Révolutionner le système financier (*)
Dans le précédent numéro de « Leaders», on a examiné la révolution qu’il faut entreprendre pour réduire le chômage et promouvoir l’emploi. Cette révolution concerne principalement le changement considérable qui doit intervenir en matière d’investissement et de croissance et d’adaptation du système éducatif.
Ce changement exige à son tour une « révolution » dans le domaine financier et particulièrement dans le système bancaire, lesquels doivent être à même de financer l’investissement et la croissance. Cette révolution a été ajournée plus d’une fois depuis l’Indépendance. Elle devient aujourd’hui inévitable. Elle est indispensable. L’ajourner de nouveau rendrait difficile, sinon impossible, la lutte contre le chômage et ne permettra pas au pays d’entreprendre les investissements nécessaires à la promotion de l’emploi et à la réalisation d’une croissance plus soutenue.
Un bref historique est ici nécessaire. L’ardeur de la jeunesse juste après l’indépendance nous a permis de récupérer très vite notre souveraineté monétaire. La Banque Centrale a été officiellement créée le 4 novembre 1958 après une année d’intense labeur de préparation. Dans la foulée, deux banques totalement tunisiennes, la STB et la BNA, ont vu le jour. On commençait ainsi à desserrer l’étau qui pesait sur l’économie du pays du fait de la présence étrangère massive dans le secteur bancaire. Et puis ce fut le repos du guerrier. La routine et la médiocrité vont s’installer. La Banque Centrale et l’administration des finances vont symboliser l’immobilisme dans ce domaine. Un système de tutelle implacable va paralyser le secteur. On oublie ou on néglige ou on s’oppose à toute innovation et en particulier à la création d’une banque de développement malgré l’intervention favorable et pressante du chef de l’Etat dans ce domaine. Chacun se barricade dans ses propres sphères. Il faudra l’intervention de la Banque Mondiale pour parvenir à la création de la première banque de développement, la BDET, dont le dernier président a été feu Habib Bourguiba Junior.
Cette banque vivra de prêts de la Société financière internationale, filiale de la Banque Mondiale, et des subventions de l’Etat pour baisser les taux d’intérêt en faveur des investisseurs, ce qui ne pouvait durer longtemps. Le développement du tourisme a nécessité la création d’une deuxième banque spécialisée dans le tourisme, la BNDT, qui à son tour doit vivre de prêts extérieurs et de subventions. Cette situation était donc fragile et le restera. Une dernière tentative de promotion du secteur interviendra au début des années 1980. Etant alors en charge du Plan et des Finances, j’avais plus de liberté d’action. Une première initiative, modeste mais considérée à l’époque comme intempestive et aventureuse, a consisté à instituer pour les banques un capital minimum de dix millions de dinars pour « remuscler » quelque peu ces institutions et leur permettre de financer les investissements plus substantiellement. Les banques ont toutes et très vite augmenté leur capital. On pouvait donc aller plus loin.
Et ce fut la création de nombreuses banques de développement en association (50%, 50%) avec les pays du Golfe, Arabie Saoudite, Koweït, Qatar, Emirats Arabes Unis. On n’a pas pu, étant donné la réaction des « immobilistes », profiter du premier choc pétrolier en 1973 alors que la Tunisie avait un énorme prestige auprès de ces pays. On était décidé à saisir l’occasion du deuxième choc pétrolier en 1979-1981, pour « faire quelque chose» d’important. Le Premier ministre Mzali y était favorable, il n’y avait plus d’opposition négative. Les quatre banques de développement créées représentaient à l’époque 750 millions de dinars de capital, soit 350 millions de dollars US environ, le Dinar à l’époque étant très «fort» et égale à plus de deux dollars, ce qui flattait les dirigeants mais défavorisait l’exportation et la balance des paiements. Le pays se trouvait ainsi doté de 6 banques de développement avec de ressources en capital importantes.
