La Tunisie «1er Dragon arabe» en 2040 Le développement par l'ambition et le savoir
Voila déjà prés de six mois que les débats font rage en Tunisie pour définir la meilleure organisation possible de la vie politique sous la deuxième République. Je suis confiant qu’un consensus finira par être atteint, même au prix de certains grincements et de corrections, car les Tunisiens savent qu’ils veulent la liberté, la démocratie, mais aussi ce qu’ils n’acceptent plus !
Mais au niveau économique, les Tunisiens s’expriment avec moins de passion et ne disent pas clairement où ils veulent aller avec les libertés et la démocratie ni quel modèle de développement ils souhaitent ! Des problèmes ni urgents ni prioritaires et parfois de faux problèmes semblent accaparer leur attention .
La première génération de l’Indépendance a eu à mener la lutte pour la décolonisation puis édifier un Etat et une économie. A côté de nos succès, nous avons commis des erreurs et connu des échecs. Quelle mission assigner aujourd’hui à la nouvelle génération qui se prépare à prendre le pouvoir après la Révolution? Continuer notre démarche, en en accélérant le rythme et en y apportant des correctifs ? Ou bien saura-t-elle éviter les fausses pistes et envisager une autre façon de voir et de faire ? Peut-être les deux!
Plusieurs risques guettent celui qui essaye de répondre à cette question :
• Tomber dans les généralités, l’idéalisme, et l’utopie.
• Rater le nécessaire et difficile raccordement à l’existant qui doit évoluer.
Ce qui est en tout cas requis c’est une vision globale d’un «schéma» qui favoriserait l’émergence d’un Tunisien ambitieux, avide de savoir, ouvert sur le monde extérieur, capable de participer aux progrès de la science, et bénéficiant d’un niveau de vie décent tout en demeurant attaché à son identité. Ceci est loin d’être aisé !
Mais cela ne m’empêchera pas d’essayer d’imaginer ce qui pourrait être, de mon point de vue, et sur la base de ma petite expérience et de ma grande ambition pour mon pays, la meilleure façon de préparer mes petits -enfants à la vie.
Mes petits-enfants accèdent à la première année de l’école primaire cette année, j’essaye de les imaginer dans la vie active lorsqu’ ils auront terminé leurs études universitaires à l’âge de 25 ou 30 ans, peut-être plus, disons à l’horizon 2040. Ils ont en face d’eux, selon les cas, un Chinois, un Américain, un Allemand, un Finlandais, un Français, un Maghrébin ...Aux uns ils achètent, aux autres ils vendent, avec d’autres ils entretiennent des relations de coopération technique et culturelle, ou effectuent des recherches scientifiques dans plus d’un domaine. Je dois donc leur assurer une éducation consistante et les préparer pour qu’en face de leurs partenaires, ils soient constamment «à la hauteur» et se défendent bien.
Car aujourd’hui chacun de ces enfants partenaires potentiels de mes petits-enfants a des parents et des grands-parents qui font le même raisonnement que moi et qui se soucient de préparer leurs enfants à cette échéance .C’est que 2040 et 2050 se jouent maintenant, et partout dans le monde, à l’école.
Parmi leurs priorités figurera ainsi la maîtrise de plusieurs langues et cultures étrangères. Les Tunisiens maîtriseront donc tous, obligatoirement, les langues arabe, française, et anglaise, non seulement en tant que vocabulaire mais en tant que vecteurs de cultures. Certains d’entre eux devront maîtriser une
quatrième langue comme le chinois ou l’allemand. Ils n’auront pas le choix.
Les jeunes Tunisiens ne conjugueront plus les verbes de la langue française avec la grammaire de la langue arabe, comme cela est la pratique de nos jours. Il y aura en Tunisie des universités et des écoles d’ingénieurs françaises, américaines, allemandes et chinoises.
