Success Story - 19.07.2011

Olfa Youssef, son parcours, ses combats

Nous avons pris l’habitude de l’écouter disserter sur l’essence de la foi, sans jamais savoir d’où elle vient et quels sont ses vrais combats. Olfa Youssef, professeur de l’enseignement supérieur, spécialiste en linguistique, psychanalyse et islamologie, revient pour Leaders sur son parcours et ses idées. Son ouvrage «Confusion d’une musulmane», comme ses multiples textes, font référence, pour mieux comprendre la nouvelle pensée islamique.
 

Les ouvrages que j’ai lus, mes recherches et mon parcours du chemin spirituel m’ont appris que seul le temps présent existe. Le futur n’est qu’une projection de l’imaginaire et le passé n’est perçu qu’à travers toutes les expériences vécues. Alors, avec ce background tant intellectuel que psychique, tenter de dresser un portrait de Olfa Youssef me paraît presque être un leurre. Mais, le chemin m’a aussi appris à accepter les leurres inéluctables: «Ce n’est jamais ça»… Mais, à l’aube de ces années soixante-dix, quand je fréquentais l’école primaire de la gare à Sousse, loin de moi étaient les approches et perceptions philosophiques. Je n’avais pas encore quatre ans, quand je me trouvais déjà élève, ayant pour maîtresse ma mère qui m’a enseigné pendant 6 ans la langue arabe.

J’étais une élève brillante et certains expliquaient ma réussite par une quelconque aide maternelle. Ayant réussi à décrocher mon concours de sixième année bien avant mes dix ans, il m’est resté de cette expérience deux leçons: la première est une intuition de la différence des rôles que peut jouer une même personne, intuition qui sera ensuite l’une des convictions clés qui guidera ma relation avec les autres, notamment après avoir acquis une certaine «notoriété». La seconde est que toute réussite suscite et jalousies et controverses, cette intuition prendra plus tard la formule philosophique qui stipule que tout est subjectif, et qu’en parlant des objets, nous ne les exprimons pas, mais nous exprimons notre moi truffé de ses divers problèmes, désirs et complexes.

En cette Tunisie du début des années 70, le mot clé de ma vie était: joie de vivre et insouciance. Entre une mère qui m’a appris le sens du devoir et de la rigueur et un père qui m’a appris la légèreté et le ludique, j’ai développé une manière d’être qui faisait que je prenais tout ce que je faisais au sérieux, sans jamais me prendre au sérieux.

La religion, havre d’amour et de paix

Ma mère était «zeytounienne», elle et mon père faisaient leur prière. Ramadan était pour l’enfant que j’étais une fête tant attendue, et quand ma grand-mère a fait son pèlerinage, je garde de cet événement des images de joie et d’allégresse. Sans qu’on en parle ni qu’on l’exhibe, l’islam faisait partie de notre quotidien dans ses pratiques et surtout dans les bonnes actions qui devaient s’ensuivre. Pour l’enfant que j’étais, puis la jeune adolescente qui commençait à prier et à jeûner, Dieu était miséricorde et amour. Il me choyait ainsi que les miens, et je me disais que pour mériter cet amour que je ressentais autour de moi, je me devais à une certaine conduite éthique. Par ailleurs, le religieux de mon enfance et préadolescence était intimement lié au spirituel qu’incarnait pour moi ma grand-mère maternelle. Elle me racontait des tas d’histoires et de contes sur des «saints» tunisiens, des contes qui prônaient la croyance du coeur, l’adhésion aveugle à la volonté de Dieu, les miracles que la foi pouvait accomplir…Ce monde magique qui a bercé mon enfance, je l’ai retrouvé, bien plus tard, dans les écrits des soufis musulmans et dans les grandes traditions philosophiques et spirituelles.

Cette religion simple d’amour et de miséricorde, cette foi baignée par un monde magique de narration, ne m’a quand même pas empêché d’avoir ma première «crise religieuse» d’adolescente au début des années quatre-vingt. Cette expérience expliquera par la suite la patience que j’ai (contrairement à certains de mes collègues et amis) à écouter les jeunes, même les plus virulents, et à tenter le moins possible de les juger.

Dilemme

J’avais treize ans et le mouvement intégriste était au zénith dans la Tunisie des années quatre-vingt. Bon nombre de mes camarades de classe se mirent à porter le voile et je me trouvais harcelée par elles pour en faire autant. Tous les moyens de conviction étaient bons, des plus tentants aux plus terrorisants.

