Non à la fatalité du tout-ciment*
La terre unit.
La terre sépare.
La terre donne.
La terre reprend.
La terre démolit.
La terre construit.
Nous sommes architectes, tunisien(e)s et diplômés de l’école nationale d’architecture et d’urbanisme (ENAU) de Tunis. Nous lançons un appel à toutes nos consoeurs et à tous nos confrères architectes : sortons de la fatalité du « tout ciment, tout poteau / poutre / dalle ».
A travers le champ de notre discipline « Architecture », nous avons le devoir de prendre part au projet de société qui s’offre à nous, aujourd’hui. Pensons notre société autrement. Libérons-nous et libérons nos compatriotes de la fatalité du tout-ciment, tout béton…
Nous, architectes, avons l’entière responsabilité de conseiller nos partenaires et de les guider vers les meilleurs choix.
La terre crue est un matériau de construction qui périt chez nous (faute de mise en valeur) alors qu’il se revivifie et se développe dans les pays riches sous une labellisation « écologique et développement durable ». Label qu’ils viennent nous revendre au prix fort et à leur dépend.
Consoeurs, confrères, souvenez-vous de nos magnifiques voyages d’études dans le sud tunisien où nous étions initiés à l’architecture bioclimatique. Souvenez-vous de nos inoubliables stages passés dans les agences du patrimoine où l’on apprenait les techniques de restauration de nos sublimes édifices anciens. Tout existe, là, sous nos pieds, à notre portée, en attente d’une simple révélation de notre part.
La pénurie actuelle de ciment est en grande partie notre faute à nous, architectes. Nous agissons comme résignés à la fatalité du « tout-ciment ». Pensons différemment l’architecture de notre pays. Pensons un projet de société où il y aurait aussi la liberté de penser son habitat, son école, sa rue… La liberté d’une architecture en terre crue, en bois, en pierre, en sable, en chaux… Travaillons pour un projet de société libre. Un projet de société qui « englobe et qui intègre », non pas qui exclut. Aujourd’hui, les constructions en ciment sont exclusives et sélectives. Ne peut construire que celui qui a les moyens d’acheter le sac de ciment à 17dT. Le schéma est identique à celui politique. Nous sommes encore dans des mécaniques d’exclusions et non pas d’intégration.
D’où les questions qui sont au coeur de notre opérativité :
Quelle a été la part de responsabilité de l’Etat dans la situation actuelle ?
Comment l’architecture peut-elle participer à un projet de société ? Comment un architecte, par une pensée globale et intégrative, peut agir dans un projet de société ? Comment un architecte peut penser une architecture accessible à tous ? La chaux est un choix possible (écologique, économique, sain). D’autres alternatives sont également plausibles et à penser. Construire en terre crue est une voie tout aussi concrète. A la question : comment stabiliser (solidifier) la terre crue, plusieurs civilisations y ont trouvé des réponses différentes et qui résistent plusieurs siècles après (alors que le béton armé a une durée de vie moyenne de 50ans). Au Mexique, on stabilise la terre crue à la laitance de cactus (Hendi), en Afrique noire avec les déjections d’animaux (Henna), en Europe à la chaux naturelle. Plusieurs pistes sont à explorer et à développer dans nos centres de recherches scientifiques et universitaires (ENIT, Technopole Borj Cedria, IRA, INSAT, ISET, ENAU…). Voici un exemple et une occasion pour nous, consoeurs et confrères architectes, pour agir dans un projet de société.
En espérant que la Tunisie ne se transformera pas en un champ de « Hendi » (pour enrichir le lobby industriel du stabilisant de terre crue en laitance de Hendi) ni en décharge de « Ghbar » (pareil, aux excréments d’animaux), agissons !
Le choix initial fait par l’architecte dans son processus de conception du projet, est fondamental.
D’où l’importance de « penser l’architecture » et non pas de la réduire à une mimétique ou à une simple fatalité constructive limitée et tributaire de son temps. Un architecte est comme tout autre acteur social et citoyen, un penseur et non un exécutant. Il pense la société dans laquelle il vit. A travers sa discipline, il agit dans cette société. Son action peut être la réalisation d’édifice, mais aussi et surtout la réflexion sur des questions anthropologiques, bioclimatiques, l’enseignement, l’expertise, l’histoire, la philosophie, l’événementiel, l’objet, la ville, le territoire…
L’architecture ne se limite pas au seul fait constructif, contrairement à ce que prétendent nous dicter les « modernistes ». L’architecture devient une pensée. Une pensée qui se libère et qui libère l’homme de toute appartenance.
Inventons de nouveaux modes d’auto-constructions indépendants des lobbys industriels et à la portée de tout un chacun, formons nos maçons à de nouvelles techniques de constructions, enseignons nos futures architectes à penser une nouvelle architecture, rédigeons de nouveaux règlements urbains, trouvons de nouveaux matériaux de constructions, pensons la ville indépendamment de la fatalité de l’automobile, recyclons les déchets des chantiers, chauffons, ventilons et éclairons naturellement,… !
Consoeurs et confrères architectes, pensons d’abord. Construisons ensuite.
*Réponse à l’article intitulé :« L’envolée du prix du ciment, la bulle spéculative ne cesse de gonfler » paru dans « «La Presse de Tunisie» (9 aout 2011)
Dorra Ismaïl et Mehdi Dellagi,
architectes ENAU (Tunis)