Notes & Docs - 29.08.2011

Carnet de voyages...Retour d'Arabie

Il est une révolution dans le monde arabe dont personne ou presque ne parle, c’est celle qui concerne la place des femmes dans la société en Arabie Saoudite. Cette révolution, lancée depuis quelques années déjà, est probablement la plus importante de l’histoire récente de ce royaume.

Cette révolution a pris une tournure médiatique forte dès janvier 2004. J’étais présent à Djeddah lorsque le 16 janvier 2004, au cours du Forum économique de Djeddah (auquel était présent Bill Clinton, jeune retraité devenu conférencier à 750.000 dollars la pige), Lubna Al-Olayan, l’une des femmes d’affaires les plus en vue du royaume, a fait un discours remarquable. Si le discours a fait l’effet d’une bombe médiatique, sa photo faisant la une de tous les journaux de la place le lendemain, c’est non seulement par son contenu mais aussi et surtout par sa forme. Lubna Al-Olayan a mené son discours, une large partie du temps, la tête découverte, son foulard sur les épaules. Diplômée de l’université de Cornell, cette femme, l’une des plus influentes du pays, dirige la société financière du groupe Al-Olayan d’Arabie Saoudite, première femme membre d’un conseil d’administration dans le royaume: Saudi Hollandi Bank et US Bank Citigroup. Excusez du peu !

Ce fut là le fait majeur de cette conférence : une femme avait non seulement pris la parole en public, occupant un domaine jusque-là réservé aux hommes (elle coprésidera en 2005 le Forum de Davos), mais elle avait bravé l’interdit en discourant une bonne partie du temps tête nue. Ce discours avait dès le lendemain divisé le royaume entre modernistes voyant cela d’un bon oeil, et conservateurs qui se demandaient si le royaume n’était pas en train de partir à la dérive, tel un bateau ivre. Déclenchant d’ailleurs les foudres du Mufti du Royaume, qui voyait cet épisode comme une honte pour le royaume.

Depuis cette date, les actes de résistance des femmes en faveur d’une plus grande place dans la société se sont multipliés, plus ou moins médiatisés, modifiant petit à petit le paysage sociologique du pays. Depuis, est né le forum des «Saoudiennes de Demain » qui a récemment tenu sa troisième session, et les «Lubna Al-Olayan» sont plus nombreuses, occupant l’espace et créant les conditions d’une vraie intégration de la femme dans le paysage économique.

Voter et conduire

Les femmes saoudiennes ne pourront toujours pas voter aux élections municipales prévues en septembre prochain. Rendez-vous leur a été donné par Majlas El Choura pour 2015, mais elles ne pourront pas encore se porter candidates. En attendant, comme Manal Al-Sharif, elles veulent aujourd’hui avoir le droit de conduire une voiture seules. Cet acte, pourtant anodin dans tous les autres pays du monde, est considéré là-bas comme une infamie. Car il s’agit de remettre en cause des années de traditions intransigeantes qui ont de tout temps pesé sur l’organisation sociale du pays, limitant l’action des femmes au rôle d’épouses et de mères, de procréatrices et d’éducatrices.

C’est ce rôle d’éducatrices qui a justement servi les femmes: elles ont su utiliser ce droit à l’éducation pour en faire leur arme de libération. Les femmes saoudiennes ont pris leur destin en main, diplômées des meilleures universités du Royaume mais aussi d’Angleterre et des Etats-Unis, elles ne veulent plus s‘en laisser conter. Elles veulent contribuer à la vie sociale, publique et économique. Elles sont aujourd’hui médecins, journalistes, chefs d‘entreprise, elles réfléchissent par elles-mêmes et mènent des carrières remarquables.

