Vous avez dit Entreprendre…….
Apres avoir bravement mené sa révolution, la Tunisie se remet tant bien que mal d'une très longue période de dictature et de la destruction économique et de la sclérose sociale qui l'ont accompagnée. Malgré le climat social qui reste tendu, les Tunisiens savent pertinemment que la reconstruction du pays passe inexorablement par le développement d'une économie forte. Dans cette perspective les messages de tous les experts ont un seul leitmotiv "Il faut entreprendre" ; entreprendre pour créer de l'emploi et de la richesse, entreprendre pour prendre sa part de responsabilité dans cet effort de reconstruction. La libre entreprise étant un des piliers de la démocratie, par conséquent entreprendre c'est à la fois exercer un droit mais aussi un devoir démocratique. Cependant, il ne faut pas que l'appel à entreprendre se fasse par des slogans du type " Just do it" à la Nancy Reagan; ce genre d'invocation transforme les bonnes causes en litanies vides de toute substance.
Dans son sens noble l'entreprenariat est un concept trop important qui comporte des actes sérieux et responsables. Pour le réussir il faut bien l’expliquer et surtout ne pas le banaliser. Avant d'essayer d'institutionnaliser l'entreprenariat, on doit commencer par enraciner dans notre culture le vrai esprit d'entreprise, celui-la même qui se traduit par un bénéfice collectif et un épanouissement personnel. Il est par conséquent important que le système éducatif prenne en charge la formation des futurs entrepreneurs. Cette tâche est maintenant menée dans les universités et nous avons veillé à introduire une formation à l'entreprenariat dans tous les programmes quelles que soient les spécialités et à tous les niveaux. Il est d'autant plus important de mettre l'accent sur la formation académique en matière d'entreprenariat que nous avons constaté au cours des années de dictature que le concept a été dénaturé. On a ainsi semé la confusion entre entreprenariat et opportunisme et entre la réussite de l'entreprise et une pseudo-réussite personnelle basée sur des valeurs non éthiques. Les entrepreneurs adulés hier n’étaient que de dangereux criminels en col blanc. Il est temps de rendre à l'entreprenariat ses titres de noblesse. Force est de constater aujourd'hui que n'est pas entrepreneur qui veut et qu'on ne peut pas être un vrai entrepreneur que si on rempli certains critères stringents. Ce qui distingue encore l'entreprenariat c'est qu'au nom de la libre entreprise ces critères ne sont pas en fait un pré réquisit exigé par une quelconque institution mais il est fortement conseillé à toute personne mâle ou femelle qui décide de se lancer dans le monde entreprenarial, de s'y astreindre spontanément. D'ailleurs, l'analyse de la phase de levée de fonds des Start Up, notamment pour les fonds de démarrage et même à un stade plus tardif de la vie de l’entreprise, montre que la qualité de l'entrepreneur est déterminante dans la décision de financement.
Le sens moderne de l'entreprenariat :
Selon Joseph Schumpeter" L'entreprenariat est essentiellement une activité créative ou une fonction innovante". Dans sa conception de base actuelle l'entreprenariat est l'acte de création d'une entreprise privée auquel s'ajoute aujourd'hui l'innovation comme moteur essentiel. L'innovation étant cette capacité de transformer, une idée ou une technologie en produit ou service. L'entreprenariat moderne est donc la combinaison de l'art et de la science d'intégrer les idées aux risques et d’ajuster l’ensemble aux changements des environnements scientifiques, techniques, sociaux et économiques et par un travail intensif, arriver à développer un produit ou un service. L'entreprenariat est donc un exercice de courage mesuré ou les risques et les responsabilités doivent être gérés et assumés aussi bien dans les cas de pertes que de bénéfices. De par l'association naturelle de l'entreprenariat avec l'innovation, il est normal que le passage à l'économie du savoir dépende beaucoup de l'intensité [masse critique d'entrepreneurs] de l'entreprenariat. La mesure de cette intensité est très utile pour prendre le tempo du développement économique. Il est donc évident que les pays en développement ont un grand besoin d'un entreprenariat sain et dynamique pour être en mesure de rattraper leurs retards notamment en matière de développement technologique. Il faut donc saluer la sagacité de nos experts qui poussent dans cette voix, mais il faut aussi et surtout accompagner leurs voix par des actions d'information et de formation à l'entreprenariat. Enfin, on constate à travers l'analyse du paradigme courant de l'entreprenariat, que cette activité est étroitement liée à l'individu. L'échec ou le succès de l'entreprise dépend en grande partie d'un individu : l'entrepreneur.
