Réformer ou mourir : (I)La réforme fiscale
Nous entamons à partir d’aujourd’hui la mise en ligne d’une série d’articles d'Habib Touhami sur « les grands chantiers du « jour d’après » : des réformes globales, structurelles que tous les Tunisiens attendent : Elles ont pour noms : I- La réforme fiscale II- La réforme de la répartition des richesses produites III- La réforme de la redistribution inversée IV- La réforme de l’école, instrument de la mobilité sociale V- La Réforme de la politique de développement VI- La réforme de la politique de l’emploi.
Dès le 25 Juillet 2011 au matin, la Constituante et le Gouvernement qui en émergera par la suite auront à régler des problèmes qui attendent une solution depuis plus de quarante ans. Aucune véritable réforme de portée structurelle digne de ce nom n’a en effet vu le jour dans notre pays depuis très longtemps. Un signe qui ne trompe pas: la note d’orientation de la IIIème décennie de développement datant de 1980 et émanant du Gouvernement lui-même est restée lettre morte. Celle-ci avait pourtant clairement indiqué que certaines réformes structurelles devaient être introduites, faute de quoi le processus de développement du pays pouvait être condamné au freinage sinon au blocage. Rien n’y fît. Faut-il croire alors qu’en Tunisie s’applique aussi la célèbre formule du Général de Gaulle selon laquelle « depuis la Grèce antique, la Méditerranée prend les discours pour des réformes » et que l’on ne peut dès lors réformer « qu’à l’occasion d’une révolution ». Si l’on prend en considération l’immobilisme qui a caractérisé le pays durant quatre décennies, la réponse est évidemment oui. Tous les gouvernements qui se sont succédés à la tête de notre pays au cours de cette période ont manqué, soit de clairvoyance, soit de volonté politique, soit des deux à la fois. On peut naturellement épiloguer sur les effets additifs de la crise économique et financière de 1985-86 ou de la calamiteuse adoption du PAS dans les conditions où elle fut faite. On est aussi en droit d’incriminer le régime de Ben Ali, anesthésiant par définition et spoliateur par fonction. Il n’en demeure pas moins vrai que la société tunisienne elle-même n’a pas beaucoup montré d’exigence réformatrice, du moins jusqu’au 14 Janvier 2011, et il n’est pas sûr du tout que les choses aient changé véritablement depuis, si l’on se réfère aux programmes des partis ou au niveau actuel du débat politique.
Quoi qu’il en soit, la Tunisie ne peut plus continuer à refuser l’obstacle et à reporter ainsi ses déséquilibres structurels et ses défaillances politiques et économiques sur les seules générations futures. Le Gouvernement démocratique qui sera choisi par la Constituante aura donc à trancher dans le vif : fiscalité, politique de l’emploi et de la formation, développement régional, équilibrage de la carte sanitaire, financement de la Sécurité Sociale, stratégie industrielle, rapports sociaux, répartition et redistribution des richesses produites, l’école et son rôle dans la mobilité sociale, etc. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive et il ne serait évidemment pas sérieux d’étalonner les réformes en fonction de leur urgence ou de leur incidence « multiplicatrice ». Ce serait totalement absurde dans la mesure où des interdépendances existent entre fiscalité, revenus et répartition des richesses produites par exemple. De même, la problématique de l’emploi et du chômage est grandement dépendante des réformes à initier dans la formation et l’éducation d’une part, la réorientation de l’investissement et l’adoption d’une vraie stratégie industrielle d’autre part. Des liens d’interdépendance existent aussi entre les équilibres financiers de la Sécurité Sociale d’une part, le coût de l’assurance-maladie et le devenir du secteur public hospitalier d’autre part. Quant au modèle de développement lui-même, force est de souligner que depuis quarante ans l’on a continué à naviguer à vue, balloté que nous étions entre un étatisme maladroit et honteux et un libéralisme rampant et sans perspectives. Ce fût d’autant plus grave qu’en matière économique, nos dirigeants ont constamment raisonné en termes de croissance alors qu’il s’agit en réalité d’un processus de développement. Or le développement signifie justement l’ensemble des changements dans les structures mentales et les habitudes sociales qui favorisent un entraînement réciproque entre les hommes et l’appareil de production.
La réforme fiscale
Aucune véritable avancée démocratique n’est envisageable dans notre pays si l’on maintient tel quel le système fiscal actuel (je ne parle pas de textes d’application ou de moyens d’investigation et de contrôle qui doivent dans tous les cas être revus). Il faut que les choses soient clairement dites. D’abord parce que le principe d’égalité devant l’impôt est un principe constitutif de toute démocratie moderne et que le système tunisien est très loin de respecter ce principe de base. Ensuite parce que notre fiscalité est viscéralement antiéconomique au point où le maintien du système actuel ne peut que conduire à une impasse économique et par là même à mettre en danger l’expérience démocratique en cours.