Plus tard, sur le divan de ma psychanalyse, je me souvins des moments les plus angoissants de cette période: on nous distribuait des textes, dont la plupart étaient attribués au Prophète Mohamed. Ces pamphlets dépeignaient avec une monstruosité sadique tous les types de tortures qu’endureraient les musulmanes non voilées le jour du Jugement dernier et même dans la tombe. Bien entendu, la panoplie de ces tortures regorgeait de détails morbides.

Bien que je fusse terrifiée à l’époque, quelque chose en moi refusait le port du voile. Je me trouvais alors face à un dilemme angoissant et afin d’apaiser mon angoisse, je me retournais vers le Coran pour y chercher tous les versets qui ordonneraient le port du voile et dépouillais frénétiquement toutes les interprétations qui me tombaient sous la main. Je cherchais en vain parmi ces interprétations linguistiques et historiques une quiétude qui ne vint jamais par ce biais, et ce n’est que plusieurs années plus tard que je compris que tous ces exercices d’interprétation, pourtant un cheminement nécessaire, ne pouvaient mener à la paix ou à la sérénité que je recherchais. C’est bien plus tard que j’eus accès au plus profond de moi à l’illumination du «petit prince»: On ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est inaccessible aux yeux.

Un attachement aux questionnements plutôt qu’aux réponses

Mise à part cette «crise religieuse», mes années du lycée étaient tout aussi joyeuses et insouciantes que celles de l’école primaire. Quelques accrochages bénins avec mes parents concernant mon orientation. Mon père ne comprenait pas mon insistance à suivre des études de lettres, alors que j’étais brillante autant en maths qu’en sciences naturelles. Avec le recul nécessaire, je me dis que peut-être mon insistance révélait-elle mon attachement aux questionnements plutôt qu’aux réponses, à l’ouverture plutôt qu’aux cloisonnements.

Je réussis mon bac avec mention, et étais tentée par des études de droit, mais, pour ceux qui s’en rappellent, l’université tunisienne des années quatre-vingt était entachée par de violents affrontements entre les étudiants. Je n’avais même pas dix-sept ans et mes parents refusaient que je coure ce qu’ils considéraient comme risque de poursuivre mes études loin d’eux, dans une autre ville que Sousse. Ils me proposèrent l’Ecole normale supérieure, et me laissèrent le choix de la filière. Après une hésitation entre les lettres anglaises et françaises, je choisis les lettres arabes. C’était sans doute l’appel inconscient de l’identité ancrée au fond de moi. Et je ne l’ai jamais regretté. Quatre ans à l’Ecole normale supérieure de Sousse ont ouvert mes yeux tant sur la richesse de la culture arabo-musulmane que sur le sens profond de la multidisciplinarité. Je me rendis compte que linguistique, sociologie, psychologie et histoire étaient toutes nécessaires pour appréhender les textes anciens et contemporains.

Enseignante, apprenante

Ma réussite en maîtrise avec prix présidentiel me permit de voir le grand Bourguiba, il est vrai sur le déclin et tant critiqué, mais je n’oublierai jamais son regard bleu acier, et sa locution magique: «Sahhit benti» (Félicitations ma fille). Mon diplôme en poche, je quittais Sousse pour Tunis afin d’engager des études de troisième cycle promptement terminées grâce à la bourse dont j’ai bénéficié. Et je me retrouvais à presque 23 ans assistante universitaire à la faculté des Lettres de La Manouba. J’eus affaire à des étudiants de mon âge, et mes craintes d’avoir des problèmes en tant qu’enseignante furent dissipées dès les premiers jours. L’université tunisienne pendant cette période de la fin des années quatre-vingt et début des années quatre-vingt dix regorgeait d’étudiants compétents, intéressants et intéressés. C’était l’héritage de l’enseignement instauré à l’ère bourguibienne, sans oublier la facilité de l’embauche pour tout diplômé, ce qui était une motivation de taille. Aussi, la communication avec mes étudiants s’avéra-t-elle sympathique et fructueuse. Mais là où j’ai le plus appris, c’est en côtoyant mes collègues, tous plus âgés et plus expérimentés que moi; ils avaient pris en affection la jeune femme turbulente et inexpérimentée que j’étais. Avec leurs conseils et leur encadrement, tant l’académique que le pédagogique n’avaient plus de secret pour moi.

Et je gravis les échelons universitaires: assistante, puis maître-assistant puis maître de conférences et enfin professeur de l’enseignement supérieur.