Les diplômés de ces universités seront «cultivés», et capables de naviguer en haute mer. Ils ne seront plus ces éternels consommateurs de concepts et de technologies, qui passent « leur vie » à essayer de comprendre les inventions d’autrui, à adopter les normes qui régissent leur utilisation et à comprendre leur mode d’emploi à travers des « stages » ou programmes « d’assistance techniques ». Ils ne seront plus obligés d’émigrer au risque de leur vie à la recherche d’un emploi .Ils seront créateurs de richesses et vivront chez eux dans la prospérité et la dignité.
Les Tunisiens de 2040 devront être plutôt des chercheurs, des inventeurs, au même titre que leurs partenaires étrangers. Leur sécurité alimentaire, médicale, énergétique, leur indépendance, leur niveau de vie, dépendront de leur aptitude à participer aux progrès de la science, et de la technologie .et à favoriser l’émergence d’une économie sur la base de technologies nouvelles.
C’est cette Tunisie que la génération qui sera au pouvoir après la Révolution aura pour mission de construire. Ce devrait même être considéré, de mon point de vue, comme le premier objectif de la Révolution.
Pure utopie ? Pas sûr du tout ! ’D’autres pays aussi petits et aussi pauvres que la Tunisie ont su et ont pu le faire. Nous saurons le faire. Nous devons le faire.
Des exemples à méditer
Il ne suffira en effet pas de le vouloir car tout cela implique une mutation profonde dans notre société, et dans notre façon d’appréhender l’avenir !
Nous aurons à réaliser que le développement n’est pas du prêt-à-porter que nous pourrions acquérir auprès des pays développés, Il faudra le construire, à notre mesure et à partir de nos propres données, et le consolider par le travail de tous les jours Des exemples permettent de mesurer l’ampleur de la mutation requise pour concrétiser ce passage du statut de pays «émergent» à celui de «développé» où la population bénéficie d’un revenu de 12.000 dollars américains par habitant.
Aux Etats-Unis et en Europe, c’est une. tradition que de travailler sans relâche à la restructuration de la recherches et des systèmes éducatifs pour renforcer leur compétitivité et celle de leurs entreprises. Ces pays ont réalisé avant les autres la primauté du savoir dans la promotion du développement. Mais la mondialisation leur fournit tous les jours la preuve que le «génie créateur» cher au Professeur Jeanneney dont ils pensaient détenir le monopole, est désormais partagé par d’autres ; il est même à la portée de tous ceux qui misent sur la recherche ,la science, la technologie et l’éducation. La Tunisie devrait faire partie de ces derniers.
En Chine et notamment dans le secteur public, les entreprises appartiennent souvent aux instituts de recherche où l’on copie les inventions des autres pays en les améliorant, où l’on fait évoluer des brevets achetés à l’étranger, et où l’on invente de nouvelles technologies. Celles-ci vont évoluer en fonction des exigences du marché telles que relevées par les entreprises…La spirale du progrès est ainsi engagée. Comme les universités sont liées à ces centres de recherche, «la liaison enseignement---recherche---industrie » est assurée. Elle est à la base de la réussite du modèle de développement chinois engagé aujourd’hui dans le développement du pays et la conquête du monde.
L’ambition des Chinois de Taïwan qui est à l’origine de son développement est la moins attendue. Le Maréchal Tchang Kai-Chek qui s’était refugié à Formose, en 1949, expliquait à qui voulait l’entendre que son modèle de développement économique était plus apte que celui de Mao Tse Tong à nourrir les Chinois aux prises avec la famine.
Je dois dire que j’ai eu l’immense privilège d’entendre cela de la bouche même du Maréchal en 1968 lors d’une audience qu’il a accordée à une mission de bonne volonté , dont je faisais partie, et par laquelle Bourguiba tenait à lui témoigner sa sympathie. J’ai encore souvenir de ce large sourire envahissant qui montrait une dentition toute refaite et qui conférait un caractère incontestable à ce tout ce qu’il affirmait ! Impressionnant ! Il était persuadé que le régime de Pékin allait s’effondrer et qu’il devait se tenir prêt pour un retour sur le continent. Tous les Taïwanais en étaient persuadés, «militaient» pour cette cause et se préparaient pour le jour du débarquement! Reconquérir le continent était l’ambition nationale. Le chemin est tracé : développer l’île, intégrer les technologies américaines les plus pointues, innover à leur tour, créer de nouvelles industries, et former les cadres pour réussir leur projet La zone franche de Kaohsiung était déjà parmi les mieux organisées au monde. L’électronique était déjà le cheval de bataille de l’industrie. Certaines rizières donnaient jusqu’à trois récoltes par an et l’on pensait à rendre le riz disponible pour tous : c’est déjà le concept de l’agriculture intelligente….Formose était à la pointe du progrès technologique et continuera à l’être pour ne jamais être dépassée par la Chine continentale.
