Dr Hamouda Ben Slama : Ce que je dis à Rached Ghannouchi
Militant, depuis son jeune âge, en faveur des libertés et de la démocratie, Dr Hamouda Ben Slama (65 ans) était au premier rang parmi les fondateurs du Conseil national des libertés publiques (1976), puis le journal Erraï, aux côtés de feu Hassib Ben Ammar, de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (7 mai 1977) et du MDS (juin 1978), sous la conduite d’Ahmed Mestiri (qu’il quittera en 1982). Secrétaire général de l’Union arabe des médecins, il élargira son rayon d’action aux pays arabes.
Ayant établi, dès la fin des années 70, des relations de confiance avec les fondateurs du Mouvement de la tendance islamique (Ennahdha), le Premier ministre, Mohamed Mzali, lui demandera à de nombreuses occasions de relayer les messages. Arrivé au pouvoir, Ben Ali l’investira de la même mission, en le nommant ministre de la Jeunesse et des Sports. Le jour où il décidera de rompre avec Ennahdha et de s’engager dans son éradication, il congédiera son ministre.
Près de vingt ans après, Dr Ben Slama est légitimement de retour sur la scène politique. On l’a vu récemment parmi les invités de marque lors de la célébration du 30ème anniversaire de la création d’Ennahdha. Il vient de co-signer avec Cheikh Abdelfettah Mourou, Slaheddine Jourchi, Mustapha Filali, Radwane Masmoudi et d’autres «personnalités indépendantes», un appel significatif au respect de l’échéance du 23 octobre, à la limitation de la non-éligibilité et à la neutralité des médias.Quelles relations entretient-il aujourd’hui avec les islamistes et plus particulièrement Ennahdha? Et comment voit-il l’avenir du pays ? Interview.
Quid des islamistes ; et pourquoi Ennahdha ?!...
Je pourrais paraphraser votre question et vous renvoyer la «provocation» en vous disant : et pourquoi pas Ennahdha?!
Je m’en vais préciser mon propos à ce sujet.
Ma relation avec les islamistes remonte au début des années 70; rapports informels, personnels et amicaux où l’Islam, en pleines prémices de sa renaissance (sahwa islamia), fut bien sûr l’objet déterminant de nos rencontres entre jeunes diplômés (avec Hmida Ennaifer, Abdelfattah Mourou, Rached Ghannouchi et bien d’autres noms…), et il n’était pas encore question d’islamisme ni de politique, encore moins de parti politique islamiste.
Depuis, nos routes respectives et distinctes se sont croisées en plusieurs occasions, mes relations personnelles avec les principaux dirigeants de la mouvance islamique maintenues et entretenues ; on peut dire que je suis un témoin bienveillant de l’évolution de ce mouvement avec lequel j’ai bien entendu des affinités, notamment notre attachement commun à la personnalité arabo-musulmane de la Tunisie, mais qui n’ont jamais gommé les divergences et les différences, d’une part, et n’ont jamais évolué vers une forme d’appartenance organisationnelle, d’autre part…
A présent, cette mouvance, résolument engagée en politique depuis au moins une trentaine d’années, d’abord le Mouvement de la tendance islamique puis Ennahdha, représente en toute légitimité (celle forgée par les procès politiques, les prisons, l’exil, etc.) une famille politique et de pensée implantée dans toutes les régions du pays, et forte d’une large base populaire et d’une élite dirigeante aguerrie …
C’est un parti politique comme les autres, qui assure vouloir s’intégrer dans le processus démocratique et qui serait demain une des composantes de la majorité gouvernante qui s’ébauche.
Est-ce qu’il rassure les sceptiques et ceux qui accusent ses dirigeants actuels de double discours ? Je sais qu’une partie non négligeable de l’opinion qui compte n’est pas rassurée par les islamistes. Chacun est libre d’évaluer les choses à ce niveau tel qu’il en appréhende les risques et les dangers ; mais personnellement je ne vois nullement de raison de continuer à diaboliser (donc à exclure) les islamistes du jeu politique.
