Le témoignage exceptionnel d'un chef d'entreprise
Le chantage du Clan Ben Ali, dégage!
le financement des partis et les solutions possibles
«Arrosez, arrosez tout le monde, sinon vous êtes cuit !», lui avait-on fortement recommandé jusqu’à la délivrance. Appelons-le Si Mahmoud ! Il a 65 ans, un parcours remarquable d’entrepre¬neur et se trouve à la tête d’un groupe économique dynamique, formé de plusieurs filiales, bien gérées, opérant dans l’industrie, l’agriculture et les services, dans plusieurs régions. Cha¬que année, il réalise avec ses associés une bonne croissance et récoltent, malgré les ponctions inévitables, des dividendes qu’ils ne manquent pas de réinvestir.
Ce qu’il vit depuis le 14 janvier est absolument bouleversant. D’un côté, il se sent affranchi de la pieuvre ma¬fieuse qui le prenait en otage financier, l’obligeant à payer sans cesse encore plus, tout en lui obstruant les voies dans nombre d’affaires et de secteurs et, de l’autre, il fait face dans certaines de ses entreprises, comme nombre de ses pairs, à des opérations «Dégage !», des sit-in et des blocages d’accès. Devant jouer chaque jour au pompier pour sauver son groupe, il ne veut pas se résigner au désespoir, cherchant le moindre motif pour se donner de nouveaux ressorts. En exclusivité pour Leaders, il a accepté de livrer, sous le sceau de l’anonymat, son témoignage exceptionnel.
Comment vit-il la situation actuelle, mais aussi, à quels types de chantages et de pressions avait-il été soumis par le Clan Ben Ali ? Plus, quelle attitude a-t-il décidé de prendre face aux partis politiques et quelles solutions prône-t-il pour de nouveaux recrutements et de nouveaux investissements ? Un récit haletant qui, au-delà de son auteur, peut s’appliquer à de nombreux chefs d’entreprises.
Je ne perçois aucune lueur à l’horizon. Nous sommes en pleine nuit, je sens que nous sommes à l’aube et mais j’attends encore ce lever du jour. Pour le moment, nous faisons face à des difficultés partout, surtout dans les zones enclavées et les ceintures rouges. Si dans les grands centres industriels, les comportements sont un peu plus raisonnés, sur ces sites-là, ils sont impulsifs, violents, radicalistes…
Ce que j’ai noté, c’est que le syndicat est positif, qu’il s’agisse au siège, dans nos filiales et au niveau de la centrale. L’UGTT fait montre, dans plusieurs cas, de compréhension et de modération. Au siège, des cadres supérieurs ont pris l’initiative de signer des lettres personnelles demandant de surseoir, cette année, à toute augmentation de salaires. D’habitude, et en plus des revalorisations automatiques, on accorde une augmentation jusqu’à 5%. Et les voilà donc qui y renoncent, par solidarité avec leur entreprise.
En fait, nous enregistrons divers types de blocages allant du fameux «Dégage !» lancé contre des directeurs généraux qui ont manqué de fibre sociale aux sit-in bloquant l’accès aux usines et aux dépôts. Dans certaines unités en production, le rendement est tombé à 70% contre 110 et même 120% pour leurs homologues complètement identiques dans d’autres pays.
Avec l’accord de l’UGTT, et face à la violence subie, nous avons décidé de fermer nombre d’entreprises et de ne pas faire démarrer de nouvelles unités, pourtant à peine terminées et tout à fait prêtes au démarrage. Au nom du «droit de voisinage», des énergumènes complètement sans qualification professionnelle se barricadent devant les usines, interdisant tout mouvement, pour exiger leur recrutement. C’est vrai que, par esprit de solidarité, nous avons investi ces dernières années, là où il y a le plus de misère, mais voilà que nous sommes en train de le payer, au détriment, d’ailleurs, et c’est regrettable, de la création de nouveaux emplois, en plus de la préservation des postes déjà créés. Notre seule consolation, c’est que l’outil de travail n’a pas été abîmé. Cela donne à penser qu’en définitive, on ne veut pas briser totalement l’entreprise mais qu’on y exerce une forte pression.
Nous avons vécu des moments sans police, sans gouvernement, mais, sans effusion de sang. Je me rappelle que dans l’une de nos usines, nous avons pu faire lever le sit-in, sans consentir des faveurs particulières, puisque nos salariés sont payés plus que ne le mentionne la convention collective. Mais, à ma grande surprise, les délégués du personnel, ayant épuisé leurs arguments, ont revendiqué une « prime de la Révolution. » En fait, j’ai senti qu’il n’y avait pas une demande particulière, mais une forte explosion, bien compréhensible. Puis, au fil des jours, ils ont commencé à épuiser leurs économies, à avoir peur de l’avenir et compris que leur intérêt est de reprendre le travail, en obtenant des rééquilibrages.
