Un enfant de Sidi Bouzid reçu à la Maison Blanche : Obama m'a dit...
Jamel Bettaieb, 29 ans, professeur d’allemand à Sidi Bouzid et activiste démocratique, se souviendra longtemps de son baptême de l'air, non pas que le vol fût mouvementé, bien au contraire, mais parce que sa destination était Washington où il doit être reçu à la Maison Blanche par le président Barack Obama en personne. Bien plus, c’est la première fois que le président américain doit recevoir des activistes politiques dans son fameux bureau ovale réservé jusque-là, depuis des lustres, aux grands de ce monde seulement. Mais « la Tunisie, sa révolution, sa jeunesse et la symbolique de Sidi Bouzid valent bien ce geste exceptionnel », comme le lui expliqueront des conseillers d’Obama.
Le mérite en revient, en bonne partie, à l’association américaine National Endowment for Democracy (NED) qui, chaque décerne année, depuis 23 ans, un Prix de la Démocratie, octroyé à des activistes qui se distinguent par leurs mérites exceptionnels. La liste des récipiendaires compte des militants de la plupart des pays en lutte contre la dictature.
Cette année, l’honneur échoit, dans un total consensus aux deux pays déclencheurs du printemps arabe : la Tunisie et l’Egypte. Pour l’Egypte, le choix s’est porté sur Zahraa Said, la sœur de Khaled Said, ce jeune internaute surpris par la police dans un cybercafé d’Alexandrie et battu à mort. Quant à la Tunisie, il fallait trouver une bonne représentation symbolique de l’engagement militant, de l’indépendance de toute obédience, de la jeunesse et de Sidi Bouzid. Plusieurs candidatures ont été avancées et c’est finalement celle de Jamel Bettaieb qui a été retenue. « Il incarne toute ses valeurs, déclare à Leaders, M. Carl Gershman, président de la NED, et se distingue en plus par sa spontanéité, sa fluidité et sa pertinence. D’ailleurs, ajoutera-t-il, le Président Obama, et j’étais à ses côtés quand il l’a reçu mercredi, s’en était rapidement rendu compte. Le courant est vraiment bien passé entre eux deux. »
Jamel n’en revient pas encore ! Lorsque Me Mohamed Ayadi et Slaheddine Jourchi lui avaient laissé entendre qu’il était sur la liste des candidats, il n’y avait pas cru un instant. C'était trop beau pour être vrai.
Maîtrisard en langue et lettres allemandes, admis au Capes, il obtient en 2007, un poste d’enseignant dans sa région natale, Sidi Bouzid. Jusque-là, il ne faisait pas de politique, mais s’y intéressait. Devenu enseignant, dans une ville en pleine effervescence et subissant une injustice professionnelle, il trouvera soutien auprès du syndicat, ce qui le poussera à s’engager dans l’activisme… pour ne plus s’arrêter. « J’ai alors enchaîné arrêts de travail d’un quart d’heure, que nous appelons quart de poulet, dira-t-il à Leaders, grèves et sit-ins, me lançant sur internet à travers différents blogs. C’est ainsi que je suis devenu correspondant à Sidi Bouzid du site mis en ligne par l’Observatoire Tunisien des Droits et Libertés, fondé par Mohamed Ayadi, et m’y suis mis à fond ! »
La candidature se confirme. Il a juste le temps de préparer son passeport, obtenir son visa et prendre l’avion pour Washington, via Paris. Son premier voyage à l’étranger, comme son premier vol, le conduiront donc bien loin. C’est une fois à bord de l’avion, qu’il commence à réaliser ce qu'il lui arrive. Et encore. Le temps d’éponger le jet lag, et le voilà chaperonné de meeting en entretien, pendant les deux premiers jours, lundi et mardi, dans la capitale fédérale. Mercredi, c’est la grande journée. Tôt le matin, il se rend au siège de la NED où l’attendait son président pour le conduire ainsi que Zahraa Said à la Maison Blanche. L’émerveillement est total. Accueil courtois mais strict par les Marines, contrôles de sécurité et les voilà introduit chez la Conseillère du Président Obama pour les Droits de l’Homme. Très attentionnée avec ses hôtes, elle leur pose plein de questions, histoire de les préparer à l’audience présidentielle. Spécialiste en langue allemande, Jamel se débrouille un peu en anglais, mais heureusement qu’une interprète lui sera d’une grande assistance. A 11h30 précises, une assistante du président les introduit dans le fameux bureau ovale : le Président Barack Obama leur réserve un accueil des plus chaleureux comme s’il les connaissait de longue date !
Comment les Etats unis peuvent-ils aider la Tunisie ?
Il commencera, rapporte Jamel à Leaders, par les féliciter respectivement, mettant en exergue le courage et l’ingéniosité des deux peuples et le grand message délivré par la jeunesse. Il ne cessera de répéter que c’est une source d'inspiration non seulement pour d’autres pays, mais aussi pour les Etats-Unis. «Je savais qu’avec un agenda hyperchargé et un temps chronométré, le président de la plus grande puissance du monde, ne pouvait nous consacrer que quelques minutes, cinq à dix au maximum, nous confie t-il. Je devais en profiter pour placer mes messages ». Echanges :
- Barack Obama : Comment les Etats-Unis peuvent-ils aider la Tunisie ?
