Opinions - 18.09.2011
Le régime parlementaire intégral d'Ennahdha est dangereux pour la Tunisie
Ennahda vient enfin de dévoiler son programme politique. Un document volumineux, souvent bavard, long de 51 pages et composé de 365 points, qui a été présenté le 14 septembre au palais des Congrès de Tunis, devant un parterre d’un millier de personnes. Dire qu’il était très attendu serait un euphémisme. Nous pouvons enfin juger sur pièces. Et porter la contradiction à nos adversaires sur le fond. Nous traiterons un seul aspect de ce programme dans cet article : l’aspect institutionnel. Ennahda se prononce sans détours pour un régime parlementaire. A quoi ressemble-t-il, et que faut-il en penser ?
L’architecture globale du système
Le premier point du programme est aussi le plus consensuel. Il consiste en un rappel de l’article 1er de la Constitution de 1959 : « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la République. » Le deuxième point et les suivants énoncent les grands principes, sans entrer dans les détails : Ennahda préconise un régime parlementaire, respectueux des droits fondamentaux, des libertés publiques, et de l’indépendance de la justice. Le Parlement est monocaméral (« une seule chambre », point 10), et on devine qu’il est élu pour cinq ans au suffrage universel. Il est le titulaire du pouvoir législatif (point 9). Le gouvernement incarne le pouvoir exécutif. Il est responsable devant le Parlement (point 11). Le président de la République, cantonné dans un rôle honorifique, est élu par le Parlement pour cinq ans, et n’est renouvelable qu’une seule fois (point 12). Les points 13 et 14 sont, à notre sens, les deux points saillants du système. Le point 13 stipule que le Premier ministre est choisi par le président de la République dans les rangs du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement. Il lui incombe la mission de former le gouvernement. Ce gouvernement doit recueillir l’approbation du Parlement, c’est-à-dire obtenir un vote de confiance (point 14). Un tribunal constitutionnel est institué (point 26), mais ni sa composition, ni ses attributions exactes, ni les modalités de sa saisine ne sont précisés. Il est seulement dit au point 27 que son président est élu directement par le Parlement. L’existence de la Cour des Comptes est confirmée. Rattachée au Parlement (point 29), elle est chargée de veiller, en toute transparence, à la régularité des comptes publics. Son président est choisi par le Parlement (point 30).
Un mécanisme de désignation du Premier ministre avantageant outrageusement le parti arrivé en tête aux élections
On le sait, et les rédacteurs du programme d’Ennahda le savent aussi : la formation de Rached Ghannounchi est en pôle-position dans les sondages. Elle a de grandes chances de devenir la force politique la plus importante du pays, et, par là, de bénéficier de la représentation parlementaire la plus importante, du moins au cours des une ou deux années à venir. Or il est écrit noir sur blanc, au point 13 du programme, que le Premier ministre sera issu des rangs du parti disposant du plus grand nombre de sièges à la chambre. En régime parlementaire, il est dans l’ordre des choses que le chef du parti arrivé en tête aux élections hérite de la charge de former le gouvernement. C’est l’usage. Mais ce n’est pas la règle. Car le parti vainqueur ne dispose pas toujours d’une majorité absolue en sièges. Généralement, il réussit à agréger autour de lui des indépendants, ou un parti-charnière. C’est un cas fréquent en Allemagne, où les libéraux du FDP ont été de pratiquement toutes les coalitions. Mais il arrive aussi que les différentes formations minoritaires parviennent à s’entendre sur le dos du vainqueur, forment une coalition majoritaire en sièges, et gagnent ainsi le droit de diriger le gouvernement. En démocratie parlementaire, les deux options sont également envisageables.
