’avantage du front par opposition à la coalition, c’est qu’il permet aux uns et aux autres de se réclamer de certaines valeurs communes et fortes, sans renoncer à leurs identités propres. Outre le fait qu’au moment fatidique dans l’isoloir, il sera plus facile de se déterminer et de faire son choix, sur la base d’un fondement et un seul.
Et j’en appelle ici à tous les partis et toutes les associations qui se réclament des fondements de la liberté et de la démocratie pour s’unir, barrer la route à l’obscurantisme, et inscrire le pays dans la voie des valeurs universelles. J’en appelle à traiter de la même façon toutes les forces qui se réclament d’une organisation de la société basée sur l’Islam, fussent-ils décrits comme modérés. Il n’y a aucune modération possible dans ce discours, l’islamisme modéré n’existe pas, il n’y a que calculs politiques et tromperie sur la marchandise.
Il ne faut pas se laisser abuser par le discours et l’habillage, ils n’ont pas d’autres programmes que d’asservir les esprits, d’autres projets que l’enfermement dans l’idéologie de la foi, et d’autres objectifs que le pouvoir absolu. Ces partis se nourrissent de haine et de violence, et agissent sur des ressorts de misère et de peur.
Ces partis extrémistes n’ont pas le monopole de notre enracinement dans une tradition arabo-islamique, celle-ci est le socle de notre société, mais aussi loin que nous puissions remonter dans notre histoire, jamais le voile et encore moins le niqab n’ont fait partie de nos traditions. Rejeter l’islamisme est un choix politique qui n’a rien à voir avec l’Islam, religion de paix et de tolérance.
Pour constituer ce front du refus, il faut accélérer et provoquer l’explosion de la bulle, en œuvrant pour un rapprochement des partis républicains et démocratiques, autour d’un axe politique de réconciliation des tunisiens avec leur histoire, leur passé et leur avenir surtout. Une politique de construction d’une société libre basée sur un ordre juste, (rappelons ici que la devise de la République est Liberté, Ordre et Justice), autant de valeurs bafouées depuis des années. Cela passera par la reconstruction d’un ordre moral, civique et civil, dans lequel la tolérance, le respect des autres et de la loi seront le fondement de la société, et où la justice sociale serait l’un des piliers de l’organisation de la nation.
Une politique de réconciliation du citoyen avec l’administration publique, qui devra se mettre au service de la collectivité et ne plus être un instrument aux mains des gouvernants, entravant la liberté des citoyens, et imposant son dictat. Cela vaut pour l’éducation, la santé, l’emploi et la formation, mais aussi la police, la justice et l’administration fiscale. Construire un état fort, appuyé sur des institutions solides et inviolables. En effet, seules les institutions garantiront la pérennité de l’Etat et de la république.
La réconciliation entre les régions, les générations, et les classes sociales, pour recréer les liens entre tunisiens quelques soient leurs origines régionales, sociales ou culturelles, passera par une meilleure répartition des investissements et une plus grande solidarité dans la redistribution des richesses, y compris dans la rémunération du capital et du travail.
Ce sera aussi à travers l’inscription de la Tunisie dans un ordre mondial articulé autour des valeurs de liberté et de paix, et le renforcement des partenariats. Notre pays carrefour des civilisations, de tout temps, doit s’inscrire dans cette logique d’échanges à l’échelle, arabo-musulmane, méditerranéenne, maghrébine et africaine.
Il faudra que les militants et leaders de ces partis acceptent de se départir de leurs egos respectifs, et de faire passer l’intérêt du peuple et du pays avant tout calcul politique. Qu’ils soient convaincus que sans un front uni, point de salut. C’est même leur existence future qui risquerait d’être remise en cause un jour. Ils ont tout à gagner et rien à perdre dans cette démarche, et le peuple et la république avec eux.
Il en va de la responsabilité de tous, mais surtout des partis et des associations, pour que ce front du refus soit constitué au plus tôt et appelle les tunisiennes et les tunisiens à descendre dans la rue un jour par semaine, toutes les semaines, pour faire reculer la haine et la terreur.
« Les extrêmes marquent la frontière au-delà de laquelle la vie prend fin, et la passion de l’extrémisme en art comme en politique, est désir déguisé de mort ».
[L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera]
Walid BEL HADJ AMOR