J’appelle au contraire à positiver l’islam et l’islamisme, à rassurer les islamistes quant à leur existence en tant que composante importante et partie intégrante du paysage politique démocratique en formation.
Cette approche, qui n’interdit pas de critiquer ce parti quant à ses choix, ses orientations et sa politique comme on le ferait pour n’importe quel autre parti politique, ne peut être que bénéfique pour le pays et salvatrice en cette période agitée, car elle renforcerait notre unité nationale, userait de la concorde en lieu et place de la discorde, et mettrait en place les bases et les conditions d’une véritable réconciliation nationale…
Le moment n’est il pas opportun de rompre avec cette méfiance et cette défiance maladives à l’égard de l’Islam et des islamistes dans ce pays (bien qu’il ne s’agisse pas tout à fait de la même chose !) ?! Depuis des décennies, le pouvoir en place et une partie de l’élite considèrent à tort l’Islam comme une force rétrograde et obscurantiste qui entrave la modernisation du pays ; on n’a jamais tenté sérieusement d’intégrer et de faire participer les islamistes à l’encadrement politique ; trop d’ostracisme à leur égard! Il est temps d’en finir avec cette attitude conflictuelle, négativiste et dangereuse…
Et ce serait la meilleure manière d’être vigilants et critiques à leur égard et de s’opposer à toute tentation totalitaire ou de monopolisation de la vie politique au nom de l’islam ou d’une quelconque idéologie, et qui émanerait de quelque parti que ce soit (islamiste ou autre) …
Comme ce serait aussi la meilleure manière de responsabiliser les islamistes et les mettre à contribution pour toute atteinte au processus démocratique qui serait du fait des éléments et groupes radicaux et extrémistes qui se réclament de l’islam…
Pour en revenir à Ennahdha, la véritable préoccupation à l’égard de ce parti politique ne devrait pas à mon avis rester focalisée sur la question de l’islam et sa place dans la vie du pays, ses rapports avec l’Etat, la laïcité, etc. autant de questions importantes à débattre ; mais pas maintenant, pas nécessairement dans le seul cadre des partis politiques et du seul débat politique et pas uniquement entre et avec les islamistes…
Ce qui m’intéresse surtout et qui devrait interpeller tout un chacun, c’est de savoir si un parti politique tel qu’Ennahdha est en mesure de se révéler un grand parti politique moderne qui prendrait à bras-le-corps et résoudrait (pas tout seul je l’espère) les grands dossiers et les réels problèmes du développement et des grands défis auxquels est confronté notre pays ; bref ce parti (ainsi que les autres d’ailleurs et qui postulent au même statut de partis au pouvoir) est-il prêt pour gouverner, pour constituer la future majorité politique ; en a-t-il les moyens, je dirais l’ambition ?!
Comme on se réfère souvent à l’exemple et à la réussite des islamistes turcs lorsqu’on évoque les expériences d’islamisme politique, il y a lieu de rappeler que ceux-là n’ont pas réussi uniquement parce qu’ils sont islamistes ; mais surtout parce qu’ils ont pu et su apporter les bonnes réponses aux problèmes économiques et de développement de leur pays au point d’avoir permis à la Turquie de bénéficier d’une actuelle et réelle prospérité jamais égalée depuis longtemps et d’une position politique, régionale et internationale forte qui fait la fierté des Turcs, toutes tendances confondues, islamistes et laïcs !
Je rencontre parfois mon ami Rached Ghannouchi, dont j’apprécie le sens de la responsabilité, et je me souviens que lors de notre dernière rencontre il y a quelques jours, j’ai abordé avec lui cette question en lui disant qu’il s’agit maintenant pour Ennahdha de se comporter en parti politique «madani» qui doit se préparer dès maintenant à l’exercice démocratique et constructif du pouvoir, c’est ce que le pays attend de ce parti, ainsi que des autres partis qui ont vocation à gouverner si les urnes les amènent démocratiquement aux postes de responsabilité…
C’est la formation de la future majorité, démocratiquement et dans le dialogue, la négociation et la concertation, qui doit interpeller tout ce monde-là, y compris les islamistes ; vous n’êtes plus l’opposition ; j’ai l’impression que vous n’y croyez pas encore ; comme si l’ambition de gouverner n’est pas encore au rendez-vous !
