«L'identité arabo-musulmane» n'est qu'un alibi
A la mémoire de celui qui fut un grand ami, Hatem Zghal
Depuis quelques semaines, la question de l’«identité arabo-musulmane» occupe une place centrale dans le débat public. Néanmoins, elle comporte un paradoxe essentiel, puisqu’elle est réclamée par tous, alors qu’elle constitue la pomme de discorde quant au sens à lui donner. La mouvance islamique donne la prééminence au fondement religieux. La tendance nationaliste arabe met l’accent sur l’aspect politico-culturel; quant aux divers autres courants, ils la considèrent comme relevant de la civilisation dans toutes ses dimensions. Il y a lieu de tirer au clair cet imbroglio faisant de l’identité un objet de tiraillements, allant à hue et à dia.
Par un glissement d’emploi, le concept passe du domaine de la culture savante pour un usage courant dans le débat politique. Il est apparu dans la pensée arabo-musulmane contemporaine et y est, depuis le début du XXe siècle, l’objet d’études dans différentes moutures en étant désigné par le terme de «hawiya», identité, ou «chakhsiya», personnalité... Sa reprise actuelle dans la sphère politique, donnant lieu à un débat houleux, intervient à la faveur de la «révolution» ou plutôt comme la désigne plus justement Ibn Khaldoun d’un «changement de l’état des choses», tabdil al ahwal.
C’est dans le contexte de la préparation ou plutôt de la réflexion sur la Constitution de la 2e République et précisément à partir de l’examen de l’art. 1er de la Constitution de 1959 que surgit la question. Après plus d’un demi-siècle, celui-ci est d’emblée agréé autant par le gouvernement provisoire, par diverses «initiatives citoyennes», que par des partis politiques, l’avalisant sans conteste. Il est récemment repris comme tel par la Charte républicaine. Cela a l’air d’un consensus, mais en fait ce n’est qu’un faux-semblant, chacun y va à partir de sa propre intention.
Faisons remarquer que son acception, aujourd’hui pour son opportunité, passe sous silence le fait qu’il est marqué historiquement par son caractère circonstanciel. L’article 1er, aux termes bien pesés, précise au tout début que «la Tunisie est un Etat libre et indépendant». Le terme libre, «hurra», consacre la libération du pays du joug de la colonisation. Quant à celui d’«indépendant», (mustaqilla), il est d’un emploi approprié cautionnant la ligne politique du courant prédominant du parti au pouvoir, celui de Bourguiba, ayant le dessus sur celui du youssefisme qui méconnaît alors l’indépendance réelle du pays.?Quant au reste de la phrase de l’article 1er considérant la Tunisie comme étant un «Etat dont la religion est l’Islam et la langue est l’arabe», c’est un élément comportant, dans sa formulation, en ce moment historique, un compromis entre les deux composantes de la Constituante, réparties en somme entre «traditionalistes» de formation zeitounienne et modernistes sadikiens.
C’est en partant de cet article qui semble faire l’unanimité, admis comme un fait établi, voire un lieu commun que fut introduite actuellement, d’une manière subreptice, apparemment anodine, la notion de «Hawiya» ou identité par laquelle on confère l’omnipotence à la religion dont les islamistes font leur fonds de commerce.?Avant de découvrir l’arrière-boutique de ceux qui la mettent en devanture, examinons le concept d’identité, concept oiseux, à battre en brèche, pourtant défendu par les tenants de la pensée arabo-musulmane contemporaine, toutes tendances confondues.
Qu’est-ce que l’identité ?
Sans être une digression, par un court excursus, on entend soumettre à la critique la notion d’«identité arabo-musulmane». Telle qu’elle est proclamée théoriquement, c’est une identité virtuelle qui, de fait, présente un emblème-entrave.?Elle est foncièrement conservatrice et se conserver est l’expression d’une situation de refus du changement.?Alors qu’elle est historiquement changeante sans être définitivement un acquis comme «identité substantielle», afin de se construire et se reconstruire… Elle n’a pas à être un projet, mais elle est a posteriori le reflet d’une civilisation à bâtir, à créer.?L’identité relève de la croyance à l’être, laquelle croyance procède du refus et de la méfiance du devenir.?Pour la définir, je dis avec Zarathoustra : c’est «la rumination de l’esprit qui se regarde au miroir», une manière de consacrer l’être au détriment du devenir.
Pour être concret, prenons un exemple-modèle tiré de notre propre histoire, dans le cadre géographique du monde arabo-musulman : à son âge d’or, la naissance de la civilisation dans les métropoles, en l’occurrence Bagdad, à partir du IIIe siècle de l’Hégire. Elle est nourrie de l’héritage gréco-romain, oriental hindou et perse... qu’elle s’approprie, cultive et recycle. Elle a eu recours à la traduction pour avoir le savoir universel dans sa propre langue, celle du Coran.