L’ambition des Japonais est l’une des plus intéressantes à méditer. Sorti vaincu de la guerre, le Japon s’est soumis à Hiroshima, mais ne s’est jamais déclaré vaincu. Il entrera plutôt dans une guerre mondiale économique pour prouver qu’il était le plus fort. Ce sera son «ambition nationale », un objectif non écrit, et une motivation ancrée au plus profond de chaque Japonais. Lors d’un voyage d’études du système éducatif japonais, qui a duré prés d’un mois à l’invitation de l’Agence japonaise de coopération internationale, j’ai eu l’occasion, en visitant Hiroshima, de sentir une immense émotion chez nos accompagnateurs lorsqu’ils expliquaient qu’en réaction à la bombe, chaque Japonais nourrissait le voeu de voir chaque ménage à travers le monde posséder un appareil «made in Japan» : un transistor, une caméra, une voiture...Ce serait la preuve des capacités du Japon…
Cette motivation, sortie des ruines de la guerre, est à l’origine du développement de la recherche scientifique, du goût d’inventer et de l’appétit de technologies nouvelles qui feront de ce pays ce qu’il est aujourd’hui. J’ai pu observer aussi , en visitant une usine de montage d’appareils photo, que l’ouvrier japonais était à son poste de travail au moins 5 minutes avant l’horaire légal. Le temps du pointage, du vestiaire, et de l’accès à son poste de travail, est à son compte. A la sortie, le scenario est identique .En multipliant les minutes par le nombre d’employés, l’on imagine la production réalisée sans masse salariale ! Aucun ouvrier n’avait levé la tête pour voir qui visitait l’usine. Chez nous, tous les ouvriers se seraient levés pendant 15 minutes, pour applaudir. C’est aussi le signe d’une relation saine entre l’entreprise et son personnel.
Le Japon sera toujours pour moi synonyme d’efficacité, de rigueur sous-jacentes à son ambition de prouver sa grandeur et effacer son humiliation devant l’Histoire
La Tunisie de 2040, «premier Dragon arabe»?
Malgré d’immenses progrès, la Tunisie appartient encore à ce groupe de pays dits «émergents» mais qui n’émergent pas encore ! Elle s’interroge sur la place qu’elle occupera dans le monde malgré sa dimension et sa position géographique.
Pourquoi ne suivrait-elle pas l’exemple de ces petits pays-dragons asiatiques : la Malaisie, la Corée du Sud, Taïwan, qui sont devenus si grands par l’ambition, le savoir et la rigueur? En Corée du Sud, le Revenu par tête d’habitant est passé de 260 dollars à 20 000 dollars US en 50 ans, En Malaisie ce revenu est passé de 360 dollars à 6500 dollars en 25 ans et il est prévu qu’il atteigne 12 000 dollars en 2020.
Ce qui a manqué à la jeunesse de la Tunisie d’avant 2011, c’est en effet un rêve.
«La Tunisie, premier dragon arabe» pourrait signifier six plans quinquennaux (de 2012 à 2040) pour porter le PIB par habitant de 3300 dinars en 2011 (2360 dollars US) à 16 800 dinars en 2040, soit 12 000 dollars US. L’on se contenterait de 10 000 dollars. Cela reviendrait à assurer une progression de ce revenu de 7400 dollars, soit 1233 dollars pour chaque plan ou 246 dollars par an . Entre-temps les autres pays avancent.
