Cette gifle qui n'a jamais eu lieu…, en hommage à Fadia, fille de Sidi Bouzid
« Que Dieu bénisse son âme, il était victime, tout comme moi, innocente mais victime aussi de toutes les injustices… » 19 avril 2011, Fadia Hamdi quitte la salle d’audience, innocentée mais accablée, cette fille de 46 ans, discrète, célibataire, de Sidi Bouzid, agent municipal devenue tristement célèbre pour avoir giflé, un 17 décembre 2010 Mohamed Bouazizi, devenu, malgré lui, le symbole de la révolution tunisienne, et au delà, de toutes les révolutions en cours. Son nom figure désormais sur les places publiques du monde, dans les journaux et les livres, gravé à jamais dans les mémoires et les imaginaires.
Cette gifle qui a fait couler tant de sang, tant de larmes et d’encre, qui a fait que tant de corps s’immolent sur l’autel de la révolution à Sidi Bouzid même, là où Mohamed Bouazizi, humilié et méprisé s’est immolé au vu de tous sur la petite place municipale, mais aussi ailleurs, à Alger, au Caire, à Sanaa et partout, cette gifle est simplement imaginaire. Pourtant, elle a fait l’histoire parce qu’elle aurait poussé l’homme à l’immolation, acte désespéré dans un contexte culturel où la gifle d’une femme constitue pour l’homme le comble du déshonneur, et l’immolation était en elle même le résultat et le moment qu’attendait toute une société pour s’embraser et faire embraser le monde.
Imaginaire et pourtant, elle a bien joué sa fonction. Une fonction symbolique, n’ayant nul besoin d’ailleurs de la véracité du fait mais d’une résonnance, d’un écho, écho de la honte, de l’humiliation, l’écho de toutes le gifles auparavant encaissées.
Cette gifle symbolique a fait l‘histoire nouvelle qui s’écrit encore et où les principaux acteurs de l’explosion de la colère, ces jeunes chômeurs diplômés, ces familles des régions déshéritées et oubliées, ces populations urbaines désabusées, ces jeunes facebookers mondialisés par la culture avaient fait de Bouazizi, du moins pour un moment, leur héros providentiel victime de toutes les humiliations et symbole de toutes les frustrations et de tous les espoirs brisés.
Au même moment, Fadia, arrachée par la police de son domicile paternel à El-Karba où elle se réfugiait, faisait figure de bourreau, jetée en prison par ceux-là mêmes qui lui avaient désigné son rôle jusqu’à l’infini détail, gisait dans le mépris si ce n’est dans l’attente de la vindicte fatale. Elle fut dit-on tentée de se suicider, elle apprit dans l’obscurité de la geôle les principales séquences de l’histoire déclenchée par son acte : immolation, puis mort de Bouazizi, explosion de la colère, puis diffusion de la contestation et de la résistance civile dans les villes et villages, jusqu’à l’implosion du régime et la fuite du dictateur ; une histoire qui la dépasse, qui la déborde et qu’aucun imaginaire ne peut féconder. Quel lourd fardeau pèse sur ses petites épaules, sur sa conscience ? Son petit monde s’écroule : un crime qui n’a pas eu lieu mais sanctionné par un châtiment si lourd et dont elle doit assumer la part de lion. Un sentiment de culpabilité l’envahit mêlé au désir de vie et de vérité. Son dernier cri d’espoir a fini par avoir raison de ses détracteurs, de l’insouciance d’une opinion en proie aux peurs et à la suspicion.
Finalement reconnue innocente, mais toujours coupable aux yeux de l’histoire qui s’est déjà faite. L’acte irréel, cette gifle est devenue cet acte symbolique qui devait avoir lieu pour expliquer et justifier cette suite d’une histoire bien réelle. Un acte fondateur, souvent symbolique, repris et retravaillé par la fabrique de l’imaginaire collectif qui lui donne son effectivité et toute son épaisseur.
Supposons un instant que la non-réalité de la gifle soit passée inaperçue! Le mythe serait-il passé ainsi pour ultime explication? Jusqu'à un certain point "la gifle" imaginaire a été la cause réelle d’une immolation tout aussi réelle. Il a fallu que toutes les humiliations réelles et restées inefficaces soient réactivées (par une fausse humiliation). L'inventeur de la gifle (un fabulateur anonyme disséminé dans la foule des spectateurs) est le véritable acteur, le premier manipulateur.
Ainsi est faite l’histoire, telle qu’elle est représentée et telle qu’elle est vécue. C’est ainsi que la rude épreuve pour l’historien consiste à déconstruire les mythes qui l’entourent et la nourrissent, en lui opposant le réel, hélas souvent insaisissable parce que sans cesse enfoui dans ces tissus d’imaginaires qui se bousculent et l’enserrent.
Souvent les actes de fondation de nos villes et villages, de nos tribus et nos épopées sont le produit d’un imaginaire collectif fait de légendes et de mythes qu’on se plait à narrer, de Carthage à Kairouan et des Beni hilal jusqu’aux Hmamma . Que serait l’histoire de Carthage sans la légende d’Elyssa où le long exode des hilaliens sans la geste d’El-Jazia ? Une histoire banale et sans âme, intransmissible dans la culture.
Et même notre révolution la plus moderne, celle qui annonce solennellement notre entrée triomphale dans l’histoire sera définitivement marquée du sceau de l’imaginaire et du mythologique.
Dans ce mythe qui se construit au présent, fait de violence, de sacrifice et d’endurance, si Bouazizi symbolise bien par son geste la victime sacrifiée, Fadia dont le nom propre invoque le sacrifice symboliserait à merveille l’endurance qui accompagne dans sa résilience cette tragédie moderne de l’homme tunisien en quête de délivrance.
Le mythe ne condense jamais la vérité de l’histoire, il théâtralise l’histoire en la peuplant de faits imaginaires pour l’inscrire dans le cycle éternel du mythe re-fondateur.
L'histoire nous a appris, et la révolution tunisienne n'y fait pas défaut, toutes les batailles pour la justice laissent leurs lots d'injustices derrière elles. Fadia, acquittée mais à jamais coupable, coupable par nécessité, celle de faire sens là où auparavant, peut être, le symbolique seul n'a pu faire flamber l'étincelle.
Abdelhamid Larguèche