Mais, à chaque jour, son lot de surprises, d’incidents, de feux sociaux à éteindre. Ce que nous essayons de faire, c’est de sauver le maximum, dans l’intérêt de tous. Avec les extensions de lignes de production dans certaines unités et l’inauguration de nouvelles usines, nous escomptions réaliser cette année une croissance à deux chiffres, entre 16 et 20%. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de limiter les dégâts à moins 10%. Vous pouvez alors imaginer l’ampleur du désastre.
Pourtant, nous ne perdons pas espoir. Agissant en flux tendus et devant continuer à investir, nous attendrons la moindre accalmie pour relancer nos projets. Il faut y croire !
A plat ventre, il fallait payer…
Comme tous les chefs d’entreprises « ciblés », j’ai dû me mettre à plat ventre devant tout le monde et arroser à large rayon. Au départ, on nous a laissées travailler et les premières sollicitations étaient pour de petites sommes, de menus services, des faveurs, bref, des futilités. Puis, les choses ont commencé à se compliquer. Nous sentions tout un barrage s’ériger autour des groupes industriels indépendants pour les empêcher de participer aux privatisations. Le clan Ben Ali alors naissant, après son second mariage, n’avait pas assez de ressources et de facilités bancaires.
Il lorgnait les premières privatisations pour prendre pied et se constituer une base économique. A l’époque, nous n’avions guère soupçonné Ben Ali d’en être personnellement partie prenante, mais avions rapidement abandonné toute reprise d’entreprise publique. Cela ne nous a pas épargné le chantage et la prise d’otage économique que nous allons endurer durant de longues années.
Les demandes étaient de toutes natures : une simple quête pour un dépannage urgent, mais de plusieurs dizaines de milliers de dinars. Le blocage d’une anodine formalité administrative, puis on voit surgir l’âme soeur et compatissante qui vient proposer ses services. L’offre d’une marchandise, qu’on ne peut pas refuser, surtout des gadgets. La proposition de matières premières, engins, équipements et autres fournitures, à « des prix défiant toute concurrence». Graduellement, on monte dans l’échelle de la combine. On passe alors aux «bons coups qui ne se répètent pas» : une autorisation, une licence d’importation, un permis de bâtir dans une zone non-edificandi, le changement de vocation foncière d’un terrain, l’intervention auprès de la justice, de l’administration fiscale, des Douanes, l’attribution d’un marché public, et la gamme des tentations ne cesse de s’élargir…
Le summum, c’est la proposition d’association : entrer au capital d’une entreprise existante, figurer au tour de table pour la constitution d’une nouvelle, ou la présentation d’un projet clés-en-main à financer. Le tout, évidemment, sans débourser un seul dinar, mais en considérant leur quote-part comme la rémunération de leur influence.
Effectivement, cette influence était redoutable. Positivement et surtout négativement. Leur capacité de nuisance était puissante, et à très large spectre. Comme on ne connaissait pas leur degré d’implication dans le système et leur proximité effective, on ne savait pas quoi faire au juste et quelle hiérarchie prendre en considération. Je m’en suis plaint à un ami haut placé et pour toute réponse, il m’avait recommandé à voix basse : arrosez, arrosez tout le monde. Surtout, ne favorisez pas un clan au détriment des autres, ne négligez aucune branche.
A force de subir ces pressions, mes collaborateurs ont fini par reconstituer l’arbre généalogique des familles du clan et dresser une véritable cartographie des forces de nuisance et d’influence. Par éthique, nous nous sommes fixé une ligne de conduite infranchissable : aucune association, aucune compromission, aucune fréquentation hors professionnelle, juste payer. Le moins possible, le plus tard possible. L’appétit frénétique du clan s’est quelque peu apaisé, sans jamais s’arrêter. A ces sollicitations personnelles s’ajoutent celles officielles pour le 2626, Basma, Saida et autres «oeuvres», sans oublier celles du RCD et des régions… Il fallait crasher du cash, à tous les niveaux, arroser et se mettre à plat ventre. Une double dîme, répugnante. Le comble, c’est que malgré tout le sacrifice consenti, on nous laisse croire que ce n’est pas assez et que « la prochaine fois, il faut donner plus », si on veut bénéficier de la « baraka » ! A ne plus en finir. Jusqu’au 14 janvier, on était pris dans l’engrenage et vous pouvez alors réaliser tout notre soulagement, une fois affranchis de cette pieuvre mafieuse. Pourvu qu’il n’y ait plus de repousse !