Sur un total de 9508 MD de recettes fiscales en 2007, les impôts directs ont contribué à hauteur de 3697,6 MD contre 5810,4 MD pour les impôts indirects (38,7% et 61,3% du total des recettes fiscales). En 2009, la part des impôts indirects dans les recettes fiscales a atteint 60,2% contre 39,8% pour les impôts directs. Le fait que sur les trente dernières années, le poids des impôts indirects dans la somme impôts directs+impôts indirects ait baissé jusqu’à 60% en moyenne ne tempère que modestement le constat d’ensemble. De l’aveu même de la BCT, la stabilisation de la part des impôts directs dans les recettes fiscales est imputable essentiellement à l’efficacité de la retenue à la source dans le recouvrement de la fiscalité (62% en 2009 contre 56% en 2008). Autrement dit, la décélération imputable à la régression de la fiscalité pétrolière a été comblée par la fiscalité frappant les seuls revenus salariaux.
| 1977 | 1987 | 1990 | 1997 | 2000 | 2002 | 2004 |
Impôts directs | 22,6% | 19,5% | 18,4% | 26,3% | 27,9% | 31,5% | 34,0% |
Impôts indirects | 77,4% | 80,5% | 81,6% | 73,7% | 72,1% | 68,5% | 66,0% |
La part des personnes physiques dans les impôts directs a été de 60% en moyenne sur la période 2001-2005, contre 40% pour les sociétés, un rapport inversé par rapport à la répartition de la VA au cours de la même période. Ce sont donc les salariés qui supportent la plus grande part des impôts directs puisque la retenue à la source sur les salaires représente, en moyenne par an, environ 45% des impôts directs contre 34% avant le PAS. Pour la période 1986-2005, les salariés ont pris en charge les ¾ en moyenne des impôts directs payés par les personnes physiques. Comparativement au Maroc dont certains vantent à profusion les mérites en matière de pondération salariale et fiscale, la part des impôts directs dans les recettes fiscales représentait 29,9% en 1990 contre 18,5% seulement en Tunisie. A l’inverse, la part des impôts indirects dans les recettes fiscales représentaient pour l’année considérée 62,8% au Maroc contre 81,5% en Tunisie.
Part des impôts directs dans les recettes fiscales
| 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 |
Maroc | 23.5% | 24.8% | 24.2% | 25.6% | 29.9% |
Tunisie | 22.6% | 19.4% | 17.7% | 18.5% | 18.5% |
Si l’on se place au niveau des prélèvements obligatoires, on constate que la part de l'impôt direct dans ceux-ci a constamment augmenté entre 1977 et 2004. Cette évolution est liée aux augmentations des impôts sur les revenus, ceux des salariés en particulier. Elle est venue combler la baisse continue de recettes douanières d’une part, les effets de la prédation exercée par le clan de Ben Ali d’autre part. On peut donc dire qu’au total, ce sont les salariés dont le revenu est soumis à la retenue à la source et les entreprises soumises au régime réel qui supportent l'essentiel de la charge fiscale au titre des impôts directs. Entre-temps, la part de l’impôt sur le revenu dans le PIB a augmenté plus rapidement que l’impôt sur les sociétés passant de 1,9% en 1990 à 4,1% en 2005 contre 1,9% en 1990 à 3,7% en 2005. En d’autres termes, la pseudo « réforme » fiscale de 1990 a constitué , pour les salariés, un marché de dupes puisque la charge qui pèse sur eux est passée de 1,6% du PIB en moyenne lors de la période 1986-1991 à 2,5% en moyenne pour la période 1992-2004 contre 1,7% et 2,3% du PIB pour les impôts sur les sociétés. En fait, la contribution des salariés dans le total des impôts directs encaissée par l'État est passée de 37% en 1962-1966 à 45.6% en moyenne en 2000-2002. Ceci est d’autant plus choquant qu’entre 1983 et 2001, le salaire réel moyen a augmenté de 1.05% pour l'ensemble de l'économie, soit moins de la moitié de l'augmentation de la productivité.
Structure des prélèvements obligatoires en %
| 1977 | 1987 | 1990 | 1997 | 2000 | 2002 | 2004 |
Impôts directs | 19,0 | 16,0 | 14,4 | 19,6 | 21,1 | 23,6 | 24,9 |
Impôts indirects | 65,0 | 66,1 | 64,0 | 55,0 | 54,6 | 51,3 | 48,3 |
Impôts locaux | 2,6 | 2,1 | 1,9 | 2,0 | 2,3 | 2,3 | 2,4 |
Cotisations sociales | 13,4 | 15,8 | 19,8 | 23,3 | 21,9 | 22,8 | 24,4 |
Source : LA FISCALITE EN TUNISIE ET LA QUESTION DE LA COHESION SOCIALE. UGTT
Venons-en maintenant au caractère doublement injuste des impôts indirects. Si l’on prend l’impôt indirect qu’est la TVA, composante essentielle des impôts indirects, on constate qu’elle est payée de la même manière par le pauvre et le riche. Pour l’achat d’un kilo de couscous par exemple, le patron paie la même taxe que ses ouvriers. Une fois mis en relation avec le salaire ou revenu réellement touché, les petits revenus paient relativement beaucoup plus (n’oublions pas qu’en 2005, près de 52% des salariés du régime général de la CNSS avaient un salaire inférieur à 1 fois et ½ le SMIG). Or, près du cinquième des heures de travail pour un smicard sert à payer l’impôt sur la consommation. Ces données de base sont évidemment très éloignées des objectifs visés par la note d’orientation de la IIIème décennie de développement prônant l’équilibrage des recettes fiscales entre les impôts directs et les impôts indirects d’une part, entre les parts respectives des salariés et des non salariés dans les impôts directs sur les revenus d’autre part.
