Petit traité d'arithmétique électorale ou lorsque l'union fait la force!
Ce petit texte n’a pour prétention que de mettre en lumière quelques faits très simples relatifs à la distribution des sièges dans une élection et, plus particulièrement, dans un scrutin de liste à la proportionnelle et au plus fort reste.
Supposons que l’on veuille attribuer 5 sièges entre différents partis. Dans un scrutin majoritaire, la totalité des sièges est attribuée au parti arrivé en premier. Dans un scrutin proportionnel, on considère que chaque tranche de 20% de voix doit donner droit à un siège. Ainsi, si un parti a 100% des voix, il aura les 5 sièges et si 5 partis ont chacun 20% des voix, ils auront alors chacun un siège. Oui mais qu’en est-il si on a 7 partis comme dans le tableau 1 ci-dessous.? Si l’on pouvait attribuer des portions de siège, il suffirait d’appliquer la règle de trois. Le problème est qu’il est difficile de partager les sièges et peu recommandé de découper les élus !
Parti | A | B | C | D | E | F | G |
Voix | 31 | 24 | 15 | 13 | 8 | 5 | 4 |
Sièges | 1,55 | 1,2 | 0,75 | 0,65 | 0,4 | 0,25 | 0,2 |
Tableau 1. Application de la proportionnelle stricte : portions de sièges et portions d’élus !
La première conséquence de cette impossibilité de couper sièges et élus en morceaux est immédiate : avec 50 partis présents dans une circonscription (nous avons déjà dépassé ce nombre) et 10 sièges à pourvoir (c’est le maximum prévu par la Haute-Instance), il y a au moins 40 partis qui n’auront aucun élu dans cette circonscription!
Une proportionnelle dans des proportions limitées
Ainsi, même si la règle proportionnelle est plus équitable que la règle majoritaire en ce qu’elle permet une meilleure représentation, elle ne permet absolument pas la représentation de tous ! Le terme «proportionnel» est trompeur car la composition finale de l’Assemblée n’est absolument pas proportionnelle au poids des différents partis en présence.
La nécessité d’attribuer des nombres entiers de sièges conduit à des erreurs d’arrondis (par rapport à une proportionnalité parfaite) et ces erreurs seront d’autant plus grandes que le nombre de circonscriptions est élevé et que le nombre de sièges à pourvoir par circonscription est faible.
Pour se convaincre de cette dernière assertion, poussons l’argument à l’extrême et regardons ce qui se passe lorsque le nombre de circonscription est égal au nombre de sièges à pourvoir dans l’Assemblée. Il y a alors exactement un siège à pourvoir par circonscription et la règle proportionnelle se confond alors avec la règle majoritaire. Si la population est homogène, c’est-à-dire si le parti majoritaire est le même dans toutes les circonscriptions, il rafle alors tous les sièges de l’Assemblée. L’erreur d’arrondi est multipliée par le nombre de sièges à l’Assemblée et donne alors un privilège exorbitant au parti en tête.
Regardons maintenant de plus près comment sont gérés ces arrondis. La règle « proportionnelle au plus fort reste » procède de la manière suivante : un siège est attribué par tranche de 20% des voix. Ainsi A et B ont-ils déjà un siège chacun. A cette étape, les autres n’ont encore rien et il reste 3 sièges à attribuer. On considère alors que puisque les deux premiers partis ont chacun déjà utilisé 20% des voix, il ne leur reste alors respectivement que 11% et 4% alors que les autres, n’ayant rien utilisé, ont respectivement 15%, 13%, 8%, 5% et 4%. Les trois sièges à attribuer le sont, à raison de un siège au maximum par parti, et en servant d’abord les partis qui ont le plus fort reste. On obtient alors la répartition de sièges décrite dans le Tableau 2. On remarquera que E, F et G représentent au total 17% et n’ont aucun siège !
