Il y a 33 ans… La vision prémonitoire de Hichem Djaït
Je me souviens d’un article que j’ai publié fin juin 1978 dans ERRAÏ, le journal indépendant phare des années 70, à propos de la nécessité d’une opposi¬tion politique légaliste et constructive pour le pays, article paru juste après la formation du parti MDS… Mon ami Si Hi¬chem Djaït m’avait alors adressé début juillet 1978, en écho et en réaction à cet article, une longue lettre manuscrite d’un ton et d’une teneur inégalés et qui font honneur à leur auteur … Ce texte reste, 33 ans après, un repère, une référence et une grande et belle leçon de participation de l’élite bien pensante au débat politique et à la construction générale du pays …
Nous avons estimé, Leaders et moi-même, que les lecteurs, et notamment les jeunes d’entre eux, ont tout intérêt à prendre connaissance de ce texte, qui reste d’une surprenante actualité et d’une réelle acuité qui ne peuvent que nous interpeller dès lors que nous som¬mes confrontés au devoir de promou-voir et de concrétiser les objectifs d’une belle révolution.
Si Hichem a eu l’amabilité de nous autoriser à publier cette lettre. Qu’il en soit vivement remercié…
Hamouda Ben Slama
Mon cher ami,
J’ai lu très attentivement l’article du « Ra’y ». J’en partage les vues essentielles. Je crois en effet à la nécessité d’une opposition légale, constructive, réfléchie, pour la construction générale du pays et que cela enrichit le paysage politique, le débat politique. Comme toi, je pense qu’il faut redéfinir la notion de « responsabilité » et de « direction » de la société. Le pouvoir politique est certes le plus important des pouvoirs, mais il ne doit pas être la seule instance motrice du monde social.
Et la société politique elle-même englobe à la fois le pouvoir en place et les formes d’opposition organisées et même tous ceux qui pensent et agissent politiquement. Par conséquent, vous êtes, nous sommes tous responsables du destin global et de l’avenir du pays. D’un autre côté, je suis de ceux qui croient qu’il faut expurger la haine de l’action politique et y introduire la notion de « fair-play », de bonne foi. Par une longue tradition historique, nous avons toujours conçu le jeu politique comme une lutte à mort, d’où les révoltes constantes et les répressions constantes. C’est à qui détruira l’autre, physiquement.
Qu’est-ce qui, au fond, fait que les détenteurs du pouvoir dans les sociétés non démocratiques s’accrochent à leurs positions par tous les moyens ? Probablement, en dehors des avantages matériels et moraux dont ils jouissent, en dehors du désir d’agir et de satisfaire la volonté de puissance, l’instinct de conservation qui les condamne à perdurer ou à mourir, au moins moralement. Parce qu’en général, les changements dans le pouvoir se soldent par des règlements de comptes, et cela a été véritablement une constante de tous les pouvoirs dans tous les secteurs d’humanité, y compris l’humanité européenne jusqu’à une phase récente.
Si bien que la démocratisation apparaît comme une conquête tout à fait récente : il a fallu un travail d’intériorisation du jeu démocratique, il a fallu que la croyance en la démocratie pénètre en profondeur le monde politique et, après lui, le monde social. En France par exemple, au XIXe siècle, que de violences, de révoltes et de répressions sanglantes ! Et quant à l’Allemagne, n’en parlons pas : jusqu’en 1918, c’était une monarchie en grande partie autoritaire et la République de Weimar a été un rêve. Si bien que le jeu démocratique, sauf dans les pays anglo-saxons, s’est instauré en Occident au travers de tâtonnements, d’expériences pénibles.
J’espère et je souhaite de tout coeur que tous les errements commis dans ce pays depuis vingt-trois ans aboutiront à une maturation de l’esprit démocratique, qui est le moins mauvais des systèmes pour l’homme parce qu’il le fait moins souffrir, qu’il se corrige constamment, qu’il s’accompagne de garanties. Alors qu’humilier le citoyen, l’infantiliser, le terroriser, nier son autonomie de conscience et d’expression, étendre sur la société un voile de faux-unanimisme terne, tout cela semble être l’apanage des sociétés autoritaires.
Regarde les Anglais, les Français, les Américains, personne ne peut empêcher quelqu’un de rentrer chez lui ou de sortir de chez lui quand il le veut. Ce sentiment d’avoir une patrie qui est à vous, quoi qu’il advienne, et même si vous êtes contre l’ordre établi, est une chose très belle. Quand je songe qu’il y a des Tunisiens qui souffrent de l’exil, qu’ils ne peuvent rentrer dans leur patrie sans subir des brimades, je perçois le fond du problème : à savoir que la démocratie, pour un pays, consiste à aimer tous ses enfants, sans exclusion, et qu’un citoyen ne s’identifie pas à un pouvoir mais à une nation, à une société, à un genre de vie, à une culture, même s’il lui arrive de les maudire. Il y a donc là quelque chose comme une éthique, un fonctionnement mental, des habitudes à prendre, un système de croyances implicite.
J’ai été frappé récemment en lisant dans un journal français l’appel adressé au gouvernement par un grand humaniste en faveur de la libération de détenus tunisiens marxistes, brimés depuis dix ans ! Pourquoi tant d’acharnement ? Pourquoi les intellectuels d’ici ne se sont-ils pas manifestés ? La compassion est-elle seulement un sentiment occidental et, dirais-je, chrétien ? Est-ce que j’appartiens à un monde qui n’a pas la notion d’homme ? Cet article m’a jeté dans une douloureuse perplexité.