Conduire seules, c’est peut être un détail pour toutes les femmes du monde. Pour les saoudiennes, cela veut dire beaucoup ! C’est une parcelle de liberté à conquérir pour se débarrasser du joug de la tutelle des hommes. Car en fin de compte, c’est bien de cela qu’il s’agit. La révolution est en marche en Arabie Saoudite, tout autant qu’ailleurs, les populations brimées veulent leur parcelle de liberté, leur rayon de soleil pour être des citoyens à part entière, et simplement se sentir vivants et utiles. Alors oui, il reste du chemin et certainement, est encore loin le jour où la femme sera l’égale de l’homme en Arabie Saoudite, mais le mouvement est inéluctable. Ce sera long, car il ne s’agit pas de lutter contre des préceptes religieux, mais contre le poids de la tradition. Mais aujourd’hui, les activistes femmes sont rejointes dans leur mouvement par des hommes, eux-mêmes éduqués et diplômés, et qui se prennent à rêver d’une société plus équilibrée.

La femme tunisienne

Pendant que ce mouvement de libération de la femme s’intensifie au pays du Prophète, chez nous, en Tunisie, et après la révolution du 14 Janvier, des voix s’élèvent et remettent directement ou indirectement en cause des acquis de la femme. Ce retour en arrière va instituer une discrimination sociale par le sexe, rognant petit à petit les droits de la femme, sa liberté, pour l’aliéner définitivement à l’homme, en jouant sur l’amalgame entre préceptes religieux et rigidités sociales arriérées.

La femme est notre mère, notre soeur, notre compagne et notre fille bien aimées, elle est l’égale de l’homme, elle a un coeur et des aspirations, le droit de choisir son avenir et son destin, dans une société équilibrée et ouverte. La femme est non seulement « l’avenir de l’homme», mais celui de l’humanité tout entière. La consécration des valeurs de la révolution doit au contraire nous pousser à aller plus loin, car la femme tunisienne a encore des droits à conquérir.

La révolution tunisienne a bousculé l’agenda politique des mouvements islamistes, dont certains n’hésitent pas à adopter un profil politiquement correct, mettant en avant des revendications de démocratie et de droits de l’homme, remettant à plus tard l’ordre moral et religieux. Ce n’est pas le moment de porter le discours sur l’application de la loi islamique, il faut d’abord garantir des élections transparentes et équitables, tout vient à point à qui sait attendre. Ils jouent de leurs références culturelles, emprisonnant la Tunisie dans son héritage arabo-islamique, certes important mais pas unique. Ils forcent leur légitimité par la victimisation liée aux dépassements d’un pouvoir dont personne ne réclame l’héritage, et attisent la haine par l’amalgame conscient entre liberté de conscience et rejet de l’islam, entre laïcité et athéisme.

Les islamistes, adeptes du double langage, nous font croire qu’ils ne remettent pas en cause le modèle de société tunisien. Alors que le vrai projet , insidieux, n’est pas seulement politique mais sociétal. Ce n’est pas la loi qui imposera ce schéma social, mais la pression sociale que les islamistes chercheront à imposer au peuple, hommes et femmes, et qui les conduira à adopter des comportements acceptables de leurs points de vue.

Mais la finalité est la même, ils veulent imposer un retour de la femme à la maison et la polygamie. Leur discours politique

n’a pas besoin de proposer un tel projet, car une fois les islamistes au pouvoir, ce sont les prêches dans les mosquées qui imprimeront la transformation de la société, la faisant apparaître aux yeux du monde comme un changement voulu par le peuple, sans intervention du politique. Les espaces de loisirs, d’art et de création fermeront sous la pression, dans l’indifférence du pouvoir. C’est la peur qui sera au pouvoir tout comme cela a été le cas avec les pouvoirs précédents, mais là, la peur s’immiscera dans la vie quotidienne des Tunisiens, elle sera de tous les instants, dans la rue, dans les entreprises et partout dans nos vies.

