De la peine, des larmes et de la sueur
"Je n'ai rien d'autre à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur" c’est avec ces mots que Churchill s’adresse à la Chambre des Communes le 13 mai 1940 pour y présenter son plan d’action gouvernementale.
Aujourd’hui, c’est ce même discours de vérité que le gouvernement commence à tenir. Ce discours de vérité, il est possible de le tenir en Tunisie en raison même de la maturité de notre société et de nos structures économiques.
On a coutume de dire que la vie humaine n’a pas de prix mais qu’en revanche elle a un coût. Il en est de même de la Révolution. Et dans les deux cas, cela ne signifie pas qu’il faut l’abréger mais bien au contraire la protéger et mettre en œuvre tous les mécanismes préventifs pour éviter que ne s’installent les maux faciles à combattre aujourd’hui mais qui faute de soins immédiats deviendront incurables demain.
En 2010, le nombre de chômeurs en Tunisie s’élevait à 520 000 personnes. Si l’on ne fait rien pour absorber les demandeurs d’emploi, ce nombre pourrait atteindre les 700 000 d’ici le mois de juillet 2011, affirme aujourd’hui le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi. En effet, 30 à 35 000 de nos concitoyens rentrés de Libye sont venus grossir les rangs des chômeurs, 10 000 emplois ont été perdus en raison des divers mouvements que nous avons pu connaître et 80 000 emplois sont menacés. Le tourisme assure près de 7% du PIB tunisien et emploie jusqu'à 400.000 personnes, directement et indirectement, et le ministre du commerce et du tourisme nous annonce que l’année 2011 sera catastrophique et que si la Tunisie fait la moitié de son résultat de l'an dernier "ce sera déjà pas mal".
C’est à dire que ceux là mêmes qui ont fait la Révolution, ceux là mêmes qui ont exigé de la dignité et du travail à la hauteur de leurs qualifications, à la hauteur de leur investissement dans les études, à la hauteur des sacrifices de leurs familles et des espoirs d’ascension sociale entretenus par tous, ceux là seront à même de se révolter à nouveau si rien n’est fait pour soulager leurs peines et pour répondre à leurs attentes.
La solution ne viendra pas de l’Etat seul. Il promet la création de 40 000 emplois notamment grâce à un recrutement exceptionnel de 20 000 employés dans la fonction publique et c’est un effort considérable car les emplois créés doivent correspondre à de vrais besoins et il y va de la dignité de ceux qui les occuperont.
Le programme Amel va permettre à 200 000 jeunes de retrouver leur autonomie grâce à une allocation mensuelle et de retrouver le chemin de l’emploi grâce à une réinsertion professionnelle et une re-qualification. Mais pour que ce chemin conduise quelque part, pour que Amel soit à la fois synonyme d’emploi et d’espoir (selon le son que l’on associera à la lettre A) il faut qu’au même moment notre machine économique soit en mesure de créer, à un rythme soutenu, les emplois auxquels ces jeunes aspirent.
Le ministre des Finances a fait savoir que la croissance de la Tunisie en 2011 serait entre 0 et 1% au lieu des 5% initialement prévus et le déficit budgétaire est estimé pour l’année 2011 à environ 5% au lieu des 2,5% initialement prévus. Il nous faut attirer, dit-il, 5 milliards de dinars de capitaux pour répondre aux besoins de notre économie. Et ce n’est pas en proclamant unilatéralement l’annulation de la dette que l’on rassurera les investisseurs. Bien sûr c’est une dette qui a été contractée par un régime odieux mais elle l’a été au nom de la Tunisie, au nom du peuple tunisien et ce dernier n’a qu’une seule parole. Bien sûr, une partie des financements a été détournée par certains, mais il y va de notre responsabilité d’honorer la dette tout en poursuivant ceux qui ont abusé de notre confiance pour récupérer jusqu’au dernier dinar.
Il ne s’agit pas là d’idéologie. Pour créer de la richesse, il faut du capital et du travail. Nous avons la chance d’avoir les hommes, et la capacité de travail, c’est là notre richesse. Le niveau d’éducation atteint par la Tunisie permet tous les espoirs mais il nous faut être en mesure de lever les fonds, de mobiliser les financements pour donner corps à ces espoirs.
Il nous faut donc attirer les capitaux. Aucun investisseur n’acceptera de s’impliquer s’il n’a pas de visibilité. Les emplois ne se créent que si l’horizon est prévisible. De ce point de vue, joue contre son camp celui qui estime que la période actuelle doit se limiter à la gestion des affaires courantes. L’investissement en capital et en création d’emplois est affaire d’anticipations et de vision de long terme. Et il est urgent de prendre les mesures qui s’imposent, de prendre toutes les mesures nécessaires pour attirer les investisseurs, pour rendre attractives nos régions déshéritées et oubliées pendant des décennies, pour initier le désenclavement de ces mêmes régions. S’interdire d’agir, remettre en cause la campagne de publicité financée par celui-ci, les mesures pour l’emploi de celui-là, les négociations internationales de cet autre, c’est prendre le risque de se retrouver dans la position de ces médecins de Molière qui clament « Mieux vaut mourir dans les règles que de réchapper contre les règles.»
Joue contre son camp celui qui, au nom de la Révolution et de la préservation de ses valeurs, refuse toute légitimité à l’action gouvernementale et lui refuse de l’inscrire dans la durée. Oui, il joue contre son camp ! En supposant, bien sûr, que le camp est le même pour tous : la Tunisie. Car pour ma part, je me refuse à croire que certains pourraient, par calcul politicien, souhaiter que la situation s’envenime et pouvoir un jour, après avoir exigé un moratoire sur toutes les décisions économiques d’importance, reprocher à ceux qui sont aux affaires de n’avoir pas créé les emplois et pris les mesures économiques nécessaires pour répondre aux attentes de ceux qui ont fait la Révolution.
Un gouvernement doit pouvoir œuvrer dans le champ économique comme s’il devait durer et doit œuvrer dans le champ politique, renforcer les institutions, garantir la mise en place des contre-pouvoirs, comme s’il devait partir demain. Et ainsi en sera-t-il également pour le gouvernement, probablement lui aussi provisoire, que mettra en place la Constituante. Car à attendre d’être sûr d’avoir trouvé le bon médecin et le traitement légitime, le patient risque fort de mourir guéri.
Il est grand temps de mettre l’économie et l’emploi au cœur du débat. Il est indispensable que toutes les forces politiques s’expriment sur les programmes économiques qu’elles sont susceptibles de mettre en œuvre dans le futur et qu’elles laissent faire, dans le présent, ceux qui œuvrent au gouvernement. Tergiverser et critiquer ne peut pas tenir lieu de programme.
La Tunisie a montré au monde que l’impensable est possible. Il nous faut aujourd’hui rendre possible l’indispensable et le nécessaire. C’est à dire relancer l’économie. Il faut bien sûr mieux partager la richesse mais il faut aussi (et certains diront peut-être qu’il faut surtout) être en mesure de créer la richesse pour pouvoir la partager.
Alors pourrons nous reprendre avec Churchill (lors de la même intervention) «Vous demandez, quel est notre but? Je peux répondre en un mot : la victoire, la victoire à tout prix, la victoire en dépit de la terreur, la victoire aussi long et dur que soit le chemin qui nous y mènera ; car sans victoire, il n'y a pas de survie ». Victoire contre les injustices, pour la dignité, pour la démocratie et pour le développement.
Elyès Jouini