C’est ainsi qu’à partir de ce legs antique, elle a créé de nouvelles sciences, des sciences dures. En cela, c’est une œuvre synthétique. Ce qui la caractérise, aspect essentiel à méditer, c’est qu’elle ne suppose pas de contradiction entre l’original et l’étranger, l’ancien et le nouveau, qui, loin d’être antinomiques, sont complémentaires. Dans son éclat, cette civilisation n’a jamais eu besoin de s’affirmer, de s’autoproclamer une «identité arabo -musulmane». D’ailleurs dans ce sens, le mot hawiya (identité), n’existe pas dans "lisan Al Arab" ; c’est un néologisme de la période contemporaine. Ce qui serait en son temps une identité n’est que le reflet d’une civilisation, en est le produit, ce qui en résulte sui generis. Si on accepte la notion d’identité, ce n’est que dans le sens de l’inventivité, ibda a, soit une création en tant que dépassement de l’origine.
Aujourd’hui, hélas !, elle est empreinte de nostalgie quand elle ne sert pas d’alibi pour de sombres projets de société.
De l’usage de l’identité
En cette période de gestation, on fait chorus autour de l’identité, comprise différemment. Auparavant, alors que le soulèvement a déjà fait des morts, dans le journal Assabah du 8 janvier 2011, le «Mufti de la République Tunisienne» prononce une condamnation religieuse du suicidé, un quidam, recommandant aux «gens respectables» de ne pas effectuer la prière du mort, celui-là même qui, une semaine plus tard, est proclamé, en martyr, un héros national, Mohamed Bouazizi. En laudateur, dans cette interview, le mufti fait l’éloge du président qui, par piété, en ayant payé la Zakat, l’impôt canonique, a secouru «les régions les plus défavorisées et pauvres» ; et il incite les riches à suivre cet exemple. Ce même mufti, sans se déjuger à propos de ses précédentes déclarations publiques, publie le 7 avril, dans le même journal, un article où il s’en prend à la «laïcité», défendant le maintien de l’article 1er de la Constitution et de surcroît «l’identité du peuple dont l’Islam est l’élément fondamental». De la sorte, le mufti, dans la célérité, s’aligne sur la position des islamistes.
La question de l’identité est débattue dans l’Instance supérieure de la défense de la Révolution qui a adopté un «pacte républicain» reprenant l’article 1er de la Constitution, tout en rajoutant un deuxième point selon lequel «l’identité du peuple tunisien est arabo-musulmane tout en étant dans un rapport créatif avec les valeurs de la modernité et du progrès». Ainsi, en cette circonstance, la notion d’identité qui s’est imposée à tous réfère au peuple tunisien, une manière de souligner l’appartenance nationale. Pour mémoire, rappelons qu’il y a quelques décennies, des penseurs tunisiens, pour se particulariser par rapport au nationalisme arabe, ont élaboré une théorie de «l’identité (ou personnalité) tunisienne», affirmant de la sorte la «spécificité» tunisienne.
Avant même l’adoption de ce Pacte, le parti Ennahdha, à ce moment opportun, s’est retiré de l’Instance supérieure pour ne pas avoir à voter cette charte qui comprend aussi l’obligation de s’appliquer à la règle de «la séparation du domaine religieux du domaine politique», sachant que leur fusion est inhérente à leurs activités. Pour les islamistes, dans leur ensemble, «l’identité est islamique» et par conséquent la charia est la référence de base à la démocratie et à toutes les politiques socioéconomiques à envisager. Dans leur journal Al Fajr, il est discuté de la formulation de la question de l’identité telle qu’elle apparaît dans le Pacte républicain pour rejeter ce qui lui est accolé en tant que «valeurs de la modernité et de progrès», les considérant comme une occidentalisation et une hétérodoxie.
Hourra! à Mohamed Talbi
A point nommé, intervient sur la scène publique le professeur Mohamed Talbi, un savant de formation zeitounienne au départ, ayant fait par la suite œuvre d’historien, médiéviste, qui par une série de livres sur l’Islam remet en cause le bien-fondé du fikh, récusant la tradition prophétique dans la mesure où elle passe outre le texte sacré. Il considère l’Islam comme n’ayant pour fondement que le Coran dont il fait une lecture «vectorielle», explique-t-il. Alors que jusque-là la propagation de son œuvre est limitée au cercle des spéciallistes et intellectuels, il fait une entrée tonitruante sur la scène politique, intervenant tous azimuts dans différents médias. Documents et arguments à l’appui, il proclame que «l’Islam est laïcité». Il considère que la charia, n’étant pas révélée comme le Coran, lui étant postérieure de quelques siècles, n’est pas recevable dans son intégralité.
