Moncef Mestiri : "une biographie passionnante qui est aussi une histoire de la Tunisie"
Nous donnons ci-après en bonnes feuilles, la préface d'André Nouschi, professeur honoraire de l’Université, spécialiste en histoire contemporaine, au livre du Dr Saïd Mestiri, Moncef Mestiri - Aux sources du Destour, qui vient de sortir chez Sud Editions.
Le professeur Saïd Mestiri m’a demandé de préfacer la biographie qu’il a rédigée sur son oncle Moncef, Saïd Mestiri confesse qu’il n’est pas un historien et qu’il veut rapporter ce qu’il sait et qu’il a appris tout au long de sa vie à travers ses conversations avec l’oncle. En réalité ce qu’il a écrit témoigne d’un vrai tempérament d’historien qui vérifie, compare comme n’importe lequel d’entre nous. Sauf qu’en la matière, il rapporte les propos d’un homme et d’une famille très engagés dans la vie politique de leur pays du début du protectorat à l’indépendance de la Tunisie. A la différence d’autres biographies, celle-ci est nourrie d’une intime et personnelle connaissance du héros, puisque Saïd Mestiri est un neveu attentif aux péripéties, grandes ou moins grandes qui ont marqué la vie de l’oncle Moncef à travers l’histoire de son pays qu’il connaît jusque dans les plus menus détails de sa naissance jusqu’à sa mort en 1971. Son récit couvre donc la plus grande partie du vingtième siècle assorti de nombreuses photographies d’époque, d’annexes, l’ouvrage dépasse largement l’hommage quasi filial du neveu à l’oncle Moncef. Car il s’agit d’autre chose. Derrière les propos et les conversations en fait et à chaque page nous entrons dans
l’intimité de Moncef, de sa famille, et de la vie politique en Tunisie tout au long de ces décennies.
D’abord, la famille Mestiri. Elle fait partie des notables baldiya de Tunis quand elle arrive de Monastir et s’installe dans la capitale.
L’ancêtre est chargé par le bey Hamouda Pacha de mettre à la raison les Ouertane, une tribu turbulente du centre-ouest du pays, puis à sa demande il est déchargé de sa fonction afin de se consacrer à sa famille et à d’autres activités parmi elles celle de propriétaire foncier. En effet, il acquiert une importante propriété (près de 1 000 ha) à une certaine distance de Tunis. Grand propriétaire, il est aussi commerçant et ne tarde pas à occuper une position parmi les notables tunisois. Son fils Ahmed, (H’mida), gère cette fortune de façon telle qu’elle donne à la famille une solide assise. Mais au-delà des ancêtres mâles, Saïd Mestiri consacre un long développement à deux fortes femmes : l’une l’arrière grand-mère Lella Mizriouia dont personne dans la famille ne conteste l’autorité et la parole ; sa personnalité marque tous les membres de la famille, y compris Moncef, l’oncle de Saïd. Elle régente la maison, hommes et femmes comme si elle avait pour mission de protéger la dynastie contre tous les avatars susceptibles d’en réduire l’importance.
Opposée à toute novation, elle impose ses vues à tous. Saïd Mestiri rapporte plusieurs anecdotes significatives sur ce point sans que les mâles de la famille osent la contredire. L’autre femme de tête était Mamia, la veuve Ben Mrad, demi-soeur de Hamouda et donc grande tante de Saïd. Entre les deux femmes régnait une certaine tension pour savoir qui commanderait, mais toutes deux défendent contre vents et marées le patrimoine familial et affichent un sens aigu de la dynastie.
A sa naissance (1901) Moncef baigne dans un milieu très soudé qui a le sens de la politique. Notables tunisois, les Mestiri ont une solide culture islamique et arabe (ils sont diplômés de la Zitouna) mais ne se détournent pas de celle diffusée par le collège Sadiki, bien avant le protectorat. Moncef fréquente la Zitouna et quoique jeune adolescent, il vit les troubles liés au cimetière du Jellaz et l’agitation politique de l’avant première guerre mondiale. Très imprégné de culture arabe, celle du Proche Orient et d’une vraie piété islamique (sans ostentation, mais profonde) – un des ancêtres était Hâjj – il avait accepté l’autorité française, malgré lui. Comme le rappelle Saïd, les Mestiri étaient des opposants soucieux de conserver l’identité arabe et musulmane de la Tunisie, même si les uns et les autres ont été imprégnés de culture française et européenne. Ils font en effet partie de cette élite tunisienne sortie du collège Sadiki où l’enseignement est constitué par une culture moderne de style français/européen et une culture arabo-islamique ; le collège fournit au pays ses meilleurs cadres et de nombreux dirigeants avant et après l’indépendance. C’est l’originalité de la Tunisie par rapport à l’Algérie ou au Maroc, et même par rapport aux autres pays du monde arabe.