Le système préconisé par Ennahda ne laisse pas la possibilité aux formations politiques de s’entendre sur une coalition alternative. Il institutionnalise la possibilité d’un gouvernement de la minorité au détriment de la majorité. De ce point de vue, donc, il est foncièrement antidémocratique. Il dit s’inspirer du parlementarisme britannique, mais c’est un mensonge. Répétons-le : l’usage veut que le chef du parti majoritaire devienne Premier ministre. Mais il ne s’agit que d’un usage, et non d’une règle impérative. La seule règle qui s’impose au monarque anglais lors du choix du chef du cabinet, c’est qu’il doit désigner un membre de la Chambre des Communes susceptible de pouvoir former un gouvernement bénéficiant du soutien de celle-ci. Rien de plus. Prenons l’exemple des dernières élections générales de mai 2010. Si les travaillistes du Labour, arrivés en deuxième position derrière les conservateurs de David Cameron, étaient parvenus à s’entendre avec les libéraux-démocrates du parti de Nick Clegg, arrivés troisièmes, l’attelage Labour / Lib-Dems aurait tout à fait pu prétendre former un gouvernement au détriment des Tories. Car il aurait été majoritaire, en sièges, à la Chambre des Communes.
Imaginons maintenant à quoi pourrait ressembler la carte politique tunisienne au cours des mois à venir. Il y a fort à parier qu’aucun parti ne disposera de la majorité absolue, ni en voix ni en sièges. Imaginons qu’un parti, que nous appellerons le parti A, arrive en tête avec 40 % des sièges. Un second parti, le parti B, serait crédité de 30 %, le troisième, le parti C, de 15 %, le quatrième, le parti D, de 10 %, et le reste - 5 % -, se répartirait entre des petites formations et des indépendants. Que se passerait-il alors ? De deux choses l’une. Soit le parti A arrive à fédérer, en ralliant par exemple le parti D et en ralliant au moins un indépendant. Dans ce cas, rien à redire, il hérite logiquement de la direction du gouvernement, et est assuré d’une majorité au Parlement. Soit les tractations échouent, les partis B, C et D opposant une fin de non-recevoir aux offres de coalition du parti A. Ainsi, à eux trois, ils disposeraient de 55 % des sièges au Parlement. Pourtant, si l’on suit le schéma suggéré par le projet constitutionnel d’Ennahda, le parti A, bien que minoritaire, en voix et en sièges, dirigerait le gouvernement quoi qu’il arrive. Une telle situation est absurde et antidémocratique, car elle institutionnalise le gouvernement de la majorité par la minorité.
Un grave risque de paralysie des institutions
Le caractère automatique de la désignation du Premier ministre dans les rangs du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges soulève une autre objection, peut-être encore plus fondamentale. En effet, le point 14 du programme d’Ennahda précise que le Premier ministre, après la formation de son équipe, doit solliciter l’approbation du Parlement. Une fois encore, si le parti arrivé en tête aux élections dispose de la majorité absolue à la chambre, ou s’il a scellé des alliances, il bénéficiera sans difficultés d’un vote de confiance. Mais si ce gouvernement est minoritaire et si son chef n’a pas réussi à s’entendre avec les autres partis représentés à la chambre, alors, il y a tout lieu de penser que le cabinet ne recueillera pas l’approbation du Parlement. Que se passera-t-il alors ? Le blocage, la crise, la paralysie des institutions. Etrangement, cette hypothèse ne semble pas avoir traversé l’esprit des rédacteurs du programme constitutionnel d’Ennadha. Car ils n’ont pas envisagé la possibilité pour le président ou le Premier ministre de dissoudre le Parlement. Et de faire appel au suffrage universel pour clarifier la donne et trancher.
Cette omission constitue une faille aberrante. Le vrai talon d’Achille du projet. En plus d’être potentiellement antidémocratique, le parlementarisme d’Ennahda est susceptible d’engendrer une grave paralysie des institutions. Un tel risque ne doit pas être pris à la légère, au vu de l’émiettement probable des forces politiques et des clivages idéologiques existants. Or, en cas de crise prolongée, tous les scénarios deviendront possibles, y compris celui d’un coup de force. Car un pays ne peut vivre indéfiniment sans gouvernement.