En tout état de cause, la répartition actuelle de la charge fiscale en Tunisie laisse à penser que le rôle redistributif incombant à la fiscalité est déficient et même pernicieux:
· Les prélèvements obligatoires n'ont pas eu l'effet égalisateur des revenus attendu. En effet, l'ensemble des prélèvements et des transferts n’a nullement réduit l'éventail des revenus. Cela tient au fait que l'impôt sur le revenu, quoique progressif, n'occupe en Tunisie qu'une place limitée parmi les prélèvements obligatoires, composés pour l'essentiel de prélèvements plus ou moins proportionnels (comme les impôts sur la consommation) ou faiblement progressifs (comme les cotisations sociales).
· Le niveau élevé des taux marginaux effectifs d'imposition (correspondant au cumul de l'augmentation des prélèvements obligatoires et de la baisse des transferts sociaux induits par l'augmentation des revenus) pour les hauts revenus semble plus théorique que réel.
· La valeur ajoutée des entreprises se répartissant en salaires, revenus des entrepreneurs individuels, intérêts, dividendes et profits non distribués, l'équité horizontale voudrait que ces cinq types de revenu soient traités fiscalement de la même façon. En d’autres termes, ils devraient être tous soumis à l'impôt sur le revenu (et accessoirement à la cotisation sociale). Mais notre système fiscal a choisi une autre voie où l'impôt sur les sociétés est de plus en plus marginalisé par rapport à l’impôt sur le revenu du travail. Question de « rentabilité » de l’impôt pour les pouvoirs publics dit-on, en particulier lorsqu’il s’agit de la retenue à la source pour les revenus salariaux, notoirement plus « payante ». De plus, certaines dispositions viennent soulager davantage tous les autres revenus, sauf le revenu du travail. Bizarrement, ces dispositions sont défendues par les pouvoirs publics au nom de « la sauvegarde de l’emploi ».
Il n’existe à vrai dire aucune preuve attestant l’existence d’une corrélation positive entre la diminution de l’impôt direct aux bénéfices des plus aisés et la croissance ou l’’emploi. Le chantage à l’emploi, devenu une arme utilisée par les plus riches pour obtenir une baisse de l’impôt direct payé par eux (qu’ils ne paient d’ailleurs pas), n’est pas seulement immoral et inadmissible. Il est aussi irrecevable et trompeur. Dans un pays caractérisé par la fuite fiscale comme le nôtre, une plus juste prise en charge de l’impôt direct par les plus riches est susceptible de permettre aux pouvoirs publics, soit de baisser l’impôt indirect, soit de baisser l’impôt direct sur les revenus du travail, soit de rendre plus efficiente la politique de redistribution. Dans les trois cas, c’est la consommation publique et privée qui sera relancée avec des effets, toutes choses égales par ailleurs, nécessairement positifs sur la croissance et l’emploi. Il est donc temps de sortir du piège dans lequel nous a enfermé la pensée économique dominante qui vend la diminution des impôts comme la solution miracle à tous les problèmes économiques, à l’instar des charlatans d’antan vendant leurs mixtures douteuses comme le remède à toutes les maladies.
Bref, notre fiscalité est doublement injuste. Elle ménage les ménages à haut revenu et pèse exagérément sur les classes moyennes. Elle taxe immodérément les revenus du travail et allège volontairement la charge qui pèse sur les revenus du capital. Dès lors, elle ne peut être en situation d’assurer un minimum de cohésion sociale et de solidarité nationale. Pour inverser la tendance, il faut d’abord rendre « la contribution » aussi légitime que possible, car ce qui rend l’impôt illégitime, c’est sa partialité, son injustice et plus encore le mauvais usage que l’Etat fait des deniers publics : dépenses dispendieuses, projets coûteux ou inutiles, gaspillage, gabegie, corruption, absence de contrôle, déficiences en quantité, qualité et efficacité des services publics, etc. Toute réforme fiscale doit donc viser à réformer la philosophie générale de l’impôt (et non les textes d’application ou les moyens seulement) et à révolutionner les postures citoyennes à son égard.
Habib Touhami
(A suivre)