Cette biographie passionnante est donc aussi une histoire de la Tunisie ; à la différence d’autres classiques, celle de Saïd Mestiri est une histoire, vue du dedans, de l’intérieur, pétrie d’humanité et riche de détails ignorés. Le piège eût été qu’au-delà de Moncef, on lise l’histoire de Saïd. Eh bien non ! Saïd a su s’effacer et il offre à son lecteur des conversations entre lui et l’oncle à propos de certains épisodes touchant à l’histoire de la Tunisie contemporaine, entre le lendemain de la première guerre et l’indépendance. D’abord avec les débuts du Destour (le vieux) créé juste après la guerre, dans la villa de La Marsa, chez les Mestiri. Moncef joue un rôle actif dans cette création d’un nouveau parti politique dont il devient le chef. Politique, il analyse avec pertinence le comportement de cheikh Thaalbi, pas toujours bien inspiré, parfois maladroit, mais personnage au rayonnement évident.
Au sein du nouveau parti, Moncef joue un rôle éminent ; il écrit régulièrement dans le journal al-Irâda et Saïd nous présente certains articles, peu ou mal connus. Grâce à Saïd Mestiri, nous décelons mieux le contenu réel de cette histoire du Destour qui devient la cible de la Résidence. Saïd rapporte aussi des épisodes peu ou mal connus ; par exemple la colère de Bourguiba qui ne peut être reçu par Sarraut peu avant la journée du 9 avril 1938. Nul historien de la Tunisie ne pourra désormais se passer du témoignage apporté par notre biographe sur le déclenchement de cette journée sanglante.
Nous sommes aussi dans les coulisses de la scission qui débouche sur la création du Néo-Destour au congrès de Ksar Hilal (1934). Le Destour dirigé par Moncef avait une autre stratégie politique que celle de Bourguiba et de ses amis dont la tactique s’impose au Congrès de 1934. Malgré la répression de Peyrouton, Bourguiba et le nouveau parti al-Dastour al-Jadîd, s’imposent dans l’opinion. Saïd jeune lycéen du Lycée Carnot les rejoint, malgré la pression de la famille et de nombreuses discussions avec l’oncle Moncef. Signe des temps, annonciateur d’autres ralliements ? Le parti n’est-il qu’un rassemblement de notables tunisois ? Son action n’est elle pas en concurrence avec celle menée par les premiers syndicats et d’autres groupements politiques moins conservateurs ? Le Vieux-Destour n’est-il pas trop marqué par ses attaches avec la Zitouna ? Autant de questions suggérées par l’étude de Saïd Mestiri. Apparemment, les responsables du Parti tentent d’agir en coordination avec tous ces mouvements ; ce qui n’empêche pas certains de ses dirigeants de constater une « léthargie » du Parti. Derrière la scission, je ne suis pas sûr cependant que son action ait répondu aux attentes de l’opinion tunisienne du temps, je veux dire des années 1930.
Saïd confirme aussi certains traits des proconsuls français en charge de la Tunisie, Lucien Saint entre autres, plus homme à poigne que libéral ? C’est lui qui fait plier le bey Nasser en envoyant devant son palais de La Marsa des troupes. Il n’est pas plus tendre pour Périllier et bien sûr pour Hautecloque lié, semble-t-il (Saïd Mestiri le laisse entendre) aux assassins de Farhat Hached en décembre 1952. C’était l’opinion la plus courante parmi les notables tunisiens. De la même façon, il nous donne un portrait plus réel du bey Moncef qui remet à l’amiral Esteva un cahier de revendications pour être envoyé à Pétain chef de l’Etat français. Il rappelle aussi le penchant pour l’Axe, affiché par la majorité des dirigeants du Néo-Destour, à l’inverse de Bourguiba et de quelques fidèles qui récusent cette orientation et, de leurs prisons, proclament leur attachement aux Alliés. Thaalbi revenu d’exil n’hésite pas à afficher son attachement à l’Angleterre. Tout le livre est plein de détails qui restituent d’une façon plus que vivante le déroulement des faits : les mobilisations de Tunisiens d’abord pour soutenir Nasser Bey contre le Résident L. Saint, ensuite celle qui a précédé le 9 avril 1938 et qui débouche sur une émeute sanglante.