Une séparation des pouvoirs en trompe-l’œil
Le régime parlementaire préconisé par Ennahda est de type « moniste ». Il concentre les pouvoirs à l’extrême. La chambre est l’unique dépositaire de la légitimité. Aucun pouvoir, aucune institution n’est en mesure de lui résister. Le gouvernement peut être renversé, mais ne peut pas dissoudre. En cas de conflit avec le Parlement, le chef de l’exécutif doit se soumettre ou se démettre (alors que le Premier ministre anglais, lui, à la faculté de dissoudre). Ennahda, dans le neuvième point de son programme, dit vouloir instaurer « un régime démocratique basé sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges ». Mais en réalité, le modèle qu’il propose est aux antipodes de la séparation des pouvoirs. Tout le pouvoir émane de la chambre, et, dans l’hypothèse ou un parti disposerait de la majorité absolue, tout le pouvoir émanerait alors en réalité du parti. Les institutions deviendraient l’otage d’un parti ou d’une faction. C’est notamment pour contrebalancer ce risque d’hégémonie partisane que les constitutions des pays occidentaux prévoient, généralement, que le président du Tribunal constitutionnel et celui de la Cour des comptes soient nommés par le chef de l’Etat, indépendant des partis, et garant des intérêts supérieurs de la Nation. Or le projet d’Ennahda suggère que les présidents de ces deux institutions soient élus directement par le Parlement (points 27 et 30).
Pour un régime pluraliste fondé sur une vraie séparation des pouvoirs
La refondation de notre République passe par l’instauration d’un régime pluraliste fondé sur la séparation des pouvoirs. Le pouvoir doit arrêter le pouvoir ; il doit être dilué, et non pas concentré. Dilué au sein d’un Parlement bicaméral comprenant une chambre basse, la chambre des députés, et une chambre haute, le Sénat, l’assemblée des régions. Dilué au sein de l’exécutif entre un président doté d’une authentique légitimité démocratique et un Premier ministre, nommé par le chef de l’Etat, et responsable devant le Parlement. L’indépendance de la justice doit être assurée, et les juges du tribunal constitutionnel doivent être autant que possible soustraits aux influences partisanes. On peut imaginer qu’une partie d’entre eux seulement soit choisie par les parlementaires. Mais le chef de l’Etat, arbitre au dessus des partis, doit avoir son mot à dire. Car sinon, à quoi servirait-il ?
Notre choix doit se porter vers le régime le plus à même de concilier deux exigences opposées : l’exigence de la démocratie, et celle de l’efficacité. Car une instabilité politique prolongée ruinerait les acquis de la Révolution. Le président doit donc avoir la possibilité de nommer le Premier ministre à sa convenance, étant entendu que le gouvernement, pour fonctionner, doit pouvoir jouir du soutien du Parlement. Et il serait préférable que le président soit directement élu par le peuple, afin qu’il puisse être en mesure de jouer correctement son rôle d’arbitre. Il doit disposer d’une légitimité équivalente à celle du Parlement.
Le parlementarisme proposé par Ennahda est illusoire et dangereux. Il nous laisse le choix entre la peste et le choléra. La peste : l’hégémonie d’un parti ou d’une faction sur les institutions de la République, avec le risque subséquent que le gouvernement se transforme en un gouvernement idéologique. Le choléra : la paralysie des institutions, en raison du caractère automatique de la désignation du premier ministre dans les rangs du parti disposant du plus grand nombre de sièges, même s’il n’est pas assuré d’avoir la majorité au Parlement.
Une coalition démocratique progressiste susceptible de faire obstacle à ce projet est possible et urgente. Nous pouvons tenter de dégager les grands axes d’un programme commun pour la Constituante. Ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous sépare. Nous nous retrouvons sur les valeurs fondamentales et sur le refus d’un Etat idéologique. Les programmes constitutionnels des uns et des autres sont relativement similaires. Il est temps de dépasser nos querelles futiles et les malentendus du passé. Car nous n’avons le droit de rater le rendez-vous du 23 octobre. Il ne s’en représentera peut-être pas d’autre.
Samy Ghorbal.
(*) : Les opinions exprimées dans cette tribune engagent leur auteur mais non le parti
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