Parti | A | B | C | D | E | F | G |
Voix | 31 | 24 | 15 | 13 | 8 | 5 | 4 |
Sièges attribués au 1er round | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Reste | 11 | 4 | 15 | 13 | 8 | 5 | 4 |
Sièges additionnels | 1 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
Total siège | 2 | 1 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
Tableau 2. Proportionnelle au plus fort reste
Favoriser les petits… s’ils ne sont pas trop petits
Cette règle est réputée favoriser les petits partis. Sur notre exemple, on peut voir que A a 2,5 fois plus de voix que D alors qu’il n’a que deux fois plus de sièges. De même, B a presque deux fois plus de voix que D alors qu’ils ont le même nombre de sièges.
Il ne faut pas oublier cependant que, selon cette règle, les trois plus petits partis E, F et G n’ont rien. Il est facile de vérifier que si ces 3 partis unissaient leurs forces, ils auraient alors 17% des voix. Leur union leur permettrait alors d’obtenir un siège au détriment du parti le plus fort (voir Tableau 3). On se retrouve alors dans un scénario à cinq partis ayant un siège chacun alors même que le parti le plus fort a 31% des sièges et que le plus faible a 13% des sièges.
Parti | A | B | C | D | EFG |
Voix | 31 | 24 | 15 | 13 | 17 |
Sièges attribués au 1er round | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
Reste | 11 | 4 | 15 | 13 | 17 |
Sièges additionnels | 0 | 0 | 1 | 1 | 1 |
Total siège | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 |
De même l’union de B et de E les ferait passer à 32% des voix et l’application de l’algorithme précédent conduirait à la répartition décrite par le Tableau 4. L’union de B et E leur permet de passer d’un total de un siège à un total de deux sièges et ce, au détriment de A.
Parti | A | BE | C | D | F | G |
Voix | 31 | 32 | 15 | 13 | 5 | 4 |
Sièges attribués au 1er round | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Reste | 11 | 12 | 15 | 13 | 5 | 4 |
Sièges additionnels | 0 | 1 | 1 | 1 | 0 | 0 |
Total siège | 1 | 2 | 1 | 1 | 0 | 0 |
Tableau 4
Le constat simple que l’on peut faire au vu de ces exemples est que la « règle proportionnelle au plus fort reste» ne favorise que dans une certaine mesure, les petits partis. Il est en particulier erroné de croire qu’il vaut mieux aller chacun de son côté à l’élection et de s’unir ensuite. Une telle situation peut se présenter mais n’est absolument pas systématique. Trois petits partis peuvent faire mieux en s’unissant avant les élections qu’après. De même, un challenger et de petits partis peuvent mutuellement gagner à s’unir.
Alliance et partage des sièges ou les limites de l’arithmétique
Se pose alors la question de la répartition des sièges au sein même de l’union BE ou de l’union EFG et la répartition dépend cette fois-ci de l’ordre des candidats dans la liste déposée par BE ou EFG. Dans le cas EFG, il n’y a qu’un élu, c’est la tête de liste. Dans le cas d’une population homogène, c’est-à -dire si l’on suppose que la situation décrite ci-dessus se reproduit plus ou moins dans les mêmes termes dans toutes les circonscriptions, alors il faudra très probablement, pour que l’alliance soit solide, que E, F et G se partagent les circonscriptions de telle sorte que dans certaines d’entre elles ce soit un candidat de E qui occupe la tête de liste, que dans d’autres circonscriptions ce soit un candidat de F et que dans le dernier groupe de circonscriptions ce soit un candidat de G. On peut penser qu’au vu des électorats respectifs, il faudra attribuer deux fois plus de circonscriptions à E qu’à F. La question est beaucoup plus délicate dans le cas BE. L’alliance entre B et E permet de passer de un siège à deux sièges. Comment attribuer ce siège supplémentaire entre B et E? En supposant que la même situation se produise dans toutes les circonscriptions, dans combien de circonscriptions faut-il que les deux premiers candidats soient issus de B et dans combien de circonscriptions faut il partager les deux premières lignes de la liste (les seules positions éligibles) entre B et E ? La question n’est pas simple. Sans compter que la situation est rarement homogène. Puisque même sans l’aide de E, B aurait eu au moins un siège par circonscription, on peut penser que toutes les têtes de liste doivent être issues de B. Il suffirait de donner un second de liste à E dans une seule circonscription pour qu’il ait un élu à l’Assemblée soit strictement mieux que ce qu’il aurait eu seul. Mais l’alternative n’est pas «seul ou avec B», d’autres alliances sont possibles, certaines plus crédibles ou plus naturelles que d’autres. La répartition effective des 2es lignes résultera alors plus de la négociation que de l’arithmétique.
