Zouhaïr Essafi: le pionnier
Il venait d’accéder au décanat de la Faculté de Médecine de Tunis quand un tragique accident de voiture allait mettre fin à sa carrière, le 9 avril 1976. Il n’avait que 52ans. Nous sommes restés longtemps orphelins.
Je l’ai connu vingt cinq ans auparavant à Paris. Interne des Hôpitaux de Paris en 1952, Zouhair Essafi nous a fait découvrir cette voie royale de la formation médicale française et nous a encouragés à l’emprunter. Je ne peux que lui rendre grâce d’avoir suivi son conseil et réussi au concours d’internat de 1955. Il avait pris l’habitude de recevoir périodiquement un petit groupe d’amis dans son appartement de la rue Lecourbe qu’il partageait avec son épouse Bijou qui vient de disparaitre. Déjà il se distinguait par son humour, son charisme et son érudition médicale sans cesse enrichie par la lecture studieuse des articles anglo-américains les plus récents.
Un esprit novateur
Rentré à Tunis en 1958 il va transformer le paysage hospitalier tunisien. Il prend la direction du service de chirurgie générale de l’hôpital Charles Nicolle où il donne la pleine mesure de son esprit novateur et de ses capacités.
Il impose dans son service la tenue du dossier médical et surtout de staffs hebdomadaires qui vont abriter certes les discussions diagnostiques et thérapeutiques concernant les malades hospitalisés mais également l’analyse des causes des décès et des complications postopératoires. Ces staffs ouverts à tous ne vont pas tarder à se généraliser dans la plupart des services hospitaliers. Ils lui ont permis d’exprimer la primauté de l’examen clinique, de l’interprétation du fait pathologique sur la multiplicité des examens complémentaires dans l’établissement du diagnostic. Sa démarche méthodologique et sa vocation de formation sans cesse renouvelées attire de plus en plus de monde, chirurgiens et médecins étonnés et admiratifs de cette médecine interactive qu’ils découvrent pour la première fois à Tunis.
L’ambiance de ces staffs animés par un patron appelant la liberté de parole, l’échange voire la contradiction n’avait rien de livresque d’autant que l’humour et l’anecdote n’étaient pas absents du débat.
L’intérêt que tous portaient à ces réunions se doublait de l’estime à l’égard d’un maître dont le savoir-faire, le verbe et surtout le souci du partage étaient appréciés.
Quant à ses relations avec le patient, elles étaient exemplaires. Une prise en charge entière du malade, un parler vrai, courtois et rassurant, une indication thérapeutique mesurée et adaptée à la condition du patient, lui ont valu une réputation extraordinaire amplement justifiée.
Dans les domaines de la chirurgie abdominale et thoracique, il a partagé avec Saïd Mestiri, autre figure emblématique de la chirurgie tunisienne, la formation de la majorité des chirurgiens généralistes.
L'instauration du résidanat qualifiant
Bien que de formation française, il s’est intéressé à la littérature médicale anglo-saxonne et à l’analyse critique des innovations technologiques. On comprend dès lors le rôle d’avant-garde qu’il a joué en adoptant et en réalisant certaines opérations encore inédites en Europe et en créant dès 1960, la première unité de réanimation chirurgicale de huit lits, une première à l’époque, entrainant une amélioration significative des suites opératoires chez les patients. Il a joué également un rôle de pionnier en envoyant ses élèves aux USA et au Canada pour un stage de perfectionnement. Toutes ces actions expliquent le partenariat avec Zouhaïr Essafi des chirurgiens du Bateau « Hope », pendant leur séjour à Tunis.
Par ses titres d’ancien interne des Hôpitaux de Paris, d’ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine de Paris, de chef du service de chirurgie de l’hôpital Charles Nicole depuis 1958, il aurait dû être désigné pour passer le concours d’agrégation de médecine en décembre 1962 à Paris, ainsi que Saïd Mestiri, et Ali Okbi aux titres équivalents. Il aurait dû être choisi comme doyen à l’ouverture de la Faculté de Médecine de Tunis en octobre 1964.
Présidant, en sa qualité de doyen, un Conseil de Faculté où je siégeais, il ne cesse de nous surprendre par les innovations et les réformes qu’il nous propose. Il parraine la réunion de groupes d’étudiants qui s’agitaient et s’opposaient parfois violemment, il leur propose d’exposer leurs revendications, leur projet de réformes des études médicales et leur évaluation de l’enseignement et des enseignants. Ce séminaire a eu l’heur de détendre les étudiants et d’améliorer l’ambiance de la Faculté. C’était une première qui ne s’est depuis jamais renouvelée.
C’est Zouhaïr Essafi, qui a eu l’idée en 1976 d’instaurer le résidanat qualifiant. Pour accéder au résidanat il faut réussir à un concours sur épreuves avec un programme défini et un nombre de postes limité. Pendant quatre années de formation le résident devient le pilier du service hospitalier et le résidanat, la première marche de la carrière universitaire et de la spécialité. Valorisant le savoir faire, cette réforme, la plus importante des études médicales est à l’origine de la qualité de la médecine et des médecins tunisiens en matière de spécialité.
Elle allait permettre le développement efficace et harmonieux des spécialités médicales. Ainsi sept catégories chirurgicales se sont affirmés avec des équipes compétentes, en chirurgies générale, orthopédique, urologique, cardiothoracique, pédiatrique, carcinologique et neurologique. A ce propos j’aimerai rappeler que Zouhair Essafi a été aussi l’inspirateur de cette réforme en France auprès de notre ami Maurice Rapin, alors Doyen de la Faculté de Médecine de Paris qui, l’adoptant, allait instituer l’internat qualifiant : bel exemple de coopération franco-maghrébine dans le sens Sud-Nord.
Un grand militant des droits de l'homme
Son parcours hospitalier et universitaire sont doublés d’un militantisme en faveur des Droits de l’Homme et de la démocratie. Dès son arrivée à Tunis il lutte pour la liberté de choix et d’expression des étudiants, pour l’indépendance du corps médical, refusant la mise sous tutelle du syndicat des médecins tunisiens. Il proteste en 1968 contre les agissements américains au Vietnam en rédigeant une pétition contre la politique américaine menée dans ce pays.
Son attitude lui vaut d’être enlevé par la milice du parti et de se voir infligé insultes et violences pendant quarante-huit heures avant d’être libéré.
Militant de la cause palestinienne, il n’hésita pas à diriger une délégation médicale se rendant au Caire en 1967 et à Damas en octobre 1973 pour y soigner les victimes de la guerre israélo-arabe.
Zouhaïr Essafi était pour nous ses cadets et il le demeure, un modèle, un maître. Son éthique, son élégance, son humanisme et son comportement vis à vis des patients lui valent une reconnaissance et une estime partagée par tous.
Trente cinq ans après son départ nous continuons à regretter l’universitaire et l’homme qu’il était.
Cet hommage est dédié à Najet et Walid ses enfants si attachés à la mémoire de leur père.
Dr Saadeddine Zmerli