Le «parti» réformiste Jeune Tunisien et la modernité
Le «parti» réformiste Jeune Tunisien, inspiré par son axiomatique politique d’association et de revendications modérées, a fait preuve de modernité; une modernité impulsée en premier par le désir d’imposer l’instruction à tous.
Ces Jeunes Tunisiens, qui devaient occuper avec brio le devant de la scène au début du XXe siècle, étaient à la fois des rénovateurs et les successeurs d’une cohorte d’intellectuels dans la mouvance de Kheïreddine, fondateur du Collège Sadiki en 1875 : Ahmed Ben Dhiaf, Mahmoud Khabadou et Mohamed Beyram V.Tous occupent une bonne place dans la galerie des Figures Tunisiennes de Sadok Zmerli.
Il ne faut pas oublier pour autant l’influence exercée sur tous par le Cheikh Mohamed Abdou, qui fit deux séjours remarqués à Tunis et fut un des initiateurs de la Nahdha (Renaissance).
Le Collège Sadiki
Avant la Première Guerre mondiale, la création du Collège Sadiki, en 1875, par le grand réformateur Kheïreddine, n’a eu que des effets bénéfiques sur l’histoire récente de la Tunisie. Cet établissement a joué, en effet, un rôle considérable dans la modernisation de la vieille Ifriqiya en la dotant d’une armature administrative et intellectuelle, ce qui devait promouvoir son essor vers un destin que les remous en tout genre avaient jusqu’alors terriblement contrarié. Le Collège Sadiki a été à la fois le creuset et la source de cette volonté de modernité que l’on retrouvera chez la plupart des Jeunes Tunisiens. Effectivement, ce fut une création originale ouverte sur l’avenir. Ses jeunes diplômés fourniront une partie des cadres du premier Mouvement national de rénovation.
Venant compléter le Collège Sadiki, deux institutions verront le jour : la Khaldouniya et Essadikiya. Le 22 décembre 1896 fut le jour de l’inauguration de la Khaldouniya. En 1905 est créée une nouvelle association, celle des Anciens élèves de Sadiki, Essadikiya.
La Khaldouniya, institut d’enseignement, prodiguait de nouvelles disciplines comme la physique, la chimie, l’économie, l’histoire, la géographie, le français... La Khaldouniya était aussi une université populaire, où des conférenciers tunisiens traitaient des sujets les plus variés, dans le but d’éduquer le public et de l’initier aux sciences modernes, à l’hygiène, au droit, etc.
Société culturelle, la Khaldouniya organisait également des causeries et des tables rondes, pour aborder et décortiquer les thèmes les plus divers.
Essadikiya s’est affirmée elle aussi comme une université populaire et comme une société culturelle, où les sciences modernes étaient à l’honneur. Elle joua un rôle prépondérant dans l’éducation des Tunisiens par des causeries publiques et par la qualité de ses conférenciers tunisiens et français comme Charles Géniaux, Paul Bruzon, Destrées, Jules Boin..., en donnant une place de choix aux sciences et surtout en oeuvrant pour le relèvement moral et intellectuel des Tunisiens, comme le souhaitait Ali Bach Hamba, son fondateur. Essadikiya avait l’originalité d’organiser des sorties populaires où ses membres allaient dans les quartiers au-devant du public afin de susciter un intérêt pour les sciences modernes et les sujets du jour. Ainsi on initiait un nombreux public à des questions pratiques touchant le corps humain, l’alcoolisme, les produits agricoles, industriels, etc. Grâce à Essadikiya, plusieurs associations virent le jour et contribuèrent pour beaucoup à l’épanouissement de la musique, du théâtre... à Tunis. Actuellement, ses activités sont intenses avec un rythme soutenu de causeries et de conférences et une revue trimestrielle, la Revue Sadikienne, à presque son soixantième numéro de parution.
La priorité à l’instruction
Pour concrétiser ses préoccupations prioritaires, «le parti» Jeune-Tunisien a participé activement au Congrès colonial de Marseille de 1906, et à celui de l’Afrique du Nord à Paris, en 1908 (6-10 octobre).
A Marseille, Mohamed Lasram (3) a, comme rapporteur, abordé, étudié et développé l’organisation de l’enseignement primaire indigène, l’accession des indigènes à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur, l’organisation de l’enseignement industriel et relève des anciennes industries locales. Sept jeunes Tunisiens ont été conviés à Paris pour débattre de la situation économique et sociale à partir des rapports substantiels présentés par Abdeljelil Zaouche et Béchir Sfar et de l’enseignement, sous toutes ses formes, grâce aux interventions remarquées de Khairallah Ben Mustapha, Sadok Zmerli et de Mohamed Lasram.
