Gouverner n'est pas promettre, mais choisir
L’apprentissage de la démocratie est difficile, et certains n’hésitent plus aujourd’hui à clamer que le Tunisien n’est pas prêt à assumer cette charge, à accepter droits et devoirs, liberté et respect des institutions. Comment le pourrait-il après plus de 50 ans de paternalisme, et 23 ans d’exclusion des affaires de la cité? C’est un apprentissage difficile mais nécessaire, et qui va se poursuivre sur de longues années, avec des risques d’instabilités et de dérives d’autant plus importants que les protagonistes du jeu politique, gouvernants, partis et institutions, n’assumeront pas les responsabilités qui sont les leurs.
Si les Tunisiens ont montré si peu d’empressement à aller s’inscrire sur les listes, cela engage la responsabilité des partis, au-delà de celles évidentes du gouvernement et de la haute commission. Ils ont voulu un scrutin de liste pour se mettre en avant, c’est donc à eux qu’il revient aujourd’hui de donner envie aux Tunisiens de reconquérir leur citoyenneté perdue, mais cela ne peut se faire qu’à travers la confiance retrouvée et le sentiment que le citoyen détient la capacité de changer les choses, par son vote, une arme pacifique, puissante et efficace. Ce n’est pas le pansement sur une jambe de bois, de pouvoir voter sans s’être préalablement inscrit qui changera quelque chose, car celui qui n’a pas la motivation d’aller s’inscrire n’aura pas celle d’aller voter. En dessous de 60% de taux de participation, ce serait un échec cuisant, et tous devront alors en tirer les conséquences, à moins de 40% ce serait catastrophique pour la suite, et pourrait ouvrir la voie à toutes les dérives.
Les indicateurs économiques ne cessent de se détériorer sur fond de crise mondiale de la dette, et le gouvernement de transition est dépassé par l’immensité de la tâche, miné par une administration affaiblie par des années d’immobilisme. Face à des objectifs clairs de ramener la sécurité et la sérénité afin de consacrer les conditions nécessaires à une transition et des élections transparentes, le gouvernement peine à trouver le bon tempo, sous la pression de certains partis dont la conception de la démocratie est pour le moins surprenante, sans compter ceux qui veulent tout, tout de suite, et qui n’hésitent pas à recourir à l’intimidation et à la violence. Tous les responsables nous laissent croire que la transition prendra fin le 24 octobre. Cela est objectivement contestable, car c’est une assemblée constituante qui sortira des urnes, elle nommera certes un président et un gouvernement, mais ils seront tout aussi transitoires, à tel point que certains des membres actuels du gouvernement se prennent à espérer garder leur portefeuille au-delà de cette date.
Ce gouvernement issu d’un processus parlementaire n’aura pas toute la légitimité (surtout si le taux de participation est faible, comme on pourrait le craindre), ni même le nécessaire consensus pour engager le pays, avec une assemblée à coloration arc-en-ciel. Cela pose donc la question de ce que sera l’état du pays et son économie lorsque seront élus président et parlement de la deuxième République, à une date que personne ne peut prédire aujourd’hui, peut-être dans un ou deux ans, peut-être plus. Les prévisions les plus optimistes donnent pour 2011 et 2012 respectivement une croissance de -2,5 et +2,5%, une inflation de 6,5 puis 4,5%, un déficit budgétaire de 6% par an et une balance des paiements déficitaire de 9 et 7%.
Le pays a-t-il les moyens d’attendre jusque-là? On peut en douter, mais on peut aussi croire en la providence.
Des choix économiques difficiles
En attendant, les principaux partis fourbissent leurs armes, coincés qu’ils sont entre l’obligation de jouer l’apaisement, preuve de responsabilité, et la nécessité de faire entendre leur différence en s’opposant à tout-va. A quelques semaines des élections, les programmes tardent à sortir, et ce qui nous est proposé relève de l’utopie, tant la situation est critique, avec un déficit budgétaire qui se creuse, un déficit commercial abyssal et un endettement en hausse. Les marges de manoeuvre seront très limitées. Ce qui est plus surprenant c’est que ces programmes laissent penser que la Tunisie va s’en sortir seule d’entre tous, en dépit de la crise de la dette qui secoue l’Occident. Comme si la récente dégradation historique de la note américaine, et celles qui vont immanquablement suivre, n’avaient aucune conséquence sur notre économie, et nos moyens d’action futurs.
La réalité est différente et il va falloir faire face à des choix difficiles, relancer par l’investissement entraînera une augmentation de la dette avec les conséquences que l’on sait, et relancer par la consommation provoquera une augmentation des déficits avec des conséquences non moins désastreuses. C’est un fait, les programmes économiques seront difficiles à financer, et le niveau de la dette va conduire l’Europe et les Etats-Unis, nos principaux partenaires, à adopter des politiques de restriction budgétaire, ce qui va augmenter le chômage, réduire la consommation, relancer l’inflation, et provoquer une récession qui livrera certains pays à l’appétit de l’ogre chinois loin de se satisfaire de l’apéritif grec.