Quand arrive la guerre, le nouveau parti privé de son chef, emprisonné à la suite d’un procès devant le Tribunal militaire, se divise, d’un côté, ceux qui parient sur la victoire de l’Axe (la majorité) et une poignée qui entend les appels de Bourguiba en faveur des Alliés. Nous savions déjà par J. Bessis l’occupation du pays par les forces allemandes, les ouvertures des Américains (J. Doolittle), le traitement injuste et injustifié du bey Moncef par la France qui le détrône et le remplace par un autre personnage, Lamine, plus docile que Moncef, mais qui conduira avec Bourguiba, le Néo-Destour et surtout l’aide des Tunisiens, le pays à l’indépendance. Grâce à Saïd Mestiri, se dessine un autre Bourguiba, irascible (sa colère quand Sarraut refuse de le recevoir), autoritaire, négociateur avisé et retors, aussi bien avec le Vieux-Destour qu’avec les responsables français, vindicatif quand il fait jeter en prison un de ses adversaires d’un temps l’avocat Chedli Khalladi révoqué plus tard sur ordre (?). Le pouvoir rend fou ? On le dit surtout quand il n’existe pas de contrepouvoir ou d’opposition ; c’est le cas de la Tunisie, hélas ! avec Bourguiba.
Au delà de cette histoire de la Tunisie saisie à travers la vie d’un de ses acteurs de premier plan, se posent plusieurs questions : pourquoi cette histoire est-elle si spécifique par rapport à celle de l’Algérie voisine ou du Maroc plus lointain, toutes sous autorité française ? Je crois qu’il y a plusieurs réponses. En effet, l’occupation française est plus tardive que celle de l’Algérie et précède celle du Maroc ; le contexte est aussi différent, autant pour la France que sur le plan international ; mais surtout parce que les sociétés tunisienne et tunisoise sont différentes de celles d’Algérie et du Maroc. Leur culture politique et leur culture tout court ont peu de chose en commun. Et je ne vois pas en Algérie d’homme politique comparable à Moncef Mestiri, alors qu’au Maroc je pense à un Allal al Fassi, lui et Moncef sont deux hommes d’influence dans leur ville ; ils symbolisent mieux que d’autres la culture baldiya faite de tradition familiale et de savoir arabe et islamique ; dans les deux cas la culture et la tradition urbaine pèsent lourd et façonnent la personnalité. Par ailleurs, l’idéologie du Destour est spécifique à la Tunisie où le mot « dastour » (Constitution) apparaît peu avant 1914, car le protectorat a réduit à peu de choses, voir à rien, la Constitution proclamée en 1861.
On le voit, cette biographie de Moncef Mestiri est autre chose qu’un acte de piété familiale. D’abord parce que l’auteur a su retenir une foule d’images et de conversations, les trier ; ce qui suppose une belle maîtrise de la mémoire ; un regard attentif du début jusqu’à la fin de la vie d’un personnage marquant de la Tunisie contemporaine, Moncef Mestiri. Au-delà de ces remarques, Saïd Mestiri, le médecin, a, quoiqu’il s’en défende, un sens du métier d’historien. Sa façon de planter le décor, d’abord la famille, ses origines, son arrivée à Tunis, ensuite sa culture tournée vers l’Orient et l’Islam, un certain sens de l’identité tunisienne, finement saisie ; l’insertion de Moncef dans la vie politique tunisoise et tunisienne face à la tutelle française du début du siècle jusqu’aux années soixante. Saïd Mestiri ne cache pas les limites de l’oncle : d’abord quand celui-ci ne sait pas analyser la crise de 1929 qui frappe les Tunisiens de plein fouet ; ensuite quand, en pleine guerre, et malgré les succès des Alliés, il pense encore que l’Allemagne sera victorieuse (voir la confidence de 1944 rapportée par l’auteur).
Au total, pour l’histoire cette biographie est surtout un document de belle qualité pour tous les chercheurs et les historiens qui ont travaillé ou travaillent encore sur la Tunisie. Merci donc à Saïd Mestiri pour ce livre foisonnant de richesse et de substance humaine.
André Nouschi
Professeur honoraire de l’Université
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