Malheureusement, le gouvernement, après 1983, n’a pas su gérer ces banques, surtout pendant le « règne » de Ben Ali, où le commerce, la consommation, le profit rapide, l’enrichissement, la corruption dominaient et empêchaient la progression dans le domaine du développement. Ni les banques commerciales ni les banques de développement ne seront épargnées. Les premières seront prises d’assaut par les profiteurs accumulant ainsi les CDL, c’est-à-dire les crédits douteux et litigieux, irrécouvrables. Les secondes, après avoir utilisé le capital dont ils ont été dotés, ont été purement et simplement soit dissoutes et intégrées à la STB qui a de la peine à « digérer » cet apport, soit transformées en banques dites «universelles», c’est-à-dire «bonnes» à tout faire mais faisant surtout du commerce et s’intéressant marginalement à l’investissement et au développement. Cette revue de l’évolution explique pourquoi aujourd’hui une « révolution » dans le système bancaire et financier est nécessaire. Elle concernera aussi bien les banques de développement que les banques commerciales.
Pourquoi les banques de développement ont-elles disparu ?
On n’a pas su leur procurer des ressources pour continuer à fonctionner. Leur capital utilisé, elles ne pouvaient que s’arrêter comme cela a été le cas de la Société Nationale d’Investissement créée au lendemain de l’indépendance et qui a été dissoute et remplacée par la BDET. Il fallait donc de l’imagination et de l’audace pour doter ces institutions de développement de ressources permanentes et renouvelables leur permettant de prêter, d’être remboursées et de fonctionner ainsi sans discontinuité.
Le développement, l’investissement exigent des ressources longues, permanentes et renouvelables. Le capital d’une banque est une ressource longue mais elle n’est pas renouvelable à l’infini. Le dépôt bancaire n’est pas permanent. Restent l’épargne longue, stable, permanente et renouvelable ou l’emprunt à long terme. Où trouver ces deux dernières catégories : c’est tout le problème. L’emprunt à long terme suppose un marché financier évolué et étoffé, ce qui n’était guère le cas durant les années 1970-1980 et jusqu’à aujourd’hui. Ce marché n’est pas accessible à des banques en cours de construction et exposées aux risques du métier. Que reste-t-il ? L’épargne à long terme et la « transformation» de ressources courtes en ressources longues.
Nous avons donc, dès les années 1960, proposé des solutions dans ce cadre. La première consiste à affecter les bénéfices de la Banque Centrale au développement. Ces bénéfices sont des ressources longues stables et renouvelables : la Banque Centrale ne peut ni perdre de l’argent ni tomber en faillite. Dans les circonstances de l’indépendance, le problème du développement ne s’étant pas encore posé sérieusement et le secteur bancaire tunisien étant encore inexistant ou débutant, la loi portant statuts de la Banque Centrale a attribué ces bénéfices à l’Etat, unique « actionnaire » de la Banque Centrale. Ces bénéfices proviennent en grande partie des intérêts prélevés sur les banques qui se refinancent auprès de l’Institut d’émission et pour partie sur les dépôts en devises de la Banque Centrale, dépôts qui auraient pu être abrités par les banques si le contrôle des changes institué dès 1958 ne les obligeait pas à « rapatrier » les devises provenant de l’exportation de leurs clients. Il était donc concevable que ces bénéfices puissent être affectés au développement économique via les banques de développement au lieu de «se perdre» dans la masse des ressources du budget de l’Etat.
Notre proposition était donc logique et opérationnelle. Une masse considérable de capitaux pouvait être ainsi mobilisée progressivement pour le développement des investissements. Pour comprendre cette proposition, il fallait être ouvert à l’innovation et aux solutions audacieuses purement tunisiennes. Ce ne fut pas malheureusement le cas. Comme si la Banque Centrale n’a été instituée que pour réaliser des bénéfices ! L’opposition de celle-ci a été systématique et destructrice.
La deuxième proposition importante va rencontrer l’hostilité du couple «Finances-Banque Centrale » qui, au sur plus, ne proposaient rien du tout alors que c’était leur rôle et leur devoir. Cette deuxième proposition concernait l’émission d’emprunts auprès des banques de dépôt : transformer ces ressources courtes, les dépôts, en ressources longues pour financer les investissements.