Le divan a changé ma vie

Pour en arriver là, il fallait que je prépare une thèse d’Etat. Je choisis de m’intéresser à la pluralité des sens dans le Coran, un sujet à cheval sur la linguistique et la pensée religieuse. J’étais à l’époque intimement convaincue que mon intérêt pour la question de l’interprétation était d’ordre purement linguistique et herméneutique.

Il m’a fallu le détour d’une cure et d’une recherche psychanalytique pour comprendre que la linguistique et l’herméneutique n’étaient pour moi que des arbres qui cachaient une forêt. Ce que je désirais, ce n’était pas tant comprendre les lois de l’interprétation du langage et ses limites que solliciter le Coran dans ses multiples significations pour accéder à une certaine vérité salvatrice.

Les six ans de divan ont changé ma vie et m’ont confortée dans la croyance que rien n’est fortuit dans la vie et que tout a un sens, aussi inaccessible et aléatoire soit-il. Je déambulais dans les rues de Sousse, et la pancarte d’un psychanalyste m’interpella. Ayant été amenée à lire quelques ouvrages de psychanalyse, je franchis, plutôt par curiosité, le seuil de la porte, et me voilà embarquée pour le périple de ma vie, et le périple psychanalytique de se muer en périple spirituel. Les contes de ma grand-mère, ma crise religieuse, mes questionnements existentiels, la pluralité des sens coraniques de ma thèse s’agençaient comme les pièces d’un puzzle. Plus que de comprendre, je sentis que même si le sens originel du Coran est dans les tablettes d’écriture, inaccessible à l’homme, que même si le sens essentiel de la vie ne peut être objet de représenté, que même si nous sommes amenés comme humains à toujours rater le signe objet, à toujours vivre le clivage entre le mot et la chose, on se doit, malgré cela, mais peut-être à cause de cela, d’accepter cette perte originelle, et de continuer à faire, à avoir la foi, à désirer l’absolu, ne l’atteignant jamais, mais donnant sens à notre vie à travers ce désir. L’expérience des limites, telle est pour moi l’essence de la foi. Et pour celui qui fait l’expérience de l’humilité (je parle bien d’expérience et non de concept intellectuel), les aléas de la vie se dotent d’un sens nouveau. Expérimentant le leurre de l’image, le regard de l’autre s’estompe, et tant les éloges que les critiques peinent à atteindre leur objectif. Aussi, mes 8 années de gestion administrative en tant que directrice générale de l’Institut supérieur des cadres de l’enfance (2003-2009) et de la Bibliothèque nationale tunisienne (2009-2011) furent d’un apport certain sur le plan de l’expérience, mais mon cheminement personnel fit que je n’hésitais point à m’opposer à bon nombre de pressions assez courantes en Tunisie.

Moins d’ego, plus d’action

J’ai été professeur et cadre supérieur de l’administration, mais je me perçois surtout en tant que communicatrice. J’ai fait de la télé depuis 1994, d’une manière intermittente en tant que productrice ou présentatrice, mais je continue à être invitée sur les plateaux télé en Tunisie et ailleurs, je donne des conférences, j’ai écrit huit livres dont six questionnent l’exégèse du Coran et tendent à réhabiliter tant la notion d’«ijtihad» que le chemin spirituel des musulmans. Affranchir le spirituel du rituel, tel est mon champ de bataille. Cela m’a valu d’avoir une multitude de lecteurs, des critiques, des encouragements, mais aussi une multitude de détracteurs, des accusations infondées, surtout par les temps qui courent où nos jeunes ne lisent presque plus, tout en étant enclins à être prompts dans les jugements de valeur. Communiquer, plus qu’être une seconde nature chez moi, me rappelle sans cesse que nous ne sommes que des êtres de parole; cette parole qui nous structure, puis nous exprime, sans jamais correspondre à l’objet de nos émois ou de nos perceptions.

Notre pays, aujourd’hui plus que jamais, a besoin de dialogue. Après les longs monologues auxquels nous avions droit, nous devons réapprendre, non seulement à parler, mais surtout à écouter. Ecouter l’autre pour déceler, au-delà de ce qu’il profère, ses maux et ses besoins profonds, surtout sans y projeter les siens…Et si notre Tunisie avait besoin, aujourd’hui plus que jamais, d’être écoutée…Alors, aspirons pour les jours à venir à voir moins d’exhibitionnisme des «ego», aspirons à plus d’action dans l’humilité.

Olfa Youssef