Bien sûr, on peut regretter que le système retenu soit à un seul tour et qu’il ne permette donc pas de révéler les forces en présence avant de débattre des soutiens et des ralliements. Mais c’est aujourd’hui la donne avec laquelle il faut avancer.
Lorsque 5+5 ne font plus 10 ou la mort de l’arithmétique
Allons à présent un peu plus loin dans la modélisation et supposons que 51 listes se présentent pour 10 sièges. Pour faire simple, supposons que les scores des différentes listes sont décroissants et que le ratio entre les scores de deux listes consécutives est constant. Lorsque ce ratio est de 0.5, le score de la première liste est de 50, celui de la seconde 25, celui de la troisième 12.5… Plus le ratio est proche de 1, plus les partis sont comparables. Plusieurs modèles simples peuvent justifier ce type de répartition des voix. Regardons la répartition des sièges lorsque ce ratio est de 0.5. Le premier parti a 5 sièges… et le quatrième 1. Tous les autres partis n’ont rien et le total de leurs voix représente 6% des suffrages. Prenons maintenant un ratio de 0.8. Ce sont alors 43 partis qui se retrouvent sans aucun siège et qui totalisent 16.8% des suffrages. Lorsque l’on passe à un ratio de 0.9, le total des suffrages associés à des listes qui n’obtiennent aucun siège est alors de 34.5% !
Plus les partis ont des poids comparables et plus le nombre de voix perdues ou muettes (c’est-à-dire de voix attribuées à des partis qui n’auront en définitive aucun siège) est élevé. C’est là que commence à se poser la question du vote utile ! Ai-je intérêt, en tant qu‘électeur, à voter pour l’un des 43 partis qui n’auront aucun siège et contribuer ainsi aux 34.5% des voix qui resteront muettes ? Comment faire en tant que parti, pour attirer les 34.5% de voix muettes, les rendre audibles et leur donner une audience ?
Les voix muettes qui souhaitent devenir audibles se reporteront là où c’est utile, là où c’est visible, là où c’est audible, là où il y a de la masse ! Et c’est là que 5+5 ne font plus 10. L’union du 3e et du 4e parti (dans le cas d’un ratio de 0.8) donne un total de voix de 23%, soit plus que le premier parti. Cette union est alors susceptible, plus que toutes les autres, d’attirer à elle les 16.8% de voix muettes. Lorsque le ratio est de 0.9, les voix à capter représentent 34.5% de l’électorat !
C’est là que 5+5 ne font plus 10 et cela tout simplement parce que la taille attire. La dynamique d’union n’est pas simplement une addition de forces, elle est un attracteur, un attracteur des indécis… un attracteur pour tous ceux qui ont peur que leur voix soit inutile !
L’alliance ne conduit plus à une addition mais à une démultiplication !
En conclusion
A écouter certains, leur parti est classé premier ou deuxième, il frise les 20 à 30% et n’a rien à gagner à se rapprocher de qui que ce soit (on serait alors dans des ratios de l’ordre de 0.6). A voir les sondages, on constate le très grand nombre d’indécis et un coude à coude assez important, ce qui incite à retenir un ratio plus proche de 0.8 ou de 0.9. Et c’est justement dans ces situations qu’il y a le plus à gagner du rapprochement avec d’autres. Bien sûr, il ne s’agit pas de se rapprocher pour se rapprocher et faire masse, il s’agit de se rapprocher de ceux qui nous ressemblent pour augmenter sa capacité d’attraction et amener toutes les voix muettes à se rallier à cette dynamique.
N’oublions pas enfin qu’il s’agit de politique et non d’arithmétique. A quoi servirait l’union de ceux qui sont collectivement majoritaires si cette union devait avoir lieu après les élections et si ces mêmes élections révélaient que la 1ère force politique du pays est ailleurs ! Une élection frappe les esprits et définit les dynamiques pour les échéances suivantes. Tout le reste n’est que petits calculs…
Elyès Jouini