C'est quoi un entrepreneur aujourd'hui
A la base l'entrepreneur est un individu qui développe sa propre entreprise. Mais cette définition est très réductrice voire même obsolète, car elle peut se confondre avec ce qu'on appelle communément " un homme d'affaires" ou dans notre jargon local "Bazness". Dans sa version moderne la notion d'entrepreneur repose sur quatre groupes de vertus : 1) La motivation ; qui est la somme de la responsabilité, la vigueur, l'initiative, la persistance, l'éthique et le capital santé que l'entrepreneur met dans son projet. 2) Les capacités intellectuelles ; qui englobent la créativité et l'originalité ainsi que la pensée conventionnelle et non conventionnelle en plus de l'analyse critique. 3) Les compétences dans les relations humaines ; qui couvrent la sociabilité, la considération, la coopérativité, la flexibilité, le tact et la stabilité émotionnelle. 4) La connaissance technique ; qui doit être d'un niveau managérial ce qui implique la compréhension et la parfaite assimilation des principes scientifiques et techniques du savoir faire utilisé dans la production du produit ou la délivrance du service ainsi que sa capacité d'utiliser ces informations a bon escient.
De ces quatre groupes de vertus émergent les traits qui distinguent un entrepreneur d'un employé. Il y a au moins dix traits personnel qui identifient l'entrepreneur moderne et qui sont : 1) Un sens aiguisé de leadership qui se manifeste à travers la bonne gestion de l’uncertainité, 2) Le sens mesuré du risque et sa mitigation par le dur labeur, 3) La créativité étroitement liée à un besoin urgent d’autonomie, 4) La détermination et la patience qui facilitent la prise de responsabilité, 5) Le sens de la compétitivité et la vision futuriste, 6) La liberté d’esprit qui permet de transformer une situation en une opportunité,7) Le sens de la perfection, 8) L'insatisfaction de la routine et l’accomodation aux situations imprévues, 9) La disponibilité mentale pour soutenir les autres, 10) De grandes qualités morales et éthiques qui permettent de lutter contre l’adversité ; autant d’exigences personnelles pour embrasser le métier d’entrepreneur. Décrivant le personnage et la vie de l’entrepreneur, George Gilder, l’editeur en chef de la prestigieuse revue «Technology Report » [Publié par Gilder Publishing LLC, BaringtonMassachussetts, USA] disait : "C’est celui qui a renoncé à l’assurance des 40 heures par semaine, celui qui a quitté le confort douillet de la sécurité et des jobs permanents. C’est celui qui a délibérément rejoint le camp du changement, de l’incertitude et des opportunités. S’il réussit, ses profits ne viendront pas de la bonne volonté de ses concitoyens mais plutôt de la valeur qu’ils ont mise dans son imagination et son travail d’entreprenariat".
Même s’il y a certains traits qui prédisposent une personne à être entrepreneur, le chemin de l’éducation est obligatoire pour la majorité des candidats à l'entreprenariat et sauf exception c’est la formation plus l’experience qui restent les meilleures clés du succès. L’échec chez l’entrepreneur qualifié est une blessure de guerre dont il peut s’en orgueillir et qui peut ouvrir la voie au succés.
