La stratégie politique de la Nahdha
Tout le monde voit que la Nahdha a bien changé. Par le passé, elle s’en tenait mordicus à ses idées anachroniques, l’Etat islamique, la charia à la carte, le jihad, la polygamie, le voile et tutti quanti. Maintenant, elle parle de libertés civiles, elle adopte la démocratie et elle endosse le Code du statut personnel (fruit semble-t-il de la libre imagination des fuqaha et non du génie de Bourguiba !). Et pourtant, des doutes persistent quant au sérieux de la reconversion. Pourquoi ? La réponse n’est pas idéologique. Elle est politique parce que la Nahdha a décidé de battre ses adversaires sur le terrain politique, le leur.
Au départ, elle avait peur qu’elle ne soit pas autorisée ou qu’on lui demande des révisions douloureuses, par exemple écarter son leader, l’inconstant et turbulent Gahnnouchi, «le fils illégitime» de Bourguiba, d’autant plus qu’il a promis la veille de son retour de Londres de se retirer, au profit d’un politicien hors pair, Hamadi Jebali. Mais on ne saura jamais si le ministre de l’Intérieur Rajhi était naïf ou malin quand il a négocié à peine l’emblème du parti (un Livre ouvert dont tout le monde aura compris qu’il s’agissait du Coran).
Et puis, la Nahdha se fait accepter par une opposition démocratique, longtemps divisée sur son inclusion. Admise au Conseil de la révolution et à la Haute Instance, certains de ses ennemis d’hier sont devenus ses complices. Ghannouchi a-t-il des réserves sur la nomination de Béji Caïd Essebsi «sorti des archives» que le Premier ministre s’empresse de recevoir pour une photo de famille. Une fois l’ostracisme levé, la Nahdha prend enfin de l’assurance. Elle met en place son dispositif.
Elle tisse sa toile à l’échelle de la nation et elle envahit la Toile. Elle rajeunit ses cadres, de purs rhétoriciens, impatients d’en découdre. Même Bhiri et Dilou qu’on connaissait «modérés» et «raisonnables» sont devenus de terribles imprécateurs. C’est clair : la Nahdha a décidé de mener la danse. Administrer une leçon à ceux qui chicanent sur les suffragettes. Elle devient la principale attraction des médias qui lui consacrent le maximum de temps d’antenne. Elle s’en plaint. On lui fait une rallonge. Elle domine la vie politique. Elle s’illustre par des meetings grossis par un public itinérant, des déclarations intempestives, des mises au point, des récriminations, des rappels à l’ordre, des condamnations sans appel, tout cela « en tendant la main » aux manchots.
Anesthésiés, ses adversaires ne trouvent plus rien à redire sauf répéter que la Nahdha manie le double langage. Les exégètes disent qu’elle est traversée par des courants contradictoires, à ce jour invisibles. C’est vrai. Mais c’est peu. La Nahdha
a changé en ce qu’elle a décidé de brouiller son image idéologique, afin de ne pas avoir à rendre des comptes. On passe alors au registre tactique. Depuis le 14 janvier, elle appuie la «révolution permanente ». Mais elle n’est pas la seule. Et alors que le pays est dans une extrême fragilité, elle appuie toute agitation (pour être en phase avec des jeunes excités) et s’en disculpe (pour rassurer les sceptiques). Tunis brûle-t-il que la Nahdha n’en est ni le pyromane ni le pompier. Pas plus que d’autres du reste. La question intrigue : face aux troubles, aux actes de violence et aux dérapages récents en tous genres, comment comprendre que la Nahdha surenchérisse au lieu d’apaiser les esprits! Comment concevoir qu’elle tombe dans le piège des immobilistes et des putschistes! Comment expliquer qu’un mouvement crédité de plus de 20% des voix parie sur une stratégie du pire! Voici la réponse: la Nahdha a décidé d’aller aux élections sur un champ de ruines.
L’Etat est ébranlé. La poire est mûre. Et l’opposition sécularisée éclatée, fort naïve. En effet, quand la classe politique, toutes tendances confondues, a concédé sans négocier que l’islam est la religion de l’Etat, de quoi peut se prévaloir le détenteur de la marque de fabrique sinon des royalties sur les produits dérivés et démarqués ! Pour faire la différence, la Nahdha, l’AKP (le parti islamiste turc) au rabais, a décidé de mener une campagne émotionnelle sur une ligne de fracture : les vrais et bons musulmans contre les faux dévots.
Elle ne les accuse pas d’impiété, mais le public reconnaîtra les siens. Ses adversaires ont beau dire que «nul ne peut nous enseigner notre religion », personne ne les croit : tout en répétant qu’elle ne représente pas l’islam, c’est encore elle qui fixe les limites à ceux qui croient que la révolution a libéré la parole, toute parole, fût-elle hérétique. Et pour leur dire ceci : la démocratie n’est pas la liberté mais le vote massif. La Nahdha frappe à la marge de l’islam, là où cela fait le plus mal. Quoi dire ! Lequel des opposants peut-il défendre courageusement la vente libre d’alcool, les sites pornographiques, Ni Dieu ni maître, l’association culturelle chiite, la langue berbère, Talbi et le professeur de Bizerte accusé de blasphème vivant sous la menace ? La Nahdha a décrété qu’elle est majoritaire par la vertu, l’esprit du peuple. Arrogante, elle dit à tous que rien ne se fera contre elle, mais tout avec elle ! Jusqu’au choix du président de la République en la personne de Mourou, le rêve éveillé de Ghannouchi. Dans ces conditions, à quoi servira la Constituante? A entériner une victoire déjà annoncée. Et si jamais le peuple changeait d’avis, il aurait tort. Voilà de la vraie politique, pas celle de nos politiciens divertissants.
Hamadi Redissi
Professeur de sciences politiques, Tunis,
Dernier livre paru : La tragédie de l’islam moderne, Paris, Seuil, 2011.