Bien plus, en s’appuyant sur des arguments irréfutables, il démontre que la charia est absolument incompatible avec la démocratie qu’il accepte dans sa forme moderne.
Selon ce savant, musulman pratiquant, la croyance a pour référence unique le texte révélé du Coran que tout doute à son sujet autorise Mohamed Talbi, le savant, à excommunier (insilakh) son auteur, visant par là ses pairs, concurrents en islamologie (science, sic de l’Islam) querelle de chapelle ! Dans cette optique, Talbi apparaît comme un musulman de l’originel, cet intangible sacro-saint. De notre point de vue, il est loin d’être le libre penseur congédiant toute croyance, car croire c’est ne pas penser. Néanmoins dans le champ religieux, sa théorie est révolutionnaire, son émergence est un événement. Il tranche nettement avec un dogmatisme théologique millénaire, en dépit des rectifications contemporaines. Par là, on atteint le point ultime de la sécularisation de la religion musulmane. Ainsi, dans la sphère religieuse s’est opéré un retournement sur soi dont la portée est incommensurable, on n’en prendra pleinement conscience qu’à terme. Mais, cette prise de position est déjà, pour l’instant, une parade efficace à l’attaque des islamistes visant à régenter la société. Il est admis plus qu’auparavant à la suite de Mohamed Talbi que «l’Islam est liberté».
En ces moments bénis où l’histoire s’est accélérée, la «révolution du 14 janvier 2011» comporte à la fois un danger : l’islam politique et un bienfait, la liberté.
Moncef M’HALLA
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Révérence, à Si Moncef M'halla !
Les français parle le français, les italiens parlent l'italiens, les espagnoles parlent l'espagnole, les portugais parlent le portugais, les grecs parlent le grec, les japonais parlent le japonais, les russes parlent le russe, les turques parle le turc, les chinois parlent le chinois, les anglais l'anglais...mais nous les tunisiens nous ne parlons pas le tunisien, mais l'arabe! Celui qu'on doit apprendre à l'école par dessus le marché ! ...Moi en tout cas, Je refuserai de voter pour toute personne qui va faire son discours en arabe littéraire. je trouve que Notre derga est suffisamment riche de par l'apport des différentes civilisations qui nous ont visité depuis le néolithique pour être notre première langue nationale celle que l'ex-président a voulu utiliser enfin, mais c'était déjà trop peu et trop tard. Pourquoi jouons nous encore à l'hypocrisie alors que nous parlons et maîtrisons au moins le français, si ce n'est l'anglais, l'italien et l'allemand...Combien de mots de toutes ces langues composent et enrichissent la structure notre "Dergea". Il est temps de ne plus accepter qu'on nous afflige d'identités par islamisme ou arabisme. Méditez un peu!
En effet rappelons nous TOUTES nos origines et TOUTES les strates de notre patrimoine, qui telles un "mille feuilles" , se sont superposées à travers les siècles et ont formé notre Personnalité . A ceux qui ne veulent considérer que la dernière couche de sucre glace du mille feuilles ,on voudrait rappeler , entre autres et à titre d'exemples, que le couscous, le pain tabouna , le burnous, le signe du Tanit --qu'on retrouve sur nos tapis et nos bijoux et qui signale encore, dans certaines de nos localités les maisons où se tient un mariage -- sont berbères, que notre drapeau est d'origine turque et que notre langue usuelle est truffée de mots de diverses origines (berbère, turque, française, italienne, espagnole...) Nous ne consommons pas uniquement la couche superficielle du "millefeuilles" qui n'est pas forcément toujours la meilleure!!!
Un plaisir de lire et de réfléchir sur ce papier de Moncef M'halla sur la dynamique identitaire dans une société tunisienne marquée par un contexte post-révolutionnaire. Fine analyse des discours et des agissements des différents protagonistes. Avec une démonstration fort intéressante de notre apprentissage à la liberté illustrée par une contextualisation édifiante et bien équilibrée.
Quel éclairage...merci de l'avoir si bien écrit. Je lis et je relis..merci encore
excellent article?que ceux qui apres un exil doré de 25 ans veulent monter sur la révolution et la récupérer déchantent eux qui envoient leur progéniture etudier dans les pays anglo saxons ou la scolarité est hors de prix et ont un oued en crue de dollars.elkaw kenz?faire la charité pour acheter les voix un couffin plein et votez pour moi....en iran en afghanistan au peril de leur vie les femmes retirent le voile ou la burqua la piété ne tient pas a des carrés de tissu mais c est le reflet du machisme et de l éndoctrinement.au Bresil ou les gens fréquentent assidument les eglises on porte des vetements légers sans se faire importuner dans la rue.