Il ya aussi cette classe d’entrepreneurs exceptionels, ce sont ceux que le chef de file des transcendentalistes Ralph Waldo Emerson décrivait comme : "Ceux qui ne suivent pas les chemins tracés, ceux qui vont là ou il n’y a pas de pistes mais qui laissent des traces".
Pourquoi on devient entrepreneur / le modèle américain de l'entreprenariat.
Pour ceux qui choisissent de devenir entrepreneur les raisons se limitent soit au besoin de liberté professionnelle que certaines personnes éprouvent parce qu'elles sont incapables de se soumettre au contraintes d’un travail qu’ils n’ont pas conçu ; soit le désir de faire fortune et l’attrait de la réussite financière et matérielle. Ou alors la recherche de pouvoir, celui de diriger et de commander professionellement les autres. Il ne faut surtout pas faire de jugement de valeurs sur les raisons qui poussent une personne à devenir entrepreneur du moment où la personne possède tous les traits innés et acquis de l’entrepreneur et qu’il exerce son droit à la libre entreprise dans le respect d’un cadre democratique institutionnel.
Il y a aussi les autres qui deviennent entrepreneurs parce qu’ils sont en quelque sorte prédestinés. Il ya en effet des cultures ou l’individu est plus porté vers l’entreprenariat. Dans ces cultures l’esprit d’entreprise est plus enraciné que dans d’autres tel la culture anglosaxonne qui a donné naissance au modèle américain d’entreprenariat.
Il est indéniable que les Etats Unis ont été au cours du vingtième siècle, le leader mondial en matière d’entreprenariat. Et le rôle de l’université a été primordial. A Harvard plus de 60% des collégiens sont porteurs de projets. L’entreprenariat a été le moteur principal du développement économique de ce pays par la création d’emplois et à la base de l’augmentation du niveau de vie des américains. Le modèle américain d’entreprenariat a toujours été controversé mais il est unique et il mérite qu’on s’y attarde ; au moins sur la présentation des américains eux-mêmes de ce modèle auquel ils croient dur comme fer comme étant la source principale du rêve americain. Les Americains présentent leur modèle d’entreprenariat comme un modèle philantropique. Ils argumentent que si ce modèle est focalisé sur la création de richesse, il ne favorise pas nécessairement la cupidité. Ils ajoutent que les études historiques montrent que la plupart de la richesse accumulée a été retournée à la communauté et a permis de bâtir de grandes institutions sociales qui ont servi le développement économique. De plus il semblerait que le volume des contributions aux œuvres de charité qui proviennent du secteur entreprenarial est de 80% supérieur à celui secteur non entreprenarial.
Enfin les Etats Unis ont une tradition d’entrepreneurs philantropes. Les deux exemples les plus marquants sont ceux d’Andrew Carnegie et Bill Gates. Le premier est un immigrant typique qui a fait fortune dans la sidérurgie et qui a donné pratiquement toute sa fortune de son vivant. Il a utilisé cette fortune pour construire entre autres 3000 bibliothèques à travers le pays. Bill Gates et sa femme Melinda ont mis la majorité de leur fortune dans la fondation Gates qui est aujourd’hui la plus grande fondation de charité dans le monde. Cette fondation dépense des milliards de dollars pour la lutte contre le SIDA et la tuberculose dans les pays en développement, soit directement soit en finançant la recherche et en offrant des bourses d’études aux défavorisés. Ce modèle a bien sûr des « Pros » et des « cons » et de savoir si ce modèle fonctionne ou s’il a un jour fonctionné comme un modèle philanthropique est matière à débat. Ce qui semble évident c’est la nécessité de réfléchir sur quel modèle d’entreprenariat pour quel type de société.
