Douagi et le mathématicien
Moncef Ben Salem n’aime pas Ali Douagi, et c’est son droit. Mais que Ben Salem Moncef, dirigeant d’un parti politique qui fait actuellement beaucoup d’efforts pour montrer patte blanche, se lâche ainsi sur Douagi et ses compagnons de « Taht Essour », qu’il traite de tous les noms sur Nawaat.org, voilà qui peut inquiéter. Ecoutons-le : “Qui est ce Ali Douagi ? Il fait partie du groupe de Taht Essour, qui se saoulent, égorgent des chats pour les manger et ramassent les mégots en disant “le malheur des uns fait le bonheur des autres”. Ils donnaient des noms aux petits et aux grands mégots.”
Le Tunisien moyen ne verra pas là de quoi fouetter un chat. Et le fait que Ben Salem ne goûte ni le second degré, ni la satire et la caricature dans lesquels Douagi excellait, cela ne lui fera pas non plus perdre le sommeil. Par contre, savoir si Ben Salem exprime la position de son parti lorsqu’il voue aux gémonies – avec Douagi – le poète Abou el Kacem Chebbi et l’écrivain Tahar Haddad, ça lui importe. Car à l’heure où ce parti ne jure que par le respect de la liberté d’expression et de création, du droit des femmes et de la volonté du peuple, ça fait un peu désordre, et on ne sait plus à quel saint se vouer.
Heureusement, il y a l’humour pour détendre l’atmosphère : “Ali Douagi a reçu la décoration de la réalisation culturelle à l’ère du 7 novembre au plus haut niveau du pouvoir. Honte à la Tunisie qui décore les clochards et les idiots et ignore les scientifiques. Moi, je n’ai bénéficié d’aucun honneur à côté de ce Ali Douagi !”
Nous y voilà, c’est donc la clé de l’affaire : Ben Salem le mathématicien n’a pas été décoré par Ben Ali, et il le ressent comme une injustice. Mais qu’en pense Zentralblatt, la base de données de Springer qui recense toutes les publications de mathématiques et de physique du monde? Eh bien, Zentralblatt ne compte que quatre publications à l’actif de Moncef Ben Salem, toutes les quatre entre 1979 et 1982. Et rien depuis cette date. Pour un scientifique en fin de carrière, ce n’est pas beaucoup, et ça date un peu. Bien sûr, il y a des raisons à cela. En dictature, science et politique ne font jamais bon ménage. Et Ben Salem, qui a été évincé de l’université et a passé de longues années en prison, n’a évidemment pas bénéficié des meilleures conditions pour travailler et publier. Personne ne songera donc à lui reprocher son CV de jeune homme. Mais de là à revendiquer pour lui-même les honneurs qu’il dénie à Douagi, Chebbi et Haddad, il y a tout de même un pas ! Pourquoi pas la médaille Fields tant qu’on y est?
Alors, qu’on lui attribue – puisqu’il semble y tenir – une médaille pour son courage et son militantisme, soit ! Mais de grâce, surtout pas de confusion entre les états de service politiques et les mérites scientifiques, les Tunisiens n’en veulent plus. Cela fait partie d’une page qu’ils veulent définitivement tourner à présent, la page des Chaires Ben Ali et autres prix du 7 Novembre.
Mohamed JAOUA
Mathématicien, Professeur des Universités
(*) La médaille Fields est considérée comme l’équivalent du Prix Nobel pour les Mathématiques, discipline qu’Alfred Nobel avait “oubliée” lors de l’institution du prix qui porte son nom.