Université : après la révolution…
Une fois passée la transition en cours, le gouvernement sorti des urnes devra se pencher sur le désastre universitaire que nous ne percevions que partiellement : ainsi donc, c’est près de la moitié des diplômés de notre université qui avait le chômage pour unique horizon (« La Presse » du 6 Février 2011). Pendant que les autorités se gargarisaient et nous rebattaient les oreilles d’indicateurs pour le moins insignifiants, sinon fallacieux.
Aux origines de la catastrophe, il y a eu l’instrumentalisation durant de longues années de l’université – et plus largement de l’éducation - au service d’une paix sociale qui s’est finalement révélée largement illusoire. Avec à la clef la course à une massification incontrôlée, doublée d’une inévitable dégringolade de la qualité. Devenus de simples monnaies d’échange, les diplômes ont perdu leur valeur de référence, et leur rôle de témoins de compétences. Autrefois sésames pour l’emploi, ils se sont transformés en démultiplicateurs des frustrations en l’absence de celui-ci.
Il va falloir réparer cela, en évitant deux écueils. Le premier, c’est la tentation du malthusianisme et du retour en arrière : puisque l’économie ne peut absorber nos diplômés, disent certains, ajustons donc le nombre de ces derniers aux besoins de l’économie ! Mais cette nostalgie de l’université élitaire des deux premières décennies de l’indépendance est une illusion réactionnaire. Non seulement parce que le peuple tunisien n’en voudrait pas, car l’accès de tous les bacheliers à l’université fait partie de ses acquis les plus précieux, au même titre que le CSP et aujourd’hui la démocratie, et qu’il a désormais les moyens de se faire entendre. Mais aussi parce que ce schéma ne correspond plus aux besoins de notre époque. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que la mutation des universités restreintes vers des universités de masse n’a épargné aucun pays au monde. Certains la réussissent, tandis que d’autres y perdent leur âme. La Tunisie se situe quant à elle dans un entre deux : elle a pu sauver quelques chaloupes dans le naufrage du navire. Mais celui-ci est à reconstruire de fond en comble, et sur de nouvelles bases.
Le second écueil, c’est de penser l’université de masse – horizon désormais incontournable – avec les mêmes prismes que l’université des petits nombres d’hier. Et de continuer donc à former comme par le passé (business as usual), en imputant les inévitables échecs d’un modèle inapproprié au niveau insuffisant des étudiants, à leur nombre excessif, au nombre ou à la qualification insuffisante des enseignants, aux moyens insuffisants, etc. Toutes choses parfaitement exactes au demeurant, mais totalement insuffisantes pour expliquer l’ampleur des disfonctionnements.
Durant les longues et noires années « Bououn », on nous a présenté – avec ce mélange d’autisme et d’arrogance autoritaire caractéristiques de l’époque et du personnage – le LMD comme la solution miracle. Qu’on l’applique, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Comme s’il suffisait de changer de flacon pour en modifier le contenu…
Il est temps à présent de revenir à des débats plus sérieux, et à des analyses plus fouillées. Adopter le LMD, oui bien sûr, cela va de soi. Il en va de l’insertion de notre université dans son environnement euro-méditerranéen, du développement de nos échanges dans ce cadre, de la « mise aux normes» de nos formations grâce à l’adoption de standards partagés au sein de cet espace. Mais pour autant, il ne s’agit que d’un problème de forme, d’un petit arbre qui ne saurait cacher la forêt immense des contenus de nos formations, et des méthodes que nous mettons en œuvre pour les dispenser.
Et sur ce plan, l’échec du modèle qui a gouverné le développement de notre université depuis plus de vingt ans est retentissant. Car il nous a échappé que l’université de masse est par essence différente de l’université d’élite. Si elle doit continuer à jouer le rôle de producteur et de transmetteur du savoir, ainsi que de reproduction des élites, sa tâche la plus importante – quantitativement parlant– devient la production des cadres compétents et opérationnels pour les besoins de l’économie. La professionnalisation des cursus que cela suppose implique une interaction beaucoup plus forte avec les entreprises, et une réactivité à leurs attentes. Ce qui nécessite une gouvernance radicalement différente des universités, caractérisée par une large autonomie et par une liberté de manœuvre permettant à chacune d’entre elles de se distinguer par sa créativité et son imagination. Ce qui nécessite aussi un autre équilibre entre l’enseignement supérieur « universitaire » et la formation professionnelle, aujourd’hui parent (très) pauvre du système éducatif supérieur : 400 000 étudiants à l’Université, dix fois moins en formation professionnelle, où est l’erreur ?
A l’université, l’heure n’est plus aux cursus standard gouvernés par une autorité centrale, et la réforme du LMD est d’ailleurs porteuse de cette possibilité de diversification des contenus – de couture « à façon » en somme – dans un contenant standard. Pour le MESRST en revanche, avec ou sans LMD, c’est le « prêt à porter » qui prévaut, aussi bien dans la forme que dans les contenus. Avec les résultats que l’on a pu observer en matière de qualification et d’employabilité des jeunes diplômés.
De même que le temps est passé des méthodes pédagogiques standard, définies à coups de circulaires et autres instructions émanant des autorités de tutelle. La pédagogie, c’est par définition l’adaptation des méthodes d’enseignement aux publics récepteurs. L’organisation unique des enseignements, comme celle des contrôles et examens, sans tenir aucun compte du type de formation ou de la population cibles, ainsi que des objectifs de cette formation, c’est exactement la négation de la pédagogie. Dans une université homogène et élitaire, dont les étudiants sont dotés d’une forte autonomie et de grandes capacités d’évolution propre, cela pourrait encore n’avoir que peu d’importance. Encore que dans notre université élitaire des années 60, le déploiement de cette « pédagogie » s’est fait au prix d’une sélection terrible – et terriblement injuste – de ses étudiants. Qui d’entre nous n’a pas dans son entourage un frère, un oncle ou une cousine qui, après avoir été évincé de l’université tunisienne, a pu se déployer avec succès dans des univers étrangers plus différenciés ?
Ce n’est pas le lieu – et sans doute pas le moment non plus – de développer ici, dans le cadre restreint d’un article de journal, les solutions à apporter à ces problèmes apparemment « techniques », mais auxquels l’inadéquation des réponses apportées n’en a pas moins contribué de manière significative à l’embrasement de notre pays. Lorsque le moment sera venu de le faire, il faudra se souvenir de la démarche éminemment démocratique que le regretté Mohamed Charfi, qui manque cruellement à notre pays dans la phase critique qu’il traverse aujourd’hui, avait su mettre en œuvre dans un environnement qui était pourtant loin de l’être: le débat et la concertation avant la synthèse, plutôt que le contraire.
Mohamed Jaoua
Professeur à l’Université Nice Sophia Antipolis, détaché à l’Université Française d’Egypte (Le Caire)