Le débat est aujourd’hui devenu impossible entre les modernistes qui réclament la séparation entre le politique et le religieux, et les islamistes qui considèrent que l’Islam est plus qu’une religion, mais un modèle complet de société, trahissant leur volonté d’encadrement de la vie sociale. Leurs convictions sont de l’ordre du divin et du sacré, il n’y a aucun dialogue possible, et le monde pour eux est réparti en deux groupes : eux d’un côté, les «mécréants » de l’autre. Alors, la Tunisie islamiste, vous l’aimerez ou vous la quitterez.

Qui peut croire qu’un pouvoir islamiste va faire la chasse aux violences contre les femmes ou à l’homme qui va enfermer sa femme à la maison, au père qui va forcer sa fille au mariage ? Qui peut croire qu’un pouvoir islamiste va lutter contre les radicaux qui vont attaquer les cafés et les bars, les hôtels et les plages? Le pouvoir laissera faire et la peur s’installera.

Sur le plan économique, les islamistes n’ont pas de réponse spécifique à apporter aux problèmes du pays. Le modèle économique islamique n’existe pas, certes il y a les principes de la finance islamique, mais cela ne dépasse guère la forme la plus élémentaire d’un système bancaire prohibant l’intérêt. Les quelques tentatives remarquées en Iran ou en Algérie ont conduit à l’élaboration de politiques socialisantes, pour ne pas dire soviétiques, axées sur la diversification, l’indépendance industrielle et la gestion centralisée. L’expression même de système économique islamique a depuis disparu des documents officiels en Iran. Quant à la Turquie, tout le monde se gargarise aujourd’hui de la réussite économique de ce pays, sous la direction d’un parti de mouvance islamiste. Il faudrait néanmoins expliquer en quoi l’augmentation des IDE, en particulier dans les services, l’augmentation des investissements publics d’infrastructures ou l’amélioration de la productivité, sont le produit d’une politique économique islamiste ?

Les préceptes d’un tel modèle restent à inventer, et devraient s’appuyer sur la transcription en économie des principes de liberté d’entreprendre, de justice et de solidarité. Mais comment éviter d’être très tôt confronté au paradoxe de l’injustice sociale basée sur le genre, une économie, fût-t-elle islamiste, peut-elle mettre à l’écart la moitié de la population? Car quelle que soit l’inspiration du modèle de société à venir, il n’est pas acceptable qu’il contribue à diviser la société entre hommes et esclaves des hommes.

Un choix de société à consacrer

Il y a deux moyens de lutter contre ce projet de société, le premier pourrait consister à chercher à sauvegarder les acquis principaux, indépendance et droits fondamentaux, quitte à y laisser quelques plumes, le second serait d’essayer au contraire d’aller plus loin en consolidant les bases de l’égalité entre les femmes et les hommes, dans le travail, la famille et la société. Je crois, en effet, qu’il faut continuer à avancer dans ce qui, précisément, a fait de la Tunisie un exemple aux yeux du monde, renoncer dans le contexte actuel serait une régression.
La révolution tunisienne a mis en lumière les inégalités entre les régions, inégalités des droits par rapport à l’enseignement, à la santé ou encore au travail, mais l’inégalité dans les régions touche aussi le droit des femmes dans leur rapport à l’homme et à la société. Il n’y a pas une femme tunisienne, il y a des femmes tunisiennes. Nombreuses sont celles qui sont encore aujourd’hui soumises à la loi des hommes, sans pouvoir y opposer les lois du pays. Les femmes qui souffrent de violences et de brimades doivent être défendues sur tout le territoire, et ce n’est pas là le moindre des combats à venir. La Tunisie a beaucoup trop souffert des fractures sociales, pour se permettre de nouvelles divisions, elle a surtout besoin de réconciliation entre toutes ses composantes. La révolution n’est pas terminée, il serait dangereux de croire le contraire. Le 14 janvier, le peuple s’est exprimé par rapport à ce qu’il ne voulait plus ; le 23 octobre, il s’agira d’exprimer ce qu’il veut pour son avenir, pour celui de ses jeunes et de ses femmes notamment.

W.B.A.