Le Trésor monopolisait cette catégorie de ressources du secteur bancaire. Il prélevait ainsi obligatoirement 20 à 25% de ces dépôts par des émissions d’emprunts, dénommés bons d’équipement. C’était plus facile que de s’adresser au marché financier alors que l’Etat est le seul emprunteur crédible ne pouvant pas en principe tomber en faillite et ne pas rembourser aux épargnants les obligations ainsi émises. Autre inconvénient du prélèvement de 25% sur les dépôts bancaires : les banques, ainsi privées d’une part importante de leurs ressources, ont été autorisées à se refinancer à la Banque Centrale, ce qui devient évidemment une émission monétaire finançant des bons d’équipement à 10 ans : un simple détour pour « camoufler » l’opération.
Il a été donc proposé que la Banque de développement qu’on voulait créer au début des années 1960 puisse émettre des obligations appelées «certificats d’investissement» auprès des banques de dépôt, à hauteur de 10 à 15% de leurs dépôt au départ, certificats d’investissements d’une durée de 10 à 15 ans et dont le montant est destiné au financement des projets d’investissement. Ces émissions devaient être au départ garanties par l’Etat puis progressivement émises sous la seule signature de la Banque de développement. L’Etat, pour financer en partie le budget d’équipement, devrait s’adresser au marché financier : il aurait ainsi contribué à son développement alors qu’il demeure un demi-siècle après rachitique et peu attractif.
Si les deux principales propositions qui viennent d’être exposées avaient pu voir le jour, on aurait aujourd’hui accumulé des masses de capitaux considérables pour les institutions de développement. C’est ainsi qu’en ce qui concerne les dépôts bancaires, leur montant s’est élevé au 31 décembre 2010 à environ 36 milliards de dinars. Un prélèvement de 10% aurait procuré 3,6 milliards de dinars aux banques de développement, ce qui est considérable.Par ailleurs, les bénéfices de la Banque Centrale, d’un montant de l’ordre de 1,7 million de dinars au cours des 5 années 2005-2009, auraient procuré aux institutions de développement plus de 10 millions de dinars. Ces deux catégories de ressources ont l’avantage d’être durables et importantes. Elles sont en revanche négligeables pour le Trésor.
Aujourd’hui, nous ne disposons plus d’institutions spécialisées dans le développement. On est obligé de financer par des prêts à court ou moyen terme des projets d’investissement qui demandent une plus longue période pour être remboursés. D’où les difficultés actuelles du tourisme, qui est principalement immobilier et du secteur minier et industriel soumis comme le tourisme aux variations et perturbations conjoncturelles. Il faut donc reprendre l’ensemble du problème et trouver les solutions adéquates en faisant preuve d’imagination. On pourrait, si l’on en a l’audace aujourd’hui, reprendre une autre proposition faite avant celles concernant la banque de développement, au début des années 1960, et qui consiste à créer au sein de la Banque Centrale deux instituts spécialisés et séparés, l’un l’Institut d’émission et le second l’Institut de développement qui aurait alors à utiliser les bénéfices de la Banque Centrale et à émettre les « certificats d’investissements » et à diriger l’ensemble de la stratégie de développement. On va crier à l’hétérodoxie, en invoquant la neutralité et l’indépendance de la Banque Centrale qui vit tranquillement, en «souverain», regardant faire et s’abstenant de faire ce qui n’est guère acceptable quand on voit comment la Federal Rerserve ou la Banque Européenne s’agitent pour « sauver » les économies américaines et européennes. Descendre dans l’arène, sans perdre ni son indépendance ni son autorité, c’est prouver son utilité et son efficacité. Rester passivement indépendant, c’est trop facile ! En tout état de cause, il y a là un problème majeur et il faut s’en occuper.
Comme il faut s’occuper des banques de dépôt. la gestion traditionnelle de ces banques a montré ses limites un peu partout dans le monde et principalement en Europe et aux Etats-Unis où ces banques traversent de grandes difficultés en Irlande, en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Italie. Les nôtres aussi où les crédits non recouvrables déclarés deviennent de plus en plus importants. On en arrive à douter de la réalité des bénéfices publiés, le provisionnement de ces crédits faisant l’objet d’une discrétion douteuse. La banque de dépôt en général est en crise et l’on doit se demander pourquoi ?
