Tunisie : pour fleurir, la démocratie a besoin d'un cadre économique et social apaisé
Il est regrettable de voir un économiste s'impliquer avec autant de véhémence dans un débat lorsqu'il ne dispose pas de tous les éléments. Ceci est d'autant plus regrettable lorsque cet économiste est lauréat du prix Nobel et, qu'à ce titre, sa voix porte tout particulièrement, et lorsque le débat porte sur l'avenir d'un pays qui montre la voie à toute une région.
Ainsi, Edmund Phelps écrit-il dans Le Monde daté 26 mai, à propos d'une tribune publiée dans Le Monde daté 18 mai signée par "un groupe d'économistes européens proposant aux responsables du G8, un plan économique pour la Tunisie", que le "diagnostic est erroné". Il laisse alors entendre que l'aide demandée n'est pas justifiée et ajoute que "le mal commis par le régime Ben Ali ne provenait pas du fait qu'il tolérait des prix libres dans le secteur de l'alimentation et de l'énergie".
Il commet là un contresens profond par méconnaissance des faits. En effet, le régime de Ben Ali ne tolérait absolument pas des prix libres dans le secteur de l'alimentation et de l'énergie. Bien au contraire, les prix de ces denrées de base ont toujours été soutenus par le biais de la Caisse générale de compensation. Et lorsque les économistes signataires de l'Appel du 18 mai — qui, soit dit en passant, ne sont pas exclusivement européens puisque l'on y compte des universitaires de Columbia, d'Harvard ou de Tokyo et notamment Joseph Stiglitz, autre prix Nobel d'économie – appellent à soutenir les prix, ce n'est pas pour introduire des distorsions nouvelles dans l'équilibre économique mais pour poursuivre une politique déjà en place et qu'il serait explosif de suspendre en pleine période révolutionnaire, en pleine période de revendications sociales.
Ces subventions deviennent aujourd'hui insoutenables pour l'économie tunisienne et ce pour deux raisons : le renchérissement des matières premières sur les marchés internationaux d'une part et d'autre part, le choc subi par l'économie tunisienne suite à la révolution (baisse d'activité, chute des recettes touristiques…) et suite également à la guerre en Libye dont la Tunisie paye les dommages collatéraux (retour des travailleurs tunisiens expatriés, accueil de dizaines de milliers réfugiés, chute de l'activité commerciale avec ce qui était le deuxième partenaire commercial de la Tunisie…). Elles sont insoutenables et pourtant les supprimer brutalement mettrait le feu aux poudres.
Personne n'a préconisé "la distribution de nourriture et de carburant" et, heureusement, l'économie tunisienne n'en est absolument pas là. Le soutien demandé à la communauté internationale avait notamment pour objectif de lisser la transition d'une économie administrée vers une économie plus libre et porteuse d'ambitions économiques et sociales. Il était ventilé en deux volets : une aide immédiate et un soutien à un plan de développement portant sur les infrastructures, les PME, les services, l'intermédiation financière, etc. Car nous sommes bien sûr d'accord pour dire que le développement économique ne peut se faire sans une réforme en profondeur de la gouvernance mettant notamment fin au "contrôle politique du secteur des affaires par une caste privilégiée", une levée des freins à l'entrepreneuriat, la suppression du "contrôle bureaucratique de l'auto-entrepreneuriat au travers des licences et autres obstacles".
Nous sommes également d'accord pour affirmer que le soutien au développement ne peut se résumer à des aides budgétaires immédiates. Mais les deux volets ne sont pas en opposition et sont, bien au contraire, complémentaires. Car pour fleurir, la démocratie a besoin d'un cadre économique et social apaisé et d'anticipations porteuses d'espoir.
Elyès Jouini,
professeur des universités, vice-président de l'université Paris-Dauphine,
membre de l'Institut universitaire de France