- Jamel Bettaieb : Les anciens présidents ont soutenu notre lutte pour l’Indépendance, aujourd’hui votre soutien à l’instauration de la Démocratie nous sera précieux !
- Excellent, mais concrètement ?
- D’abord, en encourageant les investissements et les flux touristiques. Ce dont la Tunisie a le plus besoin, ce n’est pas de l’aide, mais des investissements, créateurs d’emplois et de richesses. Ensuite en faisant partie des observateurs qui suivront de près les élections membres de la Constituante. Nous tenons à ce qu’elles se déroulent dans les meilleures conditions possibles d’indépendance, de transparence et de liberté.»
Message bien reçu. Obama a une grande confiance dans la jeunesse, mais ne cache pas sa préoccupation pour les autres pays arabes encore en lutte pour leur affranchissement. L’audience déborde sur la durée qui lui était fixée. Zahraa et Jamel sont au bureau ovale depuis 15 minutes sur un agenda dont l'unité de compte est en secondes. Des accolades bien chaleureuses viennent conclure la rencontre.
Washington le célèbre
Jamel est déjà sur un nuage. « J’en suis sorti fort impressionné, confie-til, Il me fallait rester seul pour revoir le film de cette audience, réaliser tout cela. » Il prend congé de ses hôtes, le temps de flâner un peu dans les alentours de la Maison Blanche, avant d’aller déjeuner dans un restaurant chinois, cuisine qu’il n’avait jamais expérimentée auparavant. Mais, il devait faire vite. L’après-midi, il doit aller au Congrès, participer à une table ronde avec des activistes de différents pays arabes et surtout assister à la grande cérémonie de remise des prix. Dans une grande salle s’étaient réunis autour de deux congressmen représentants les partis Démocrate et républicain, de nombreux invités de marque, dont l’ambassadeur de Tunisie à Washington, M. Mohamed Salah Tekaya.
Le président de la NED rendra un vibrant hommage aux deux heureux lauréats, soulignant particulièrement la symbolique devenue universelle de Sidi Bouzid, puis on procèdera à la remise des Trophées. Il s’agit d’une réplique de la Déesse de la Démocratie érigée sur la Place Tiananmen, au cœur de Pékin, lors du mouvement estudantin de 1989.
Encore une journée chargée, jeudi, pour Jamel. Invité à déjeuner par l’Ambassadeur de Tunisie, il se sent très ému par cette célébration que lui réserve son pays déjà dans la capitale fédérale américaine. « Très courtois, très attentionné et très solidaire, l’ambassadeur Tekaya m’a donné l'impression d’être issu de notre terroir profond, vibrant à nos aspirations de jeunes, dit-il. » Il aura juste le temps d’aller au siège de la prestigieuse centrale syndicale l’AFL CIO, qui avait soutenu Hached et Bourguiba, dès le congrès de San Francisco en 1952 où l’attendait son président, en personne. Il ira aussi rencontrer le leader du syndicat américain des Enseignants, et multipliera les entretiens, avant de sauter, jeudi soir, dans l’avion du retour vers Tunis.
Sidi Bouzid est en fête
Dimanche, c’est à Sidi Bouzid qu’il savoure cette consécration, au siège régional de l’UGTT. Une délégation américaine conduite par Carl Gershman a fait spécialement le déplacement pour remettre au secrétaire général de l’Union régionale de la centrale syndicale, M. Touhami El Hani, une statuette en bronze de la Déesse de la Démocratie. Un vœu a été fait : en ériger une grande statue à Sidi Bouzid. On égorge le mouton ! Autour d’un succulent Couscous au meslane, comme on sait bien le faire à l’ombre de la dorsale avoisinante, chacun y va de ses projets
Pour Jamel, sa vie est en plein bouleversement. Lorsqu'il en parle à Leaders, au nouveau siège que le Centre pour l'Etude de l'Islam et de la Démocratie (CSID) qui vient de s'ouvrir à Tunis, sous la férule du M. Radwane Masmoudi, il en est encore ému. « Déjà, à Washington, j’ai commencé par arrêter de fumer et compris, dit-il, que je dois respecter les feux de circulation. Mais, encore, plus sérieusement, je dois intensifier ma contribution à la réussite de la transition démocratique, parce que si ça réussit en Tunisie, ça réussira partout ailleurs ».
Sur le plan personnel, fils d’un père technicien vétérinaire originaire de Faiedh, à quelques kilomètres de Sidi Bouzid, et d’une mère au foyer, originaire d’Ellouza, petit port de pêche à côté de Jebeniana (Sfax), Jamel a épousé l’amour de sa vie, originaire d’Akouda (près de Sousse) où elle tient un jardin d’enfants. Son bonheur est double : sa femme vient de lui donner, il y a juste quelques jours, leur premier enfant : une mignonne fillette prénommée Issra (Ascension). Il jubile :« Un bonheur n'arrive jamais seul.