La cause principale de cette situation réside dans le système de gestion de ces banques qu’il faut réformer sérieusement. Qui commande au sein de ces banques? Qui les dirige ? Sont-ce les actionnaires, c’est-à-dire les propriétaires du capital ? Que représente ce capital et ces actionnaires dans le total des ressources utilisées par ces banques. Dans le cas que je connais de près, et le cas est similaire dans les autres banques, il ne représente qu’à peine 3 à 4% des ressources, les dépôts du public représentant plus de 95% de ces ressources. La banque utilise donc principalement l’argent de ses déposants pour le distribuer sous forme de crédits de différentes sortes à sa clientèle débitrice. Ces 3 à 4% utilisent et disposent des ressources des déposants sans que ces derniers aient leur mot à dire sur cette utilisation. Ce sont les actionnaires réunis en assemblée générale qui désignent parmi eux les membres du conseil d’administration, lequel va procéder à la nomination des dirigeants supérieurs de la banque, président et directeurs généraux notamment. Les actionnaires majoritaires ne sont pas les déposants. Ce sont généralement des hommes d’affaires peu nombreux qui détiennent la majorité du capital et qui appartiennent au même groupe ou à la même famille. Cette structure ne peut que rendre tout à fait opaque la gestion de la banque de dépôt. Conseil d’administration et direction de la banque sont solidaires vu leurs intérêts réciproques. Les hommes d’affaires sont soucieux d’obtenir les crédits qu’ils estiment nécessaires à leur activité et du coût de ces crédits qu’ils veulent « favorable », les gestionnaires de la banque veillent à leurs rémunérations et privilèges et ne peuvent discuter ou refuser ou limiter les crédits demandés. L’intérêt de la banque passe donc au second plan, d’où les rémunérations exagérées et parfois choquantes et d’où aussi l’importance excessives des crédits abusifs et risqués.
Il faut donc réviser le système de gestion de ces banques de dépôt. Il faut donner la parole aux déposants qui confient leurs liquidités à la banque pour s’en servir et qui ont le droit de veiller à la bonne utilisation de ces ressources. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel déposant. Il faut que le déposant soit en même temps actionnaire de la banque, ce qui respecte la règle capitaliste. Il faut en plus que le déposant actionnaire ne soit pas un client de la banque et ne bénéficie pas de crédits auprès de la banque. Le déposant ainsi qualifié n’est plus concerné que par l’intérêt de la banque, la sécurité des dépôts et la bonne gestion de l’entreprise, des ses crédits, de son budget, de ses revenus et de ses bénéfices et le renforcement de ses fonds propres. Les hommes d’affaires ne sont pas exclus de la gestion de la banque s’ils respectent l’ensemble de ces conditions : s’ils sont déposants et s’ils ne bénéficient pas de crédits de la banque dont ils sont déposants et actionnaires. La transparence devient possible dans la gestion de la banque. Des hommes d’affaires actionnaires dans le conseil d’administration ne peuvent pas statuer objectivement sur la demande de crédits d’autres hommes d’affaires qui peuvent être des concurrents. Ces derniers préfèrent que leurs affaires puissent être discutées par des personnes neutres non concernées par la concurrence entre entreprises.
Enfin et pour que la transparence, la neutralité et la bonne gestion de la banque puissent s’améliorer, il y a lieu de limiter la participation des actionnaires déposants à 10% du capital pour chaque actionnaire ou groupe d’actionnaires. La détention de la majorité du capital par une personne ou une famille n’inspire pas la confiance nécessaire et ne peut qu’accentuer l’opacité de la gestion et l’insécurité qui peut résulter des fluctuations et des péripéties que peut connaître le groupe d’actionnaires majoritaires. On voit ainsi qu’aussi bien le financement du développement que celui de l’activité économique nécessitent de profondes réformes. Il faut avoir le courage de les entreprendre.
M.M
(*) On peut, pour plus de détails, consulter les pages 123, 399 et 605 de mon livre : « De l’Indépendance à la Révolution » - Sud Editions.