Opinions - 25.04.2011

Religion, laïcité, code du statut personnel et diversion du discours politique

En ces moments où l’on vit au rythme d’une révolution en action, on est balancé par des sentiments opposés. D’abord, il y a le sentiment de fierté nationale de voir notre jeunesse déclencher  avec succès un processus de révolution qui a surpris la génération de leurs aînés ainsi que le monde entier. La révolution tunisienne a éclaté tel un tsunami faisant remonter une lame de fond qui, depuis n’arrête pas de secouer les pays de la région et dont la force risque d’atteindre des pays lointains où sévissent des pouvoirs autoritaires et méprisants de leurs peuples.

Le second sentiment est celui de l’incertitude car toute révolution implique une remise en question du système d’organisation de la société et aucune de ses composantes n’est à l’abri. Pour les acteurs politiques c’est l’occasion d’une redistribution des cartes qui aiguise leurs appétits de pouvoir. Cela nourrit, malheureusement la tendance à vouloir nier tous les acquis comme s’ils n’étaient pas l’œuvre du peuple tunisien quand bien même il est gouverné par un dictateur.

Il se trouve que la révolution initiée par les jeunes s’est faite sans leadership. Le terrain est donc libre pour les acteurs politiques de se disputer les positions de leaders, de se proclamer « défenseurs de la révolution » et d’abattre leurs cartes. On aurait pu s’attendre, logiquement s’entend, que les cartes « atouts » à jouer sont celles de l’emploi, la réforme de la gouvernance des régions, l’entrepreneuriat, le développement des entreprises, celui des activités à valeur ajoutée dans le cadre d’une économie du savoir (150.000 des sans emploi sont diplômés de l’enseignement supérieur)... On aurait aimé voir les partis qui poussent chaque jour comme des champignons, s’engager dans une compétition autour de la conception de programmes politiques susceptibles de répondre aux aspirations d’une jeunesse qui réclame ses droits économiques, politiques et sociaux. Au lieu de cela, on a d’abord vu dominer les débats juridiques qui ont viré vers un juridisme assourdissant mettant au devant de la scène les professionnels du droit dont beaucoup cherchent à se faire une virginité et faire oublier qu’ils étaient acteurs durant  l’ancien régime. Puis est venu le débat sur la laïcité et naturellement le code du statut personnel et le questionnement sur les droits des femmes !

Arrivés à ce stade des débats, les antagonismes commencent à se préciser. Il y a ceux qui jouent la carte électorale, les femmes représentent plus de 50% de la population, c’est un poids électoral important qu’il faudra amadouer. Peu importe par la suite si les réflexes machistes seront à l’œuvre une fois les élections remportées. C’est pourquoi on trouve très peu de détails objectifs avancés par des personnes convaincues et convaincantes de la nécessité de préserver l’égalité de tous les citoyens sans discrimination de sexe. Il y a, à l’opposé, ceux qui s’inscrivent dans un certain courant politique, développent un discours kaléidoscopique qui va de l’affirmation de la liberté des femmes et de la préservation de ses acquis à la nécessité de renvoyer les femmes chez elles pour « libérer les emplois » et les attribuer aux hommes (comme si les qualifications étaient interchangeables ! comme si on pouvait d’un geste de la main remplacer ou se passer des services des femmes enseignantes, médecins, avocates, experts comptables, managers, chefs d’entreprises, ingénieures, techniciennes, ouvrières qualifiées… !). Ils prônent de revenir aux préceptes « originels » dont la polygamie, le voile à tout âge (on commence à voir dans la rue de toutes petites filles affublées d’un voile) etc. Bref, on est déjà en pleine campagne électorale et on a trouvé dans « la carte de la femme » un atout à jouer, je dis bien jouer car il est difficile de faire confiance actuellement à une classe politique masculine dans son écrasante majorité qui ferait de la défense des droits des femmes une ligne politique majeure.  L’histoire risque de se répéter car on se souvient  qu’au lendemain de l’indépendance, l’assemblée constituante n’aurait pas reconnu aux tunisiennes le droit de voter n’était l’intervention des militantes femmes auprès de chacun des élus, individuellement, pour le leur demander. Aujourd’hui les droits des femmes peuvent être menacés par un risque de retour du bâton car beaucoup pensent et particulièrement durant le régime de Ben Ali, que les femmes ont « reçu » trop de droits ! Cette opinion est nourrie par la politique de discrimination positive et les quotas accordés aux femmes dans les conseils municipaux, les structures de feu RCD et au parlement. Tout poste accordé à une femme est perdu pour un homme ! Il ne faut pas être un ancien du système pour penser de la sorte ! Voyez combien de partis nouvellement constitués ont le souci d’associer des femmes à leurs bureaux. Il s’agit donc d’une opinion largement partagée y compris parmi les femmes sans compter tous ceux qui sont dans une mouvance conservatrice voire extrémiste.

Parce que le danger  est menaçant pour les libertés de la femme tunisienne et parce que les nouvelles générations, les jeunes femmes et les petites filles, s’exposent à entrer dans la nouvelle histoire de notre pays à reculons par rapport à leur statut, je voudrai évoquer ces quelques vérités qui contredisent l’idée reçue que la femme tunisienne bénéficie de tous ses droits et que l’on peut se passer de sa participation à la vie économique.