Mais d’un autre côté, je ne suis pas un naïf et je sais quelle redoutable charge que de gouverner un pays faible, fragile, plein de contradictions, à une phase critique de sa croissance. Ceci non pas pour justifier ces détentions– absolument pas– mais pour reposer le problème de la démocratie en Tunisie. Car la démocratie implique un consensus de base sur un modèle stable de société et de civilisation et nos pays, récemment entrés dans l’histoire nouvelle de l’humanité, c’est-à-dire dans la modernité, sont extrêmement instables à ce sujet.
On a l’impression que le corps social est tellement malléable qu’on peut du jour au lendemain, par un coup d’Etat, ou un changement de la direction politique, faire basculer un pays du socialisme au capitalisme, d’un camp à un autre camp, d’un modèle culturel à un autre modèle culturel. En fait, c’est là une illusion car la société offre toujours des résistances. Il n’y a rien qui s’oppose autant à l’instauration du système démocratique que « l’illusion lyrique » des intellectuels, des activistes, des jeunes, pour promouvoir le gouvernement idéal, panacée de tous les maux.
Comme si, encore une fois, le réel était absorbé par la seule instance politique, comme s’il y avait un Bien absolu et un Mal absolu, comme si la violence était garantie de vérité, comme si l’on poursuivait le rêve épique, mystique du combat viril pour le Bien suprême. Certes, cette dimension utopique dans nos sociétés leur donne une saveur que n’ont plus les sociétés occidentales…si froides, si déshistorisées, si axées sur le bien-être matériel, sauf dans leurs franges méridionales « attardées » précisément. Mais je voudrais que ne se perde pas l’esprit militant– utopie des peuples infantiles qui n’ont pas assimilé la modernité – tout en laissant choir définitivement tout mysticisme activiste, masochiste même, ou sur les notions de sacrifice, d’itinéraire, de clandestinité, voire de révolution. Et que l’on oublie cette perte de temps dans l’histoire de nos peuples qui s’appelle lutte pour la libération, en ce sens que nous n’aurions jamais dû être colonisés !
Tu sais que j’ai été un de ceux qui ont signé la pétition protestant contre la répression du 26 janvier, que je déplore de tout coeur, qui m’a même révolté. Je crois qu’il y a là-dessous un fantastique blocage de nos institutions, sur lequel je ne voudrais pas m’étendre. Mais il y a aussi une crise de la jeunesse, qu’on a laissée pourrir, et une mauvaise assimilation par les syndicalistes– direction et base– du rôle des syndicats dans une société en voie d’industrialisation, en ce sens qu’ils sont restés prisonniers du schéma utopiste, populiste, enthousiaste qui vise à refaire l’itinéraire ancien, parlant un langage mobilisateur, du type destourien des années héroïques. Il aurait mieux valu en rester au modèle social existant, en se battant rationnellement sur le terrain syndical. A un moment donné, il y aurait un équilibre des forces, un dialogue, une dialectique féconde. Mais, la dialectique a été faussée par le démon de la totalité parfaite, par le fantasme de l’exclusion, la certitude de vérité : alors que précisément la démocratie sociale est un équilibre entre deux forces, un partage du pouvoir, non le désir d’accaparer le pouvoir. J’ajouterais que l’équilibre doit être harmonieux. Le résultat en est qu’on revient à l’unanimisme, véritable recul dans le processus de construction d’un pays. Cet échec est significatif de tout ce que je viens de te dire– de la non-assimilation chez les uns et les autres – du jeu démocratique, fondé sur une complémentarité des opposés, sur la bonne foi, sur la croyance intérieure avec « la solidité d’un préjugé populaire », comme disait Marx. Mais quelle absurdité ce serait que de tomber dans le jeu de la culpabilisation judiciaire, et la force ne résout rien.
Evidemment, il faut tenir compte de la passion humaine et des sentiments en politique, l’analyste a le beau rôle. En ce qui me concerne, je ne crois pas que je me départirais de la position d’observateur, d’homme de réflexion. Et je demeure persuadé que ce qui nuit le plus, ici et ailleurs, à la cause de l’homme, de la liberté et du progrès, c’est la faible intellectualisation des élites dirigeantes et pensantes. Je souhaiterais d’ailleurs que les quelques intellectuels que nous avons participent, par leurs idées et leurs réflexions, comme je le fais et l’ai toujours fait, à clarifier les problèmes, sans orgueil mais sans humilité excessive.
Bien sûr, je rêve d’une Tunisie intelligente, libérale, juste, effervescente, traversée par un souffle de réforme, de remise en cause, et par-dessus tout respectueuse de l’homme. Il n’y a rien de plus ignoble que d’attenter à la dignité d’autrui, à sa vie privée, à sa santé, à sa quiétude. Tu as bien fait de me rappeler l’autre jour les durs moments que j’ai passés naguère. Je t’en remercie. Je suis tes efforts avec intérêt et sympathie, ainsi que ceux de tes amis. Tu m’as offert le plaisir d’une plongée dans le présent, dans le coeur des affaires de la petite patrie que je voudrais mieux aimer si elle correspondait davantage à mes idéaux, avant de revenir dialoguer avec les morts et de contempler la superbe innocence de l’univers…
H.D.