Mohamed Lasram proposa de créer, indépendamment de la Zitouna, «une université musulmane moderne où, à la lumière des sciences occidentales, on formera une génération plus apte à la lutte économique, plus consciente aussi de ses droits comme de ses devoirs (4)». Cette université moderne aurait pour embryon la Khaldouniya, dont Mohamed Lasram en personne assumait précisément la présidence.
Sadok Zmerli consacra son rapport à l’instruction de la femme tunisienne, avec l’épigraphe: «L’instruction est un devoir pour tout musulman et toute musulmane» (Hadith)
«Si ces prescriptions, nous précise-t-il, n’ont pas toujours été fidèlement observées, si la femme musulmane n’a pas bénéficié dans une plus large mesure de l’instruction, ce n‘est pas à l’Islam qu‘il faudrait le reprocher, comme certains écrivains européens sont souvent portés à le prétendre, mais à la passion aveugle ou au zèle fanatique de quelques commentateurs de la période décadente (5)». En 1905, le Cercle tunisien, seule association reconnue comme émanant du «parti» des Jeunes Tunisiens, ouvrit ses portes au public.
Le 7 février 1907 est la date inaugurale du Tunisien, hebdomadaire de langue française édité par les Jeunes Tunisiens. Sa version arabe Et-tounsi, qui parut plus tardive le 8 novembre 1909, rencontra un grand succès auprès des étudiants zeitouniens. Abdelaziz Thaalbi, responsable de cet hebdomadaire, et Sadok Zmerli y collaborèrent. Certains articles, en particulier les éditoriaux, étaient de la plume du premier, les autres, provenant du «Tunisien» étaient traduits par le second (1).
Le programme du parti Jeune-Tunisien a été diffusé le 7 février 1907, dans le numéro inaugural de l’hebdomadaire Le Tunisien. Dans ce programme, nous avons relevé : «Au premier plan de nos préoccupations nous placerons la question de l’instruction. C’est une question vitale pour les Tunisiens. Il nous est pénible de constater qu’après vingt-cinq ans de Protectorat français, les neuf dixièmes de nos compatriotes sont encore plongés dans l’ignorance. Une réforme complète de l‘enseignement s‘impose. Il appartient à la France dans un élan digne de ses traditions et de son idéal démocratique de décréter l’instruction primaire gratuite et obligatoire dans toute la Régence».
La première partie de cette assertion établit un état des lieux, la seconde constitue une forme de revendication modérée. Nous retrouverons ce mécanisme intellectuel dans la première ébauche de la Tunisie Martyre (2).
Ainsi, dans leur programme, les membres du parti réformiste Jeune-Tunisien ont accordé la priorité absolue à l’éducation. Ils ont évalué toute la potentialité que pouvait receler l’éducation, comme arme efficace contre tous les maux et moyen infaillible dans tous les domaines.
C’est par l’éducation que nous pourrions éradiquer l’illettrisme, éliminer le fanatisme ou du moins le circonscrire et le réduire. C’est par l’éducation que nous viendrions à bout de l’obscurantisme. C’est par l’éducation que nous pourrions aussi imposer à tous, patiemment, les fondements nécessaires pour ancrer dans l’esprit des citoyens la conception démocratique de la République.
L’agitation zeitounienne à Tunis en 1910
Les étudiants zeitouniens prennent conscience de l’état archaïque de leur enseignement et de leur difficulté à s’intégrer dans la vie active, malgré leur diplôme. Ils s’indignent contre un corps professoral désuet, inefficace, rétrograde, arc-bouté à ses privilèges, étanche à toute réforme et résolu à tuer dans l’oeuf toute tentative de progrès. A partir de là, les mouvements de grève et les meetings vont se succéder. En voici la chronologie :
Une pétition portant signature de huit cents (800) étudiants, consignant leurs revendications, est adressée au gouvernement du Protectorat (6). Les étudiants réunis le 15 avril, en présence d’Abdelaziz Thaâlbi et Sadok Zmerli, décident d’une grève jusqu’à satisfaction (7).
Le 16 avril, Abdelaziz Thaâlbi défile avec les étudiants devant Dar-El-Bey à la Kasbah. Deux étudiants sont arrêtés, les avocats Hassan Guellaty et Ahmad Essafi se proposent pour leur défense. Lundi 18 avril, les étudiants occupent la grande mosquée. Le matin, Sadok Zmerli exhorte les étudiants à continuer la grève (8). L’après-midi, Ali Bach Hamba s’adresse à eux et prononce son premier discours public en prêchant, toujours selon son habitude, la modération (9).
Le 17 avril, fermeture de l’Université
A l’arrivée de Naceur Bey venu de La Marsa le 25 avril, six cents (600) étudiants manifestent rue de Rome, en scandant: réformes! réformes! Abdelaziz Thaâlbi et Sadok Zmerli se trouvaient parmi eux, les exhortant à maintenir la pression (10). S’ensuivirent encore une fois des arrestations, l’intervention des avocats Hassen Guellaty et Ahmed Essafi et une nouvelle manifestation devant le bureau du Cheikh El Médina (président de la municipalité) réclamant l’élargissement des étudiants. Naceur Bey, ému par cette agitation estudiantine, demande aux autorités de négocier un dénouement de crise.