Pour autant, dans le contexte actuel, une réduction des dépenses publiques en Tunisie n’est pas envisageable (il y a bien trop de retard à combler en matière d’équipements et d’infrastructures), ce qui pose automatiquement la question du financement, et rend impossible toute baisse des impôts, quand bien même il y aurait un élargissement de l’assiette, par ailleurs nécessaire. Non seulement on ne pourra pas baisser les impôts, mais il faudra trouver de nouvelles ressources telles que la fiscalisation des plus-values mobilières et immobilières, donner l’avantage à l’investissement par rapport à la spéculation.
Ce qui déroute dans ces programmes c’est l’incapacité de faire des choix clairs et cohérents, de fixer des priorités en matière de dépenses et de financements. On veut tout faire en même temps, comme s’il n’y avait aucune limite ni dans les ressources ni dans les moyens. On veut en même temps investir, développer, moderniser, augmenter les salaires, les prestations sociales, tout en diminuant les impôts, donc tout faire sans recettes financières suffisantes, ni outils institutionnels adéquats, pari difficile. Sur le plan de la forme, pléthore de mesures, telles qu’il faudrait plus de 23 ans de pouvoir pour les mettre en oeuvre.
On veut bâtir une justice sociale en augmentant la pression sur les plus faibles, construire une politique sociale, avec des principes néolibéraux, cumulant endettement, déficits publics et baisse des impôts, ceux-là mêmes qui, vantés par le FMI et l’OCDE depuis 2004, ont conduit nombre de pays à hypothéquer dès aujourd’hui le sort des générations futures sur le siècle à venir.
Deux priorités, fondements du développement
Ce qui fait défaut, c’est ce qui s’apparente à l’essentiel, à savoir lutter contre les crises institutionnelle et morale que connaît le pays depuis plus de vingt ans, et qui sont source de tous les maux sociaux, politiques et économiques. Une administration délabrée, un corporatisme aigu, et une perte de repères civiques. Solidarité, un mot galvaudé, mis à toutes les sauces, applaudi par tous à la condition qu’il ne s’applique qu’aux autres.
Plus de vingt années de prédation et de corruption ont sapé la confiance des Tunisiens dans la politique et les gouvernants, cela est vrai, mais ce qui est encore plus dramatique c’est que la crise morale s’est étendue à une grande partie de la population : fraudes et trafics en tous genres, passe-droits, pistons et commissions sont le lot de tous, du matin au soir, à tous les guichets, tous les feux de signalisation, tous les coins de rue. La misère et le désespoir s’il en est n’expliquent pas tout, la misère a toujours existé en Tunisie, mais les temps ont changé.
Chaque Tunisien à son niveau est devenu un gendre de Ben Ali, essayant dans la limite de son village ou de son quartier de s’octroyer le maximum d’avantages, sans hésiter à prendre quelques libertés avec les lois. Ne dit-on pas que l’exemple vient d’en haut ? Cette crise morale est aujourd’hui une gangrène profondément incrustée dans la société tunisienne et qui va rendre difficile le redressement du pays.
Dans la bouche de certains partis, la corruption et les fraudes étaient limitées à la famille, cela est faux, la corruption est partout, les responsables le savent mais feignent de l’ignorer, le discours n’est pas vendeur. Construire un ordre juste, faire respecter la loi et instituer une tolérance zéro est la priorité des priorités, car sans Etat de droit, assumant sa police et sa justice et sanctionnant sans faille toutes les dérives, le reste ne sera que verbiage, au mieux des voeux pieux. Le civisme se construit et la peur du gendarme est son socle.
L’autre priorité c’est de redonner à l’administration son lustre d’antan, sa capacité à gérer et à mettre en oeuvre des politiques et des programmes d’envergure. Le pouvoir passé a laissé l’administration tunisienne se déliter, elle était là, à son unique service, depuis elle s’est vidée de sa substance, ses agents croupissant sous la démotivation, pointant à des salaires de misère. L’administration a été oubliée au profit du secteur privé depuis plusieurs années. Le dixième de ce qui a été investi dans les divers programmes de mise à niveau aurait permis à la Tunisie de continuer à disposer d’une administration forte, dotée de moyens technologiques appropriés et attirant les meilleurs de nos diplômés.
Car oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, investir dans nos institutions pour les rendre attractives et favoriser la naissance d’un cercle vertueux, qui à terme nous permettra de disposer d’un outil efficace capable de mettre en oeuvre des politiques ambitieuses. Moderniser l’administration pour qu’elle soit capable de conduire la modernisation de notre économie, de notre société.
Bien évidemment tout le reste est important, éducation, santé, culture, agriculture, tourisme, industrie…
Mais il y a des préalables, et le propre d’un gouvernant c’est de savoir fixer le cap en matière de choix de société d’abord, de décider des priorités ensuite et enfin en planifier la mise en oeuvre. Alors, à quand une vraie vision et des programmes cohérents, planifiés et chiffrés ? Il paraît qu’il faut attendre, pour le moment il n’y a que des catalogues en kiosque.
W.B.A.