Le pouvoir d’après la Révolution doit savoir promouvoir un tel rêve, en faisant participer le peuple entier à l’élaboration de ces plans pour que chacun y retrouve la satisfaction de ses doléances et la signification des progrès promis et la motivation.
Le recours à la science facilitera ce changement de trajectoire vers le cercle de compétence des pays qui ont déjà fait le parcours auquel nous nous préparons. Seule la création d’une «chaîne d’instituts de recherche» couvrant les secteurs essentiels de notre économie tels que l’eau, les énergies renouvelables et notamment l’énergie solaire, l’olivier et l’huile d’olive, les phosphates, etc., le rendront possible. Les équipements que nous importons depuis des décennies d’Europe du Sud et dont nous aurons encore besoin pour de longues années pour le traitement de l’eau ou pour la trituration des olives seront conçus, et fabriqués en Tunisie.. La Tunisie devra innover dans les technologies de climatisation solaire, de stockage de l’énergie solaire, pour l’invention de véhicules solaires…
En définitive, nous aurons à réorienter notre modèle de développement pour qu’il mise sur les technologies innovantes liées aux besoins des secteurs clés de notre économie et réformer notre système éducatif pour qu’il soit ancré dans ces nouvelles technologies et dans celles qui s’appellent aujourd’hui : info, éco, nano, bio, micro, etc. C’est tout cela qui permettra le bond en avant.
La Tunisie « Dragon » par la rigueur, c’est à ce niveau que nous touchons aux obstacles qui pourraient être les plus difficiles à surmonter. Le projet implique en effet pour nous tous de rompre avec cette manière de nous contenter du provisoire, de quitter cette tendance à considérer « le peu » comme une performance et tendre vers des horizons impliquant plus d’ambition, plus d’envergure et surtout plus d’efforts. Nous devons aussi faire en sorte que seules les compétences et les qualifications soient reconnues dans le pays, à l’exclusion de toute autre considération. «L’ambition nationale» ne tiendra la route qu’au prix d’une exigence généralisée de rigueur, d’équité et d’efficacité.
Nous aurons à gagner «des batailles» contre la corruption, tout comme l’ont fait la Turquie et la Malaisie, assainir les relations de travail, et réussir l’ancrage de l’économie actuelle à ce projet de «Tunisie, premier Dragon arabe» 2040 pour justement changer de trajectoire.
Nous devons enfin cesser de nous auto-persuader que tout va bien lorsque ce n’est pas le cas et nous débarrasser des effets de décennies de propagandes politiques à base d’autosatisfactions. Pour ne citer qu’un exemple, il faudra que nous ayons le courage de nous interroger, à haute voix, sur les raisons de l’échec de notre tourisme, sur les raisons qui ont rendu nécessaire «la mise à niveau» des hôtels, sur les raisons de l’échec de cette mise à niveau, et enfin sur le nombre d’études stratégiques restées sans suite ! Pourquoi avoir échoué là où les Turcs, les Marocains et les Egyptiens ont merveilleusement réussi ?
Le pourrons –nous ? Sans aucun doute, avec le temps et l’école.Dignes descendants d’Ibn Khaldoun, nous analysons parfaitement les situations les plus complexes. Adeptes de Descartes. nous aboutissons à des synthèses irréprochables ; mais faute de liberté d’initiative pendant des décennies, le processus s’arrête là, c’est-à-dire au niveau de «il faudrait que …» ou « il n’y a qu’à…….» et finira souvent par ne relever que de la cogitation intellectuelle.
Nous avons besoin de transférer la logique du raisonnement à la logique de l’action et de passer de la puissance de l’analyse à celle de l’action. «L’ambition» de transformer la Tunisie en pays «Dragon» pourrait provoquer cette mutation nécessaire, Si le peuple le veut, un jour. Peut-être qu’une commission économique consultative nationale pourrait être utilement désignée pour proposer des «objectifs chiffrés à moyen et long terme» pour le revenu par tête d’habitant, avec les moyens les plus appropriés pour obtenir l’adhésion indispensable de tous les Tunisiens.
(A suivre)
N.K.
(*)Ancien ministre