Une fois le calme revenu, les Zeitouniens et les Sadikiens, pour fêter ce succès, organisèrent sur un terrain attenant au Collège Sadiki un meeting où Thaâlbi, Zaouche et Zmerli prirent la parole. Zaouche donna le ton et s’attacha à réclamer l’introduction des sciences modernes en faisant prévaloir «qu’un peuple qui veut vivre ne saurait se contenter de grammaire, de littérature, de jurisprudence et de théologie (11)».
Après la Première Guerre mondiale
«Les Jeunes Tunisiens et une partie importante des citadins et des campagnards éclairés, qui avaient suivi passionnément le déroulement de l’interminable conflit, ont accueilli, avec une candeur juvénile, la proclamation des principes wilsoniens. Ils estimèrent alors que le pays devait exploiter ce nouvel évangile et, pour ce faire, créer un parti bien structuré et possédant suffisamment de compétence pour défendre avec succès leurs aspirations devant les instances internationales (12)».
D’où, en 1919, la fondation du Parti tunisien qui devint par la suite le Parti libéral constitutionnel tunisien, connu sous le nom de Destour, en 1920.
Toujours en 1919, la rédaction des revendications tunisiennes, première ébauche de la Tunisie Martyre, remise en mains propres au Cheikh Abdelaziz Thaâlbi en juillet avant son départ pour Paris, où Ahmed Sakka l’avait précédé depuis mars pour y représenter le Parti tunisien.
Presque toutes les revendications consignées dans l’appendice de la Tunisie Martyre reflètent cette tendance vers la modernité qui a toujours inspiré et motivé l’action des Jeunes Tunisiens, comme par exemple la transformation en Ecole nationale des instituteurs de la section des élèves Mouderès recrutés jusque-là à la Grande Mosquée, réclamée par Sadok Tlatli dans son rapport sur l’enseignement remis au Cheikh Abdelaziz Thaâlbi, avant son départ pour Paris.
Vouloir transformer un enseignement archaïque des Maîtres en une formation pédagogique plus rationnelle est une preuve tangible de modernité.
Conclusion
Pourquoi ces jeunes Tunisiens, aussi motivés qu’ils l’étaient par un idéal de modernité, régis par une axiomatique politique spécifique recourant dans leurs doléances à un mécanisme intellectuel séduisant, n’ont-ils pas atteint les objectifs qu’ils s’étaient fixés ? A qui incombe la faute ? Quelle raison invoquer pour expliquer cet échec ? Tournons-nous vers Charles André Julien quand il nous précise: «L’oeuvre de collaboration loyale et digne qu‘Ali Bach Hamba avait prônée avait échoué, non par l‘intransigeance des Jeunes Tunisiens mais par l’opposition des prépondérants (colons) et la faiblesse de l’administration (13)».
Références bibliographiques
1- AYADI, T. : Mouvement réformiste et mouvements populaires à Tunis (1906-1912) Publications de l’Université de Tunis, quatrième série: Histoire, vol.XXX - Tunis - 1986, p.131.
2- ZMERLI, A. Pages volantes - Déméter - Tunis -2008, pp.1 11-129 et
- ZMERLI, S. : Feuilles éparses - Kahia - Radès - 2000, p.145.
3- Congrès colonial de Marseille: Questions tunisiennes - Paris - 1907, pp.2l-35.
4- Congrès de l’Afrique du Nord - Paris - 1909 - Tome 2, p. 144.
5- Congrès de l’Afrique du Nord - op.cit., p.283.
6- BEN ACHOUR, F. : Al Haraka al-adabiya walfifriyafi tounis (Le mouvement littéraire et intellectuel en Tunisie) - Tunis - 1972, p.13.
7 - Archives du Gouvernement Tunisien (A. G. T), série: Mouvement national, carton 1, dossier 2. Rapport au Premier Ministre établi par Tahar Ben Achour et Mohamed Khodja.
8- Ibidem.
9- Discours paru dans Le Tunisien du 21 avril 1910.
10- Evènement relaté par Ez-zohra du 26 avril 1910 et Et-tounsi du 2 mai 1910.
11- KHAIRALLAH, Ch. : Le mouvement évolutionniste tunisien - Tunis - 1938 -Tome 3, p.27.
12 - ZMERLI, S : Feuilles éparses - op.cit., pp.145-l47.
13- JULIEN Ch.-A.: « Colons Français et Jeunes Tunisiens, 1882-1912» dans Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer - 1967 - tome IV, pp. 87-150, (cf.pp.149-150).