Mohamed Ennaceur : La Tunisie traverse une anomie compréhensible mais doit concevoir un nouveau contrat social
Premier des ministres à être auditionné par la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, le ministre des Affaires Sociales, M. Mohamed Ennaceur a longuement évoqué le concept d’anomie qui permet de mieux comprendre certains comportements individuels et collectifs durant cette phase de transition. Remise en cause de toute autorité, destruction des pouvoirs en place, et annihilation des références, cette attitude est compréhensible, selon le ministre. «L’échec des politiques de développement durant les dernières années et la démission du rôle régulateur de l’Etat ont ancré chez le Tunisien un sentiment profond de rejet total, a-t-il souligné, et une grande perte de toute confiance dans le politique.»
La grande interrogation qu’il s’est posée, invitant les membres de l’Instance à la partager avec les Tunisiens est cruciale: est-ce que des élections démocratiques, indépendantes et transparentes des membres de la Constituante et la formation d’un gouvernement national représentatif sont capables de rétablir cette confiance, de favoriser un consensus national et d’établir une réelle stabilité sociale?
Pour M. Mohamed Ennaceur, cette union nationale est impérative, car seul un consensus fort peut cimenter le pouvoir politique et moral indispensable afin de contrebalancer tout dérapage éventuel et donner espoir. Face à une analyse objective de la situation, avec tant de risques et de défis, le ministre lance un appel urgent à la redéfinition d’un nouveau contrat social devant servir de fondement à l’action politique et au développement économique.
Chiffres à l’appui, le ministre dresse un tableau inquiétant des différents indicateurs sociaux. Le taux de pauvreté, qui avait été calculé par l’ancien régime sur la base d’un revenu annuel minimum de 400 D, par personne soit 0.8 dollar par jour, contre un indice international de 2 dollars, donnerait en fait 28% de la population en dessous de ce seuil. Les rapprochements effectués à partir de différentes données montrent 24,7% des Tunisiens, soit 2 606 000 personnes ne disposent pas du minimum vital. Ce taux connaît une flagrante disparité entre les régions, atteignant jusqu’à 50,1% à Kasserine (46,04% à Sidi Bouzid, 42.3% au Kef, 42% à Jendouba, etc.).
Pour ce qui est du chômage, les statistiques héritées de l’ancien régime comptabilisent 492 000 chômeurs, soit 13% de la population active, alors que les estimations les plus proches s’élèvent à pas moins de 700 000 demandeurs d’emplois, surtout après le retour des Tunisiens en Libye et la fermeture de certaines entreprises. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que 69.7% de ces demandeurs d’emploi sont jeunes, âgés de moins de 30 ans, et que 170 000 d’entre eux sont issus de l’enseignement supérieur. Là aussi, la disparité régionale est affligeante, avec 29.4% à Tozeur, 29% à Kasserine, 25.9% à Gafsa, et 21% à Jendouba.
A cela s’ajoute la détérioration du climat social et la surenchère revendicative marquée par une augmentation de 155% des conflits sociaux, depuis le début de l’année, avec un taux de participation très élevé (85%) et pour la plupart sans préavis de grève.
Autant d’indicateurs qui interpellent le gouvernement et expliquent cette grande rupture sous forme d’anomie. L’ampleur de la situation, a souligné, M. Ennaceur, appelle à l’engagement des forces vives pour bâtir l’indispensable consensus national. Citant l’exemple du Pacte de la Moncloa, conclu en Espagne à l’aube de sa transition démocratique, il a estimé que la Tunisie est capable de se forger son propre concept et de se doter d’un nouveau contrat social.
Selon Universalis : Le concept d'anomie forgé par Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d'autres. Durkheim a montré que l'affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d'augmenter l'insatisfaction et, comme diront plus tard Thomas et Znaniecki, la «démoralisation» de l'individu. De cette démoralisation, Durkheim voit le signe dans l'augmentation du taux des suicides. En effet, le suicide « anomique », qui vient de ce que l'activité des hommes est déréglée et de ce qu'ils en souffrent, a tendance à se multiplier en période de crise politique ou de boom économique. De même, il devient plus fréquent là où les mariages étant plus fragiles l'homme est apparemment plus libéré des contraintes morales.