Chefs d’entreprises: quel parti financer ?
«A travers des amis et certains collaborateurs, je reçois des appels pour recevoir tel ou tel «homme politique» appartenant aux nouvelles formations, qui veulent «juste faire connaissance», connaître mes positions et recueillir mes recommandations économiques et sociales. Evidemment, je les vois venir : ils cherchent au mieux à me recruter pour rallier leurs rangs, ce qui fera de moi un généreux mécène permanent, ou du moins, un contributeur, ne serait-ce qu’au début pour enrichir leurs caisses et ils répètent qu’ils en ont «grandement besoin pour réussir la transition démocratique».
Les bruits laissent dire que tel et tel groupe a offert son soutien à tel ou tel parti. Que des consortiums se montent, que certains choisissent d’allouer à égalité telle somme à chaque grand parti et beaucoup moins à d’autres. Ou encore, que d’autres s’engagent ouvertement même dans l’action militante. Je n’y prête aucune attention et j’essaye d’éconduire toutes les approches, directes et indirectes.
Devant sauver mes entreprises, je n’ai, en effet, aucune minute à leur consacrer et aucune somme à leur consentir. Je me suis concerté à ce sujet avec mes associés et mes proches collaborateurs et nous avons convenu ensemble d’une attitude immuable: pas d’engagement politique.
C’est le seul moyen de préserver la sérénité du climat professionnel et l’indépendance de nos affaires. Nous nous sommes entendus pour que chacun d’entre nous laisse ses propres opinions et engagements politiques, légitimes, à la porte de l’entreprise, en arrivant le matin, pour les réprendre le soir en partant. Dans le travail, il n’y a que la bonne gouvernance, l’indépendance totale et le respect de nos règles de fonctionnement qui président, dans le respect mutuel et l’observance d’une haute éthique dans les affaires. Ce modus vivendi, nous l’avons partagé avec les salariés qui l’ont adopté et nous veillerons tous à le faire respecter, il y va de la pérennité de l’entreprise.
Une solution pour nous inciter à recruter : une formation civique par l’armée et son parrainage
Ne maîtrisant plus la sécurité dans les usines bloquées, je ne peux entreprendre le moindre recrutement et préfère donc maintenir les unités fermées, en attendant des jours meilleurs. Pourtant, les lignes de production sont prêtes à fonctionner, les commandes sont là, et je suis en mesure de créer des emplois et à investir dans de nouveaux projets, notamment dans les régions prioritaires. Mais, je ne saurais m’y hasarder.
La solution ? Elle est simple. Le pays tout entier a aujourd’hui confiance en l’armée qui bénéficie du respect de tous. Son autorité est bien assise et nul ne saurait la remettre en cause. Alors, imaginons un système de sélection, formation et affectation des futurs salariés, sous les auspices de l’Armée, une sorte de nouveau Service National pour l’Emploi. Sur la base de nos besoins, l’Armée procède à la sélection de candidats qui suivront sous les drapeaux, pendant une période de 6 mois, une formation commune de base, renforcée par une forte initiation à l’éducation civique pour bien comprendre les nobles valeurs de la révolution et cultiver en eux les valeurs patriotiques.
Ce brassage national, au-delà des régions d’origine et cette immersion totale dans les valeurs sont très enrichissants pour les participants. Au bout de ce semestre, ceux qui réussissent ce premier passage effectueront un stage professionnel, plus pointu, orienté vers les métiers et concentré sur leurs nouvelles affectations et ce-pendant 6 mois également. Ils seront alors bien préparés pour prendre leur place dans l’entreprise, avec, dès le premier jour, un contrat de 4 ans au cours duquel ils demeurent toujours sous la supervision de l’Armée qui sera, en quelque sorte, leur parrain et superviseur de bonne conduite morale et professionnelle. Au moindre manquement constaté dans leur attitude, l’employeur s’en retourne vers l’Armée pour prendre les décisions qui s’imposent. A l’issue de cette période de 1+4 ans probatoires, le bénéficiaire de ce système sera intégré de plein droit dans les effectifs permanents et volera alors de ses propres ailes.
Ce concept me paraît mutuellement bénéfique : il rassure les employeurs et permet aux jeunes de mieux se préparer à la vie active, tant sur le plan civique que professionnel. Nous pouvons aller un peu plus loin en demandant à l’Etat de prendre en charge une bonne partie, et pourquoi pas les trois quarts, de l’assurance contre les dégâts d’émeutes et troubles de rue. Ainsi protégés contre les risques sociaux et leurs conséquences, les chefs d’entreprises n’ont plus rien à craindre et se remettront à investir, donc créer de la richesse et des emplois.