Demain, la Tunisie, quel avenir ?
L’avenir de notre pays, c’est maintenant, sans plus tarder…
Bien entendu, tous les grands dossiers se posent en même temps, se bousculent et ébranlent déjà une classe politique qui n’en revient pas encore du grand chambardement post-révolution…
C’est dire qu’il faudrait aborder et assumer tout en même temps car la pression populaire et des contraintes majeures liées aux agendas politiques et aux échéances électorales, d’une part, et celles en rapport avec les grands équilibres économiques et financiers, d’autre part, n’autorisent aucune pause…
Cet avenir est tributaire d’un grand effort à fournir pour rattraper notre retard en matière de développement politique :
• Rééquilibrage institutionnel entre les 3 principaux pouvoirs; 50 ans de régime présidentialiste autoritaire risquent de faire balancer les préférences et en réaction non réfléchie vers un parlementarisme débridé source d’instabilité et d’inefficacité; il s’agit de trouver la juste mesure afin de mieux maîtriser la complémentarité entre ces deux pouvoirs sans vider l’un ou l’autre de ses prérogatives au profit excessif de l’autre !
• Responsabiliser les partis et les formations politiques victimes du non-renouvellement et du non-rajeunissement de la classe politique durant les vingt dernières années; le pluripartisme dans notre pays pourrait à terme s’équilibrer essentiellement et schématiquement entre trois grandes familles politiques et de pensée : la famille des islamistes et des identitaires, celle de la gauche, des laïcs et des modernistes, et enfin les nouveaux représentants de l’ancienne majorité à dominante destourienne… à condition bien sûr que ces familles opèrent en toute humilité un long travail de positionnement et de maturation, et qui doit nécessairement mener vers le respect et l’objectif de démocratie et de liberté.
• Le pluralisme n’est pas uniquement pluripartisme ; il doit aussi aménager un espace novateur et critique pour les indépendants, les syndicats et les représentants des forces du travail et de production, les organisations professionnelles, les structures du tissu associatif, etc. En l’absence de libertés et de démocratie, ces organismes ont souvent été amenés à suppléer l’absence des partis… Il est temps maintenant que chacun retrouve ses propres prérogatives sans empiéter sur celles des autres !
Sur le plan économique et social, notre pays pourrait et devrait renouer avec l’initiative, l’ouverture et l’ambition: employabilité, compétitivité, attractivité, exportation, notamment de services, mise à contribution de l’énorme potentiel et de la réelle disponibilité des Tunisiens à l’étranger et des amis de notre pays qui vient de changer de statut au regard du monde libre ; nous pouvons à présent mieux afficher et faire valoir notre tunisianité, synonyme d’une belle révolution !...
Contrairement à la crainte de voir la situation actuelle défavoriser l’investissement, il faut parier qu’à terme, le politique va faire redémarrer l’économique ( à condition que la conjoncture actuelle ne dure pas trop !).
La dimension régionale et internationale que notre pays est en mesure d’acquérir permettrait de mieux aborder les grands dossiers vitaux : l’emploi, la sécurité alimentaire, l’eau, l’énergie, l’environnement, etc. Notre intégration régionale dans notre espace naturel (d’abord le Maghreb et le monde arabe, puis l’Europe et la Méditerranée…) ne devrait pas rester synonyme d’inefficience…
Cette vision de l’avenir découle peut-être un peu plus du rêve que du possible et du réel, mais notre révolution nous autorise à avoir de l’ambition pour notre pays…
Et dans tous les cas de figure, je m’en tiens personnellement à ce que j’ai écrit il y a 40 ans : «rien ne vaut qu’on lui sacrifie la liberté».