Premièrement, les femmes rurales sont l’objet de toutes les discriminations au plan éducation, santé, accès aux opportunités économiques et participation politique. Selon des statistiques établies par le programme national de l’éducation des adultes en 2009, 72,6% des femmes rurales âgées de plus de 14 ans sont analphabètes. Selon une étude publiée par le CREDIF en 2000, la femme rurale travaille entre 8 et 12h 30 par jour selon les régions alors que les hommes travaillent entre 3 et 10h par jour. Bien plus, le travail des femmes rurales s’inscrit, le plus souvent, dans l’informel c'est-à-dire faiblement ou non rémunéré et en l’absence de droits sociaux. Le système de valeur les soumet à d’autres discriminations au sein de la famille dont la domination des hommes, le peu d’opportunité d’accès à la propriété et l’absence de liberté dans plus d’un domaine de la vie y compris celui de disposer personnellement du salaire gagné à la sueur de son front.

Deuxièmement, les tunisiennes, en général, bénéficient de beaucoup moins d’opportunités d’emploi que les hommes. Le taux d’activité des femmes s’est stabilisé autour de 25% ce qui veut dire que 3 femmes sur 4, d’âge actif (15 ans et plus) sont inactives (ni chômeuses, ni occupées). Selon une étude réalisée en 2009, le taux de chômage des diplômées de sexe féminin dépasse le double de celui des diplômés de sexe masculin (32,2 % contre 14,6 %). Elles représentent près de 62% des chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur. Pourtant elles constituent un capital humain de la plus haute importance pour notre pays dont l’avenir dépend désormais de sa capacité à développer une économie du savoir. Et si les jeunes filles réussissent bien dans leurs études et représentent actuellement près de 60% de la population d’étudiants dans les universités, c’est bien parce que l’intelligence n’est pas une affaire de sexe mais c’est la chose que le bon Dieu a le mieux répartie entre les humains. Il suffit pour eux de la cultiver pour en retirer les bienfaits. Alors prenons garde de gaspiller nos ressources humaines si nous voulons réaliser les objectifs de la révolution dont l’emploi et l’équité entre tous les citoyens sans distinction.

Troisièmement, les rapports du forum économique mondial de Davos révèlent une forte corrélation entre l’égalité entre hommes et femmes, d’une part, la prospérité et la compétitivité économique du pays, d’autre part. Or ce principe d’égalité est bafoué par plusieurs pays, ce qui a creusé un fossé plus ou moins profond séparant les femmes et les hommes du point de vue du bénéfice des droits à l’éducation, la santé, le revenu et la participation à la vie publique. Malgré tous les acquis des femmes tunisiennes, le classement de la Tunisie relatif au fossé de genre est en recul comme le montre le tableau ci-dessous :

Classement de la Tunisie selon l’index du fossé genre 2010 et comparaison avec 2009, 2008, 2007 et  2006*

 

 

2010

 

2009

 

2008

 

2007

 

2006

 

 

 

Rang

Score

Rang

Score

Rang

Score

Rang

Score

Rang

Score

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tunisie

107

0.6266

109

0.6233

103

0.6295

102

0.6283

90

0.6288

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Meilleur          score

1

0.8496

 

0.8276

 

0.8239

 

0.8146

 

0.8133

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus mauvais score

134

0.4603

134

0.4609

130

0.4664

128

0.4510

115

0.4595

 

Source: World Economic Forum http://www.weforum.org/issues/global-gender-gap
*le score 1 signifie égalité totale de genre

Ce classement se fonde sur quatre critères : l’éducation, la santé, les opportunités de participation à l’économie et l’empowerment ou autonomisation politique. On voit que le score de la Tunisie a très peu évolué en 5 ans et sa position est en recul car d’autres pays sont en train d’évoluer plus vite notamment au plan bénéfice des femmes de leurs droits de participation économique et politique.  

Quatrièmement, la Tunisie a signé la convention de Copenhague de l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes (CEDAW). Il ne semble pas que la remise en question des engagements internationaux de la Tunisie soit une revendication de la révolution du 14 janvier. Bien au contraire, les jeunes des deux sexes réclamaient liberté, équité, justice avec tout ce que cela implique comme droits de participation à la vie économique et politique. Et sur ce plan ce sont les femmes qui sont les premières victimes des injustices sociales et politiques.

Alors de grâce, remettons le débat politique sur les vraies questions posées par la révolution et barrons la route aux démons du machisme malheureusement encore vivaces dans notre société. Il y va de l’intérêt de notre pays et de beaucoup d’autres, particulièrement dans notre région. N’oublions pas que la révolution de notre peuple a joué le rôle d’éclaireur ce qui donne à la Tunisie une responsabilité hors des limites de ses frontières et on ne saura prévoir les limites de l’impact des choix qu’elle fera. Ce sont les valeurs universelles seules qui durent et l’égalité pour tous est une valeur centrale de toutes les civilisations et de toutes les religions. Cessons de prendre les femmes en otage pour s’offrir des diversions qui cachent l’incapacité politique d’adresser les problèmes profonds de notre société qui ont nourri les sentiments de révolte puis déclenché la révolution.
Proposition.

La situation des femmes tunisiennes, toutes catégories confondues, n’étant pas aussi reluisante qu’on le croit, cela doit inspirer un programme d’action pour combler le fossé entre les genres. Les partis qui s’inscrivent dans des valeurs d’égalité, d’équité et de liberté devraient inclure dans leur projet électoral un programme de mise en pratique de ces valeurs sans discrimination de genre et un autre destiné à combler le fossé qui prive de nombreuses catégories de femmes de leurs droits sociaux, économiques et politiques. Alors les citoyens verront plus clairs et ajusteront leurs votes en conséquence.

Laïmis
Universitaire