Tunisie : Elyès Jouini plaide pour un Plan Marshall
"Les Etats Unis engloutissent des sommes colossales pour construire la démocratie en Irak . A peine un mois de ce budget aurait suffi pour installer une démocratie pérenne en Tunisie". Dans une interview au journal Le Monde daté du 19 avril, Elyès Jouini, vice président de l'Université Paris- Dauphine ne décolère pas devant les réactions frileuses de l'occident face au printemps arabe et notamment la Tunisie qui l'a initié. L'ancien ministre du gouvernement Ghannouchi plaide pour un Plan Marshall qui contribuerait à la mise en place d'une " politique économique durable" qui permettrait "d'investir massivement de désenclaver l'ouest tunisien délaissé par l'ancien régime : "5 à 10 milliards d'euros pourraient changer la donne" d'ajoutant que" le peuple tunisien attend un véritable partenariat.
Les défis économiques et sociaux ne risquent-ils pas d’être insurmontables pour les gouvernements issus du printemps arabe?
C’est la grande question posée par cette «révolution de la dignité », comme elle s’est appelée elle-même.Un élan politique extraordinaire et porteur d’espoir s’est manifesté. Si l’on ne répond pas très vite aux attentes de mieux-être, les peuples risquent de se lancer dans des revendications beaucoup plus radicales et de céder aux extrémismes.
La grande difficulté devant l’urgence, c’est que les gouvernements provisoires n’ont pas la légitimité des urnes et qu’ils sont gênés aux entournures pour prendre les grandes décisions qui s’imposent. Je l’ai vécu en étant ministre en charge des réformes économiques et sociales en Tunisie du 27janvier au 1ermars 2011…
Que prônez-vous?
Il faudrait annoncer dès maintenant un changement de stratégie. Donner des avantages fiscaux et sociaux ne constitue pas une politique économique durable: on attire seulement des chasseurs de primes, pour qui les salaires ne sont jamais assez bas et qui trouvent toujours moins cher ailleurs.
Une fracture énorme s’est creusée entre la Tunisie côtière émergente et les espaces délaissés et oubliés à l’intérieur des terres.A titre d’exemple, les investissementshôteliers ont été privilégiés là où ils étaient les moins coûteux: sur la côte, car il y a déjà des équipements, des routes, des aéroports… Je propose donc d’investir massivement pour désenclaver l’Ouest tunisien: de construire des routes, des centres hospitaliers, des infrastructures pour être compétitifs afin d’employer les diplômés, de sortir de la monoactivité minière à Gafsa, de mettre en valeur la richesse agricole, ou culturelle sur les sites touristiques de Sbeïtla, Dougga ou Bulla Regia et que l’on peut associer à des problématiques de développement durable et d’environnement. Cela suppose de penser de façon moins centralisée, de former, de développer de nouvelles activités… et cela peut être éminemment rentable.
Quels seraient les contours de ce «plan Marshall» que vous avez évoqué?
J’utilise ce terme pour marquer les esprits car la situation et le contexte sont différents… En Tunisie, 5 à 10 milliards d’euros pourraient changer la donne. Et une soixantaine demilliards d’euros seraient nécessaires pour aider la Tunisie, l’Egypte, et aussi pour accompagner le Maroc, où le roi ne peut en rester aux annonces. L’Europe a un intérêt immédiat au partenariat car le potentiel de codéveloppement est énorme. Le printemps arabe a montré que les peuples partagent les mêmes valeurs et les mêmes ambitions. De leur côté, les Etats-Unis engloutissent des sommes colossales pour construire la démocratie en Irak. A peine un mois de ce budget suffirait pour installer une démocratie pérenne en Tunisie. France, Europe et Etats-Unis peuvent aussi appuyer une mobilisation internationale. Car il faut jouer la carte de l’exemplarité. Les pays de la région hésitent et regardent si l’expérience s’enlise ou si elle va réussir. Il est urgent de démontrer à tous que le choix de la démocratie est un choix gagnant.
Quel est votre sentiment?
Début avril, la petite Tunisie se battait pour accueillir dans la dignité et l’efficacité près de 225000 réfugiés en provenance de Libye (soit 1350000 personnes à l’échelle de la France). Parmi eux 8000 à 10000 n’ont pas où aller car originaires duDarfour, de Côte d’Ivoire ou d’autres pays en situation difficile. Aumême moment, les pouvoirs publics français choisissaient de communiquer sur l’arrestation de 2800 Tunisiens en situation irrégulière! Je trouve cela indécent. Si on veut construire un mur au milieu de la Méditerranée, cela coûtera beaucoup plus cher qu’un plan Marshall. Le peuple tunisien attend un vrai partenariat. Il a montré son ancrage dans la modernité en initiant ce printemps arabe et il vient de le re-démontrer en inscrivant la parité homme-femme dans son code électoral
Propos recueillis par Adrien de Tricornot