La Tunisie par sa position géographique et par son histoire n'a pas vocation à être rattachée systématiquement au monde dit arabo-musulman. C'est ce qu'avait déjà compris Bourguiba qui a toujours cherché à nous rapprocher d'avantage de l'Europe avec laquelle nous avons beaucoup plus d'histoire commune qu'avec le monde arabo-musulman. La Tunisie c'est Carthage, mais aussi l'empire romain qui avait façonné les deux rives de la Maré nostrum ..... D'autres civilisations sont passées par la Tunisie, comme les vandales, les byzantins..... jusqu’à l'arrivée des arabes puis des turques et enfin des français. D'ailleurs à la libération, Bourguiba pour marquer l'exception tunisienne, a adhéré la Tunisie à l'Organisation des Pays non Alignés pour marquer sa différence d'avec le monde arabe. Quand à l'islam, nous savons que Bourguiba le laïc, a préféré inscrire dans la constitution que la Tunisie est une "République dont l'Islam est la religion", plutôt que d'inscrire "République islamique" ! Je ne comprends pas pourquoi certains s'abstinent à faire croire à l’existence d'un "monde arabe" ? Où sont passés les berbères d'Afrique du nord, les nubiens de l'Egypte, les phéniciens, les touaregs, sans parler des noirs d'Afrique : soudanais, éthiopiens, sénégalais, maliens ..... ou asiatiques : pakistanais, afghans.....Est-ce parce qu'ils partagent une religion commune qu'ils sont pour autant tous devenus arabes ? Cet appellation "le monde arabe" est réductrice et trompeuse et n'engendre que confusion dans les esprits des gens.... qu'entretient malheureusement beaucoup de médias par paresse intellectuelle. Confond-on la Hollande avec la France parce que les deux de culture chrétienne ? Alors pourquoi devrait-on confondre la Tunisie avec l'Arabie Saoudite, parce que les deux de culture musulmane ? !!!!! Que chaque nation soit identifiable par son histoire particulière. Et l'identité de la Tunisie est plurielle.
Alibi ou rouerie ou hypocrisie pour tromper le peuple et éviter une loi sur la transparence financière des partis. A quoi pouvons nous nous attendre de la part des hypocrite s'ils arrivent au pouvoir.
La révolution s'est passée sur la terre, Pourquoi faut il la ramener au ciel? ras le bol de ces islamistes et de leur débats, ils veulent nous tirer vers le bas; ils prônent la mort ,le débat sur l'identité est impossible avec eux car leurs univers mental ne peut pas concevoir une identité dynamique,ils sont figés et font de la peine , Pauvre Tunisie
S'agit-il en Tunisie d'une révolution ou d'un simple toilettage de la constitution ?. S'il s'agit bien d'une révolution alors, il faut, du passé faire table rase sans aucun tabou. Il faut se libérer du joug de la soi-disant identité arabo-musulmane et réfléchir à des institutions démocratiques c'est-à-dire forcèment laïques et qui ne soient inféodées ni à une appartenance civilisationnelle ni religieuse. Ce n'est pas faire injure à l'Islam ni renier sa propre islamité que de dire que la religion comme le dit si bien Mohamed Talbi n'a rien à voir avec la politique et à l'extrême, se "salirait" en quittant le domaine spirituel pour s'occuper de la chose publique. Quant à l'identité Arabe qui est indéniable bien que le mot "identité" puisse être utilisé à des fins d'exclusion (comme en France par exemple). Mais cette identité Arabe est pour le moins restrictive niant les autres civilisations qui ont enrichi le modèle tunisien et qui rendent ce modèle enviable et dans le monde Arabe et pour les autres civilisations. Mohamed TALBI dit que l'Islam est laïque et c'est profondèment vrai. Cela tombe sous le sens pour peu que l'on prenne un peu de temps pour y réfléchir. Donc imaginer une nouvelle constitution pour la IIè république tunisienne impose d'élargir sa vision et de ne pas se cramponner à des idées passéistes car cette constitution, si elle est bien "chiadée" devrait servir pendant des siècles et non pas être révisée au gré des modes du moment.
merci oui la Tunisie est plurielle et sincèrement pour ma part je me sens extrêment éloignée de l'Arabie Saoudite , ses valeurs et ses principes et je me sens plus proche des pays du nord de la méditerranée , même si je suis muslmane et croyante ... Mais ma vie , mes aspirations, mes réfrences, ma culture personnelle, familaile, héritée, innée construite et acquise , n'a rien à avoir avec la culture saoudite ... La tunisie est particulière et c'est ce qui explique que c'est par la Tunisie que la liberté des peuples arabes est arrivé et non par l'arabie Saoudite