L’entreprenariat en Tunisie, Le tourisme et La nécessite d'apprendre de ses erreurs
En Tunisie le pays est encore dominé par le mercantilisme, mais il existe une expérience en matière d’entreprenariat sur laquelle il faut sérieusement se pencher. Cette experience est celle de l’entreprenariat dans le tourisme. Cette activité de service est connue pour être à faible plus value mais l’épopée a commencé juste après l’indépendance sous l’impulsion de l’Etat et a été relayé par le secteur public. Elle dure donc depuis plus de cinquante ans et le modèle tunisien pour le moins qu’on puisse dire n’a pas émergé. On pourrait aussi dire à la vue de l’état du secteur et des indicateurs de performances que le modèle qui a été à un moment prometteur a échoué. Si on doit retenir un indicateur fort de cet échec, ce serait le quasi absence après plus de 50 ans d'exercice d'un savoir faire "know how" tunisien reconnu en matière de tourisme. Au contraire nous avons assisté ces dernières décennies à l'appel systématique au savoir faire étranger espagnol, allemand et turques pour gérer nos établissement touristiques. Alors qu'on peut attribuer le choix de l'orientation vers ce type d'entreprenariat aux décideurs d'après indépendance, force est de reconnaitre qu'ils avaient réussis à créer un environnement somme toute favorable pour le démarrage du secteur. Si on doit chercher des raisons à l'échec c'est plutôt du côté des entrepreneurs qu'il faut voir. En effet, si la première vague d'entrepreneurs a connu un certain succès c'est surtout parce que l'Etat a réussi à mobiliser certaines compétences qui avaient été formées à l'étranger dans de bonnes écoles mais dont le nombre était très limité. Ces deniers avaient épaulés les premiers entrepreneurs. La majorité de ce petit nombre de pionniers n'était pas par la force des choses des entrepreneurs chevronnés et avait accaparé le secteur. Dans les projets d'entrepreneuriat il manquait la vision futuriste qui détermine le développement et la pérennité d'une activité. Ensuite c'était l'afflux d'opportunistes favorisé par la nomenklatura et l'effet délétère n'a fait que s'accentuer. Le résultat on ne le connaît que trop bien, le secteur a été délibérément mis en dehors de toutes les normes d'entreprenariat et c'était la loi de la jungle qui primait.
En recherche scientifique il y a un principe bien éprouvé et qu'on appelle le principe des "Essais et erreurs" "Trials and Errors", ce principe consiste à intégrer l'erreur depuis le début de tout projet et de s'en servir par l'analyse systématique comme un outil principal pour arriver au succès. Ce principe est bien intégré dans le concept d'entreprenariat et les entrepreneurs en série " serial entrepreneurs" à succès l'appliquent systématiquement. Si ce principe avait été intégré dans l'entreprenariat dans le secteur du tourisme cela nous aurait évité 50 ans d'errance.
Cependant Il y a bien sur en Tunisie aujourd'hui des professionnels qui sont capables de reverser cette tendance, mais ce n'est que par l'élaboration d'une politique globale et moderne d'entreprenariat que le secteur pourra se développer sainement et s'insérer comme il se doit dans le circuit économique.
Par ailleurs tous les experts qui sont au chevet de l'économie Tunisienne s'accorde pour dire que notre système de production se limite aux activités à faible plus value et taux d'intégration. Il serait par conséquent logique de donner aux domaines à fortes plus value, en l'occurrence les sciences et technologies, la part qu'il faut dans notre nouveau modèle d'entreprenariat et d'éviter les erreurs ou du moins d'apprendre de nos erreurs.
Enfin, il serait utile de rappeler qu'il est aujourd'hui primordial d'éviter comme la peste tout discours de politique politicienne qui consiste à promettre à qui veut l'entendre qu'on est entré dans l'ère du "tous entrepreneur". Il est plus sage et surtout plus responsable de la part des futurs gouvernants de créer l'environnement propice pour que s'épanouissent les vrais vocations.
L'environnement entrepreneurial est vital pour la réussite de l'entrepreneur et de l'entreprise, c'est dans cet environnement que nait l'entrepreneur et qu'il puise les ingrédients nécessaires à son développement.
Vu son importance, je traiterai de ce sujet dans un article séparé.
Prof. Med-Dahmani Fathallah